Rimbaud et la Commune de Paris

Une saison en harmonie

paru dans lundimatin#291, le 10 juin 2021

Il y a tout juste cent cinquante ans, pendant la Commune de Paris, Arthur Rimbaud envoyait à son professeur Georges Izambard et au poète Paul Demeny deux des lettres les plus importantes de l’histoire de la littérature, dites Lettres du voyant.

Ces courriers sont des lettres de rupture. À Rimbaud lui reprochant de «  rouler dans la bonne ornière  », Izambard, républicain modéré, probablement choqué par la radicalité des idées de son ancien élève, et ne comprenant pas ses nouveaux poèmes, lui répond qu’«  être absurde, c’est à la portée de tout le monde  ». Quant à Demeny, il est à supposer qu’il ait laissé le courrier sans réponse.

Dans ces deux lettres, Rimbaud évoque l’«  avenir matérialiste  » et insère des poèmes «  faits pour rester  ». « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », théorise-t-il. La folie « fut d’abord une étude  », précise-t-il dans Une saison en enfer deux ans plus tard, relatant le parcours initiatique qui mène à l’invention de formes nouvelles. On pense à Charles Fourier et à l’orientation des passions. Aussi, alors que « moderne » et « français » sont toujours péjoratifs sous la plume de Rimbaud, les termes d’«  inconnu  » et d’«  harmonie  » désignent l’utopie, et notamment celle des villes nouvelles présentes dans les Illuminations, où s’agitent ouvriers et danseurs. Présence là encore de Saint-Simon et Fourier, dont les écrits sont à l’époque popularisés par des brochures distribuées dans des cercles fréquentés par Rimbaud.

Dans les Lettres du voyant comme dans ses écrits ultérieurs, l’invention de nouvelles formes est liée au renversement de l’ordre en place : « les colères folles me poussent vers la bataille de Paris — où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! ». Quant à la femme, elle doit, pour se faire poète et, elle aussi, «  trouver de l’inconnu  », sortir de son « infini servage  ».

S’il est difficile de connaître le rôle exact que joua Rimbaud au sein de la Commune de Paris (bien qu’un rapport de police l’ait mentionné en tant qu’«  ancien franc-tireur de Paris  », et que son ami Ernest Delahaye ait affirmé qu’il fut tirailleur pendant deux semaines, sans être « jamais armé ni habillé »), il ne subsiste à l’inverse aucun doute sur le fait que l’événement marque un tournant dans l’œuvre de Rimbaud. La prose elliptique des Lettres du voyant, faite de glissements et de passages, révèle un style qu’on retrouvera dans Une saison en enfer. Rimbaud y critique ses anciens maîtres, dont Victor Hugo. Il rejette la poésie « subjective », et affirme la nécessité d’une poésie tournée vers l’objet. Peu après, à Théodore de Banville, chef du Parnasse, qu’il disait admirer un an auparavant, Rimbaud envoie Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs, poème à l’ironie mordante. L’heure n’est plus à l’académisme ni au lyrisme auto-centré.

En 1872, viennent les vers nouveaux. Dans Qu’est-ce pour nous, Mon Cœur…, les destructions s’enchaînent, et notamment celle de l’alexandrin. En 1873, Une saison en enfer est marquée par l’écrasement de la Commune, la critique du positivisme, et la recherche d’une utopie.

Entre-temps, à Londres, Rimbaud a fréquenté nombre de Communards en exil, Vermersch, Lissagaray, Andrieu ; tous essaient de comprendre l’échec de la Commune. Considéré comme un « frère d’esprit » par Rimbaud selon le témoignage de Delahaye, Andrieu, membre de l’Internationale sans être marxiste, lecteur de Fourier sans être fouriériste, écrit dans ses Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris  : « La Commune a été violente et faible. Elle devait être radicale et forte.  »

Andrieu pressent que si la Commune a échoué, c’est aussi parce qu’elle n’a pas su inventer de nouvelles formes, qu’elle a cédé au mythe du progrès et à la tentation de rejouer la Révolution française. Dans Mauvais sang, deuxième texte d’Une saison en enfer, le narrateur reconnaît avoir « la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte  ». Il s’identifie aux Gaulois, «  brûleurs d’herbe les plus ineptes de leur temps  ».

Dans diverses publications favorables aux Versaillais, nombre d’auteurs réactionnaires ont amalgamé la race et la classe, ou même animalisé les Communards. « Paris était au pouvoir des nègres », bavait Alphonse Daudet. «  Nous ne dirons rien de leurs femelles, par respect pour les femmes à qui elles ressemblent quand elles sont mortes », expectorait Dumas fils dans les colonnes du Figaro. Dans Une saison en enfer, le narrateur se rêve à différents moments de l’histoire de France, toujours opposé aux classes dominantes ; il affirme ironiquement être «  une brute  », «  une bête, un nègre  ».

Du prologue à l’Adieu, Une saison en enfer donne à voir un narrateur aux prises avec l’Occident qui fait son malheur. Le narrateur est « esclave de son baptême », les valeurs chrétiennes sont dépassées, et la science, «  nouvelle noblesse  », nouveau pouvoir, est « trop lente ». Plutôt que de suivre « l’Ecclésiaste moderne », il s’agit donc de faire advenir « la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer — les premiers ! — Noël sur la terre !  ». L’enfer est social, et l’âge d’or doit être au présent.

Enfin, dans les Illuminations le sujet lyrique fait face au culte de la Raison ; il se lance à la recherche de la « nouvelle harmonie  ». Là aussi, l’amour est à réinventer. ’Quel ennui, l’heure du « cher corps » et « cher cœur »’, s’écrit-il, en dénonçant le dualisme cartésien et la forme prise par l’amour dans le couple bourgeois. A la déception exprimée dans Matinée d’ivresse, succède l’«  extase harmonique  » de Mouvement. Les Illuminations s’évanouissent dans les Soldes, y compris celles des «  applications de calcul et [d]es sauts d’harmonie inouïs  ».

Peu après, Rimbaud quitte l’Europe et la littérature. Poète et non idéologue, il nous aura aidé à comprendre que toute idée de révolution réside dans ce que Foucault décrira un siècle plus tard comme « le lien du désir à la réalité  ».

Vivian Petit

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