Le monde n’a pas changé, ils attendent de nous la croissance et la consommation, tout en relance et sans relâche. Le virus nous dépasse parce qu’ils ont amputé nos hôpitaux, gangréné notre sécurité sociale, maltraité nos soignants.
Dans cet univers grinçant, nos soirées sont dangereuses, nos banquets sont menaçants, les universités sont des lieux de contamination, la jeunesse une source de problèmes dont il faut contraindre les corps aux chaises des salles de classes, nos loisirs sont nocifs, nos spectacles risquent de tuer.
Mais le travail non ! l’entreprise, non ! L’économie doit continuer ou la partie est finie, alors leurs mots s’agitent, leur langage s’insinue dans nos corps « le travail vous suffit : on y boit des cafés aux chaud, tout y est propre, distancé, hygiénique ; les collègues valent bien mieux que vos amis, le travail est utile et bon pour la santé ».
Pourtant on aurait pu casser le mur, creuser un trou d’air dans cet enfermement, éventer le virus, échapper à l’injonction capitaliste « le travail ou la mort »
Alors seulement on aurait échapper au virus en
soignant l’inutile
cultivant la paresse.
On aurait pu
grandir le monde et réduire l’industrie
dépenser nos énergies en envies folles
décroître
respirer la verdure
dorloter les betteraves sans déverser de pesticides
libérer les après-midis pour recevoir trois par trois ses amis
fêter l’automne
assurer les chômeurs et nos retraites.
Nous tenons à nos mauvaises raisons.
Alors que les mots du pouvoir nous cognent dessus, nous nous souvenons des vers de Boris Vian dans « l’évadé », bien sûr la situation n’est pas la même : nous ne sommes pas encore des bagnards en cavale, mais précisément la poésie pose des mots pour ouvrir les imaginaires quand la politique les contraint ; alors on s’imagine échapper à l’état autant qu’à ce virus ; prendre le temps de vivre au lieu de travailler.
« Il avait eu le temps de voir
Le temps de boire à ce ruisseau
Le temps de porter à sa bouche
Deux feuilles gorgées de soleilLe temps de rire aux assassins
Le temps d’atteindre l’autre rive
Le temps de courir vers la femmeJuste le temps de vivre. »
Boris Vian, « l’Evadé », 1954
Judith