Réponse à Eva Illouz

à propos d’une interview donnée dans le journal Le Monde
Ron Naiweld

paru dans lundimatin#400, le 24 octobre 2023

Le 17 octobre dernier le journal Le Monde a publié un entretien avec Eva Ilouz rédigé par Luc Bronner. Ilouz y est présentée comme une « universitaire franco-israélienne ». Je réponds aussi en tant qu’un universitaire. Je suis né en Israël et y ai grandi, et je travaille comme historien du Judaïsme au CNRS et à l’EHESS, où Eva Ilouz est directrice d’études. Une réponse est nécessaire non seulement pour corriger des erreurs factuelles, mais aussi pour proposer quelque chose qu’elle ne propose pas – une vision de la réalité d’où pourrait surgir l’espérance face au conflit mortifère.

Eva Ilouz, sociologue et auteure du livre Les émotions contre la démocratie, nous dit que l’attaque du 7 octobre a déclenché « une peur existentielle qui s’est radicalisée », et que c’est là où se trouve « la raison pour laquelle la guerre est devenue totale et existentielle ». Elle décrit l’expérience traumatisante des Israéliens face aux attaques terroristes sans précédent, et évoque le désarroi des Israéliens face à la « démultiplication des techniques de l’horreur. »

Ceci est une vision assez juste de la situation émotive-politique de beaucoup d’Israéliens aujourd’hui. Eva Ilouz, il me semble, y adhère, et cela bien que des voix dissidentes existent dans la société israélienne, et sont de plus en plus étouffées par des milices officielles et officieuses.
Comme celle de Israël Frey, un juif haredi et un journaliste remarquable, aujourd’hui indépendant. Le 18 octobre il a diffusé un message vidéo depuis le lieu où il s’est abrité après que des centaines de militants de droite ont attaqué sa maison. Voici son analyse à lui de la situation émotive-politique :

« Je suis persécuté parce que j’ai fait preuve d’empathie et j’ai prié aussi pour les enfants de Gaza qui se font massacrer. Israël traverse une période extrêmement difficile. Les images de l’attaque au sud sont horrifiantes. Israël est traumatisé. Mais très vite ce trauma et ces émotions ont franchi la frontière et font sortir de nous, les Israéliens, ce qui a été semé ici depuis des années, et qui est devenu plus puissant depuis que le gouvernement d’extrême-droite a pris le pouvoir. Racisme, nationalisme, et supériorité juive. »

Si les Israéliens décident d’adhérer à la vision majoritaire exprimée dans ces propos de Frey, les sociologues devraient la dépasser. Rappelons combien est proche la bande de Gaza des kibboutzim et des villes qui ont subi les attaques atroces. Seulement 11 km entre les villes de Jabalia et de Sderot, même pas 4 km entre Beit Lahia et Nativ Ha-assarah. Les sociétés qui vivent de deux côtés de la frontière qui était si facilement brisée le 7 octobre, sont liées. Parmi les habitants de la bande de Gaza beaucoup ont travaillé en Israël et parlent hébreu. Le fait qu’aujourd’hui la communication est brisée et le contact se fait par la violence est lamentable. Les sciences sociales devraient prendre en compte les expériences, traumatiques et autres, de deux sociétés. Sinon elles ne font qu’accroitre le clivage et nous éloigner de toute solution juste et durable.

C’est aussi au sujet de la société israélienne qu’Eva Ilouz semble être mal informée, quand elle dit que « Jusqu’à présent, les Palestiniens, aux yeux des Israéliens, n’étaient pas les nazis. ». C’est faux. Les Arabes ont été comparés aux nazis, et avant eux aux pogromistes européens depuis le début du 20e siècle. Par exemple dans la nécrologie, qu’on trouve sur le site du Ministère de la Défense, dédiée à Tsvi Naiman, l’oncle de ma mère un rescapé de la Shoah, tué en 1948, à l’âge de 19 ans par un soldat égyptien. La comparaison des Palestiniens avec les nazis se faisait dans la parole populaire que j’ai connu en grandissant en Israël, dans des milieux religieux et laïcs, riches et pauvres.
En fait, la nazification symbolique des Palestiniens est à la base de leur déshumanisation par beaucoup d’Israéliens.
En faisant preuve de leur déshumanisation, les terroristes du 7 octobre sont tombés dans une place qui leur était déjà prête. Ce n’est pas pour relativiser leurs actes que je rappelle que des atrocités ont été commis aussi par des Israéliens pendant et après la Nakba – des massacres, des viols, des expulsions, des vols de terre, qui sont aujourd’hui documentés grâce à l’effort de chercheurs courageux en Israël. Ces violences sont inscrites dans des corps des humains qu’Eva Ilouz est prête à sacrifier pour la « sécurité » d’Israël et des Israéliens, comme l’indique ce passage dans lequel on croit entendre une porte-parole de l’armée israélienne – « J’ajouterais cependant que le but de Tsahal est d’éradiquer le Hamas et le Hamas seulement. Est-ce qu’ils y parviendront sans toucher massivement les civils ? Sans doute pas, et je le regrette profondément. »

On n’a pas de mots pour dire combien la situation est alarmante. Le cas de Palestiniens qui sont tués et torturés par des colons et des soldats israéliens sont de plus en plus normalisés, pendant que les bombardements à Gaza ont déjà tué plus de 1000 enfants. Des appels au génocide se multiplient. Tout est justifié par les émotions de la vengeance et de la peur que l’on devrait essayer de déconstruire au lieu de les refléter dans un discours soi-disant désintéressé.

Comme dit Israel Frey à la fin de son message :

« Je m’adresse au monde et vous demande de faire attention à ne pas franchir la ligne, car avec votre volonté de soutenir Israël, il y a ici un gouvernement qui pratique une politique de nettoyage ethnique, d’annexion, persécution des opposants, et qui instaure le fascisme dans cette région… Le cercle de la souffrance, du deuil et de la douleur ne se résoudra pas par l’usage de plus en plus de force, mais seulement par la création d’égalité et de justice, pour chaque garçon et chaque fille vivant entre la rivière du Jourdan et la mer ».

Ron Naiweld

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