Révolution et Destruction : l’obstacle fasciste

« C’est donc officiel : l’urgence est celle de la révolution. »
Jean Vioulac

paru dans lundimatin#407, le 13 décembre 2023

Ce texte a été composé par le philosophe Jean Vioulac pour une rencontre organisée par Lundimatin au Consulat, à Paris, le 2 décembre 2023. Le thème relançait la dichotomie la plus lancinante de notre entrée actuelle dans l’hiver fasciste : « Fascisme ou Révolution ». L’exigence de pensée posée par la conjoncture suppose une intervention par concepts. La Révolution n’est pas seulement une urgence écopolitique, elle est une nécessité immanente à la logique même du principe de réalité. Et c’est ainsi que « tout niquer devient vital ». [1]

Le champ de la politique est celui où doit s’imposer le principe de réalité et toute pensée politique exige donc du réalisme. Mais le champ politique est tout autant celui de l’idéologie, qui recouvre la réalité de ses simulacres. La situation atteint aujourd’hui des niveaux sans précédent dans le dispositif médiatique contemporain, où la production de simulacres s’est industrialisée, et où les conflits idéologiques sont hystérisés par l’immédiateté des échanges.

Pour tenter de contourner ce problème, il est possible de prendre comme point de départ le constat d’un homme qui représente ce qu’il y a de plus institutionnel et de plus officiel, de moins extrémiste et de moins marginal, et qui aussi l’un des mieux informés des enjeux mondiaux, à savoir le secrétaire général de l’Organisation des Nations-Unis. Antonio Guterres déclarait en février dernier : « Il faut une révolution pour stopper la destruction ».

C’est donc officiel : l’urgence est celle de la révolution. La question de la révolution n’est pas un résidu des débats idéologiques des XIXe et XXe siècles, elle n’est pas une hypothèse marginale, elle s’impose au niveau mondial.

Elle s’impose à partir d’un problème parfaitement identifié, celui de la destruction.

Si le secrétaire général des Nations-Unies peut parler de destruction, c’est qu’il existe une organisation qui, là aussi, tente de contourner l’idéologie en procurant un état des lieux réaliste de la situation, par une synthèse des travaux scientifiques : le GIEC. L’ensemble des données procurées par les sciences contemporaines met en évidence un processus de destruction de la vie dont le dernier exemple en date a eu lieu il y a 65 millions d’années. L’espèce humaine n’est pas à l’abri. Le Bureau des Nations-Unis pour la Réduction des Risques de Catastrophe affirmait dans un rapport publié en avril 2022 que « l’humanité est entrée dans une spirale d’auto-destruction ».

La principale manifestation de la destruction en cours (non pas la seule) est le réchauffement climatique. Celui-ci est lié à la combustion en masse d’hydrocarbures, donc à un mode de production qui requiert ce type et cette quantité d’énergie. Les carottages de glace dans l’Antarctique permettent par ailleurs de dater l’augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère de la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire de l’époque où commence l’industrialisation. L’origine du processus de destruction est la révolution industrielle.

La question de la révolution s’impose donc aussi à ce niveau : l’humanité vit depuis deux siècles sa plus grande révolution depuis la révolution néolithique qui a inauguré l’histoire il y a environ 10000 ans. La révolution n’est pas un idéal ou une utopie, elle est le mouvement de fond de notre époque. Depuis deux siècles, vie privée et société, art et religion, technique et science, tout a été révolutionné.

Il faut alors tenter de penser la révolution industrielle. La tâche semble insurmontable, parce que nous sommes confrontés au sans-précédent : l’événement est titanesque et il nous domine. Il ne nous est possible de la penser qu’en grimpant sur les épaules des géants qui ont été à la hauteur de l’événement, ceux qui ont su mettre en œuvre la révolution philosophique nécessaire pour penser cette révolution historique. Le philosophe de la révolution industrielle est Karl Marx.

Marx a mis en évidence que la révolution industrielle n’est rien d’autre que la révolution capitaliste : la révolution industrielle est le moment où se met en place l’infrastructure technique et les rapports sociaux nécessaires au mode de production capitaliste.

Le capitalisme est une révolution en tant qu’inversion, qui se manifeste dans l’inversion du rapport entre moyen et fin : l’argent était moyen d’échange, il devient fin de la production. L’unique finalité de toute activité, c’est de faire de l’argent. Mais en réalité, l’argent n’est pas seulement à la fin du processus, il est aussi à son commencement : il y a d’abord une quantité d’argent, ce qu’on appelle un « capital » au sens courant du terme, puis son investissement, et le but est l’accroissement de la quantité initiale. Le processus caractéristique du capitalisme est celui de l’auto-accroissement de la quantité d’argent. C’est d’ailleurs ainsi que les historiens et les économistes définissent la révolution industrielle : par le take off, le « décollage » d’un système dont la croissance est désormais auto-entretenue. Dans les politiques publiques, l’unique obsession est celle de la croissance. Mais avant de se réjouir des taux de croissance, il est bon de se poser la question : la croissance de quoi ?

Toute la question du capitalisme repose sur celle de l’argent, de la monnaie. La monnaie apparaît d’abord comme un moyen d’échange de produits très différents. L’échange est un processus dans lequel sont mis entre parenthèses les qualités particulières et concrètes des produits pour les réduire à une quantité universelle et abstraite, par rapport à laquelle ils deviennent tous commensurables. Cette quantité universelle et abstraite est leur valeur. La valeur est ainsi une essence au sens philosophique, platonicien du terme. La valeur est aux richesses réelles ce que dans les dialogues de Platon la beauté est aux choses belles : une abstraction, une forme pure, une idéalité. La valeur est l’essence de la richesse, le concept de la richesse, elle est la richesse réduite à son essence universelle et abstraite.

Mais à la différence des essences dont parlaient Socrate et Platon, l’essence de la richesse devient une chose : la monnaie. L’argent, la monnaie, est l’incarnation de la valeur. Faire de l’argent, c’est en réalité produire de la valeur. Le capitalisme doit donc se redéfinir sur ces bases : il est l’auto-accroissement continu de la quantité de valeur. C’est l’acquis central et fondamental de toute la pensée de Marx : le Capital est « l’autovalorisation de la valeur ».

La valeur est une abstraction, une entité universelle et abstraite, idéelle et formelle, totalement immatérielle, ce qui est mis en évidence dans la dématérialisation de la monnaie. La monnaie matérialise la valeur dans un petit morceau de métal, ce qui en fait une chose contradictoire, puisque l’universalité abstraite existe comme particularité concrète. Aujourd’hui, la valeur a conquis le mode d’être qui correspond à son concept, en identifiant l’argent à des jeux d’écriture informatique, à des séries de chiffres stockés sur des ordinateurs, à des flux numériques.

Le capitalisme est révolution en tant qu’inversion, cette inversion est celle du particulier-concret et de l’universel-abstrait. Avec le capitalisme, ce n’est plus la religion, l’art ou la philosophie qui vise l’Universel, c’est l’économie, et ce pour le produire réellement. La production se donne pour but l’universalité abstraite, elle se donne un but absolu, illimité : c’est ce qui explique que ses besoins en énergie et en matières premières soient eux-mêmes absolus, illimités.

Le développement de la production capitaliste est ainsi un processus d’universalisation et d’abstraction, pour lequel toute chose particulière et concrète n’est que moyen. Ainsi l’industrie produit des marchandises particulières en masse, mais ces marchandises doivent être périmées le plus vite possible pour imposer une nouvelle production et un nouvel achat : c’est l’obsolescence programmée. Il y a ainsi une baisse tendancielle de la valeur d’usage. Toute marchandise est destinée à devenir déchet : la production ne s’achève pas dans la consommation mais dans la pollution.

La croissance n’est donc jamais que celle d’une quantité numérique, d’une abstraction, d’une bulle spéculative. Toutes les ressources ne sont consommées que pour produire cette abstraction, et toute consommation est destruction. Les Nations-Unies constatent que l’humanité est entrée dans une « spirale d’autodestruction », cette spirale est la logique du capitalisme : elle définit l’essence même du Capital.

La révolution nécessaire pour stopper la destruction est le renversement du capitalisme, c’est-à-dire l’inversion de ce système inversé.

La tâche est elle-même colossale, puisque nous sommes face à une machinerie planétaire d’une puissance démesurée, interconnectée et automatisée, que personne ne maîtrise. C’est pourquoi seule une pensée philosophique est en mesure de la concevoir, puisqu’il est difficile d’admettre la réalité de l’abstraction, la puissance de l’Universel, la domination de processus sans sujet. La tendance spontanée est d’en imputer les méfaits à tel ou tel groupe d’individus dont les agissements sont plus visibles. D’où l’antisémitisme et les théories du complot, mais aussi la thèse fruste et sommaire selon laquelle les capitalistes seraient responsables et coupables.

Les capitalistes ne sont pourtant que des produits du capitalisme, ils occupent une fonction rendue nécessaire par son fonctionnement. Marx répète à chaque page qu’ils sont les « fonctionnaires » du Capital, les « rouages » du dispositif, il écrit en toutes lettres que les capitalistes sont des « esclaves » du Capital. Il faut insister, puisque croire que l’élimination des capitalistes suffit à régler le problème ne peut qu’aboutir à un surcroît de destruction : ce que le bolchevisme a largement démontré.

Le Capital est la logique, ou le logiciel, d’un dispositif planétaire qui dispose d’une puissance démesurée : personne ne peut prétendre le prendre d’assaut de l’extérieur pour le prendre en main. Penser la révolution, c’est rechercher une contradiction structurelle qui le condamnerait à s’autodétruire, et c’est suivre la ligne de faille de cette défaillance systémique. C’est tout le propos de Marx. Les inégalités sociales ne sont pas le problème, l’exploitation n’est pas le problème : sinon, il n’y aurait rien de nouveau, les niveaux d’inégalités et d’exploitation ne sont pas pire aujourd’hui qu’ils ne l’étaient sous l’empire romain. L’antagonisme entre capitalistes et travailleurs n’est pas le problème : c’est la solution. Les capitalistes et les travailleurs sont tous deux des fonctionnaires du Capital, des esclaves du Capital, mais à des pôles opposés : les uns sont asservis et contents, les autres asservis et mécontents. Les mécontents sont donc susceptibles de se révolter. La différence entre bourgeois et prolétaires n’est pas celle des maîtres et des esclaves, mais celle des collabos et des résistants. Marx voit ainsi dans le capitalisme une logique sociale de prolétarisation qui produit une classe de plus en plus grande d’opposants au capitalisme, c’est donc là que réside l’espoir d’un renversement du système.

L’analyse de Marx porte sur l’Europe du milieu du XIXe siècle. Nous sommes au XXIe siècle. La bipolarisation de plus en plus grande entre bourgeoisie et prolétariat n’a pas eu lieu. Les sociétés se sont au contraire caractérisées par la croissance exponentielle de la classe moyenne, avec l’avènement de la société de consommation.

Le projet de la société de consommation a été élaboré aux États-Unis dans les années 1920 pour conjurer la menace du bolchevisme. Il s’agissait d’éradiquer la menace de la subversion en transformant le prolétaire en consommateur, ce qui a le double avantage de fournir des débouchés à la production et de faire du prolétaire un partisan du capitalisme. La réalisation de ce projet a d’emblée eu recours à un dispositif de propagande de masse, celui de la publicité, qui a imposé l’idéologie consumériste. L’effet social de la domination du Capital ne fut pas l’accroissement du prolétariat mais l’avènement du consommariat.

Nul n’a décrit l’avènement du consommariat avec plus de force que Pasolini dans ses textes des années 1970, les Écrits corsaires, où il analyse la révolution culturelle, véritable celle-ci, qui se produisait sous ses yeux en Italie : il constate que l’emprise de l’appareil médiatique sur la société est largement supérieur à celui de l’État sous Mussolini, et que l’idéologie consumériste transforme les Italiens de l’intérieur, dans toutes les dimensions de leur existence : il parle même de « mutation anthropologique ». Pasolini définit alors le capitalisme comme un totalitarisme, et le consumérisme comme un fascisme.

Le fascisme se caractérise par la fusion des hommes dans une masse indifférenciée, leur réduction à leurs instincts et à leur pulsionnalité, pour ensuite mobiliser et utiliser cette puissance. Les fascismes militaristes des années 1920-1930 définissaient la masse sur des bases nationales, ethniques ou raciales, la fanatisaient par le culte du chef, et mobilisaient sa puissance dans un cadre militaire. Mais il y a aussi un fascisme consumériste qui consiste à fondre les hommes dans une masse de consommateurs, à les réduire à leurs pulsions d’achat et à leur convoitise, à les fanatiser par le fétichisme des marques, ou d’équipes sportives, puis à mobiliser cette masse par la propagande publicitaire pour écluser la surproduction. Le consommariat est l’armée des fantassins de la consommation.

Parler de fascisme aujourd’hui, c’est donc d’abord constater que le fascisme domine, sous la forme d’un fascisme bovin, ou porcin (« vivre et penser comme des porcs », disait Gilles Châtelet), celui des troupeaux de consommateurs, de spectateurs, de cybernautes et de touristes, fascisme certes pacifique, mais qui supprime la ressource révolutionnaire qu’était pour Marx la croissance du prolétariat : le consommariat est caractérisé par la servitude volontaire et l’aliénation volontaire, et par la passivité du spectateur connecté H24 au dispositif cybernétique.

La question serait alors d’identifier des processus révolutionnaires au sein de ces sociétés massifiées. Mais, parmi ceux qui s’opposent à la domination du capitalisme, les mouvements dominants à l’échelle mondiale prennent eux-mêmes aujourd’hui des formes fascisantes, caractérisées par la volonté de refonder les peuples sur des bases nationales ou ethniques, dans le fantasme d’un retour à l’État-nation moderne, voire de les refonder sur des bases religieuses, dans le fantasme d’un retour à la théologie politique médiévale. Le fascisme est ainsi le principal obstacle à la révolution qu’appelle notre temps.

Le fascisme n’est pas un simple phénomène historique daté. Il est lié à la révolution industrielle, définie par la mobilisation totale des hommes et des peuples au service du dispositif de production, et leur massification, qui les réduit au rang de ressource au même titre que n’importe quel cheptel bovin. Le nazisme a mené à son terme cette biologisation des peuples, constitués en masse organique dont il s’agissait de déchaîner la puissance, mais la généralisation de ce que Foucault a appelé le « bio-pouvoir » montre que cette grégarisation des peuples est un mouvement de fond.

La révolution capitaliste est inversion, l’humanité n’est plus « maître et possesseur de la nature », elle n’est plus que matière première d’un dispositif qui la naturalise et finalement la réduit au rang de ressource naturelle parmi d’autres. Le concept d’Anthropocène qui s’est imposé depuis une vingtaine d’années est la reconnaissance de ce nouveau statut : l’Anthropocène désigne l’époque en laquelle l’humanité est elle-même devenue une force géologique. La révolution est urgente, mais elle ne relève en rien de ce qui s’est appelé ou prétendu tel dans les siècles passés, parce qu’elle ne relève plus, ou en tout cas plus seulement, d’une politique : il ne s’agit plus d’assumer, à l’échelle des temps historiques, la responsabilité de la vie collective d’un peuple, mais, à l’échelle des temps géologiques, d’assumer le devenir du système-terre, et d’être ainsi « chargé de l’humanité, des animaux même » (Rimbaud).

Personne ne peut prétendre aujourd’hui savoir exactement comment une telle révolution peut advenir. Il y a néanmoins une certitude : ça urge.

J. Vioulac – décembre 2023

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