Reconquérir les machines

« Nous multiplions les fenêtres sur le monde sans nous inquiéter des courants d’air. »

paru dans lundimatin#230, le 18 février 2020

Les nouveaux outils se sont construits sans nous, nous n’en connaissons plus les mécanismes, les composantes. Nous n’y avons même plus accès. Tout est verrouillé, par défaut on ne peut rien ajouter ni modifier. Bien sûr, c’est utile et ils nous permettent de faire de plus en plus de choses ; mais nous ne savons plus comment cela se fait.

Ces chats curieux posés sur nos genoux, nous nous laissons bercer, hypnotiser par les interfaces. Nous multiplions les fenêtres sur le monde sans nous inquiéter des courants d’air ; tout est ouvert à notre esprit, tout est poreux. Nous déposons sur les fils collants de la toile les débris de nous, des miettes qui viennent gonfler des nuages à l’autre bout du monde. Des bouts de nos conversations, tronquées, nourrissent le travail à la chaine des ouvriers obscurs ; ils corrigent, pour quelques centimes la phrase, les interprétations risibles des intelligences artificielles. Les GAFAM ont érigé notre médiocrité en puissance de calcul, en assistantes robotiques près à répondre à nos questions. Ici tout est facile, on nous connait déjà, on pense à nous et dans le fond des réseaux, notre esprit se morcelle sans qu’on s’en rende bien compte, il vient se ranger dans plein de petites boites disséminées de par le monde. Ici tout ce qu’on écrit peut se retourner contre nous. On nous accole des étiquettes, on nous conforte dans nos idées de peur de nous heurter. Nous ne regardons plus que ce que nous voulons voir. Nos doigts heureux s’affolent sur ces applications si simples qui envoient simplement nos données. Ces bouts de nous circulent dans un effrayant flux mondial ou bien se sédimentent dans d’immenses cuves au fond de l’antarctique ; nos peaux mortes réchauffent les glaces éternelles. Les mots de passe sont enregistrés, les déplacements mémorisés, à quoi sert ce temps gagné ? et gagné sur quoi ? nous n’avons plus à réfléchir, l’écran pense pour nous, les ordinateurs sont les nouveaux miroirs de nos âmes.

Pour nous apprendre à interroger le monde, à le penser, à en creuser la surface, pour comprendre la langue que nous utilisons, nous apprendre à la manier, à jouer avec, l’éducation nationale nous a donnés des tablettes géolocalisées, préinstallées, prédéterminées. Nous consommons une langue nouvelle que nous ne savons pas parler...

Mais ce matin, nous avons arrêté de télécharger pour transmettre. Nous avons cessé d’acheter pour construire. L’éducation nationale nous a donné des tablettes ? démontons-les ! pour maitriser une arme, il faut d’abord savoir comment elle fonctionne et ce qui la compose. Nous ne nous contenterons plus du message, nous voulons en connaître le code. Nous avons dévissé, dessoudé, nous avons défait chacune des pièces, nous nous sommes glissés à l’intérieur du processeur pour interroger le fonctionnement de sa mémoire ; nous sommes remontés aux sources du lithium, du cobalt, du tungstène. Nous avons creusé dans la roche aux côtés des mineurs en Bolivie et en Chine pour en extraire les terres rares. Nous avons organisé notre carte graphique, notre mémoire vive, notre disque dur, notre batterie. Nous avons fait de l’électronique un nouvel artisanat et nous savons ce qu’il en coûte pour nos mains et pour la planète. Alors, nous avons réappris à brouiller les logiciels espions, à traquer les trackers. Nous avons mené bataille dans les circuits pour se défaire des parasites. Nous avons construits nos réseaux libres. Nous avons étendu nos savoirs, nous les avons partagés. Dans cette toile où tout est trace, la force est dans la disparition ; notre quotidien ne mérite pas d’être gravé dans des circuits, de perdurer, cadavres de nous-mêmes, dans le temps et dans l’espace ; un corps doit savoir se décomposer pour que notre esprit soit libre. Nous avons piraté les données pour les détruire, nous voulons que rien ne reste. Nous réclamons l’oubli. Réapprenons l’étrangeté, l’éphémère. Il faut réapprendre à vivre libre, par nous même ;
non pas figés dans des pages mortes et des nuages collectifs, mais ici et maintenant, étrangement conservés dans le regard d’un autre.

Judith

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :