Recettes de Tasmanie pour faire transpirer la machine

ou comment empêcher la destruction d’une forêt millénaire par une entreprise minière

Greta Kaczynski - paru dans lundimatin#341, le 30 mai 2022

Cette semaine, la journaliste Greta Kaczinsky nous emmène au cœur de la Tasmanie où un mouvement de résistance écologique s’efforce d’empêcher la destruction d’une partie de la forêt pluviale de Tarkine par une compagnie minière. Elle s’est entretenue avec Charley, un.e activiste local.e : « Des luttes sont en cours sous toutes les latitudes et je pense que ces histoires doivent circuler. Ce qui marche, ce qui ne marche pas. Il y a des recettes qui font transpirer la machine et leur font avoir des cauchemars. Il y a des histoires qui nous font sortir de nos canapés, chausser nos bottes, se tenir la main en avançant. On doit en parler, sentir que la terre tremble de toutes parts, que la résistance s’organise et grandit. Un printemps rampant, depuis la forêt, à travers les barbelés et par delà les frontières. »

Les réponses de Charley sont entrecoupées de récits, signalés par des italiques.

GK : Bonjour Charley. Tu nous écris depuis la Tasmanie. Pourrais-tu nous faire une brève description de cette île et de cette région, la Tarkine, qui est au centre de votre lutte  ?
Charley : lutruwita / Tasmanie est une île au sud de ce qui a été appelé Australie par les colons européens. Présents depuis plusieurs dizaines de milliers d’années, le peuple palawa pakana est le gardien originel et indéfectible de lutruwita. Cette terre leur a été volée et n’a jamais été rendue. Aujourd’hui encore, des forces capitalistes continuent d’exploiter les forêts et les mers de lutruwita, avec la même indifférence que les premiers envahisseurs il y a plus de 200 ans.

Région reculée dans le nord ouest de lutruwita, takayna / Tarkine contient la deuxième plus grande forêt primaire pluviale tempérée au monde, héberge de nombreuses espèces sauvages endémiques et protégées, possède une flore qui remonte à l’ancien supercontinent Gondwana, et est d’une importance culturelle et historique capitale pour les Premières Nations [1]. Il m’est arrivé plusieurs fois de rencontrer des touristes qui, éblouis par leur séjour dans takayna, sont effarés d’apprendre que ce havre de vie ne bénéficie quasiment d’aucune protection contre les menaces capitalistes grandissantes : extraction minière, déforestation intensive, pratiques touristiques destructrices par des véhicules tout-terrain.

(Crédit : Rob Blakers)
Un petit résumé de votre lutte : pourquoi la compagnie minière MMG s’intéresse à cette forêt  ?
MMG est une compagnie minière, largement détenue par le gouvernement chinois et implantée sous plusieurs latitudes. Cette compagnie a plusieurs fois été sévèrement pointée du doigt pour des violences envers les populations humaines locales, et plus largement, envers le Vivant. En ce moment même, au Pérou, des membres des Premières Nations mènent une lutte contre l’expropriation de leurs terres par MMG [2]. En lutruwita, la mine de MMG est située à Rosebery, de l’autre côté de la rivière Pieman qui marque la frontière sud de takayna. Initialement destiné à accueillir tous les résidus miniers toxiques de la mine jusqu’à sa fermeture, le bassin de rétention actuel (photo ci-dessous) atteindra bientôt sa limite. La construction d’un nouveau bassin est, selon la compagnie, cruciale pour l’avenir de la mine. Leur projet est donc de détruire 285 ha de forêt primaire de l’autre côté de la rivière, située dans takayna, pour y déverser leurs produits toxiques miniers.
Actuel bassin de rétention de produits toxiques, situé en dehors de takayna.
(Crédit : Rob Blakers)
Pourquoi vous opposez-vous à ce projet de bassin de rétention prévu dans la McKimmie Valley ?
Ce projet est criminel. Détruire plus de 200 ha de forêt primaire millénaire et intacte, pour la remplacer par une poubelle pour produits toxiques. Nous avons ici un exemple classique d’un arbitrage purement financier privilégiant le profit immédiat et des destructions irréversibles à une vision de long terme et respectueuse du Vivant.
McKimmie Valley, dans le sud-est de takayna, forêt pluviale tempérée.
(Crédit : Rob Blakers)
Pourrais-tu nous faire un petit historique de votre lutte  ? Et qui prend part à ce combat ?
La lutte est organisée par une ONG tasmanienne, la Bob Brown Foundation (BBF) [3]. Souvent qualifiée de grassroot organisation (fort ancrage populaire), la BBF bénéficie de ramifications locales très fortes à travers toute l’île, et même au-delà. Chaque année, des dizaines de citoyens préoccupés prennent activement part au combat mené par la BBF pour la protection des espaces sauvages de lutruwita. Des personnes de tous horizons, aux chemins de vie divers s’unissent, mettent leur savoir, leur énergie, leur temps et leur amour dans cette lutte commune.

C’est en décembre 2020 que nous avons pris connaissance de ce projet macabre. Et dès le 1er janvier 2021, les activistes déferlent sur la route menant à cette forêt, et érigent les premières barricades pour empêcher l’accès à la McKimmie Valley par les machines de MMG. Cinq mois plus tard, la police viendra nous déraciner, libérant ainsi la voie à MMG qui y installera le même jour un poste de sécurité 24/7 et d’imposants portails. S’ensuivra un mouvement de désobéissance civile et de solidarité remarquable. Chaque jour, pendant trois mois consécutifs, peu après 3 heures du matin, un groupe de citoyens seront déposés devant les portails de la mine, marcheront 8 km sur la route forestière en pleine nuit, avec une seule idée en tête : s’attacher aux machines destructrices et les empêcher de fonctionner. Au petit matin, les employés de MMG arriveront et trouveront les activistes, enchaîné.e.s à ces machines, leur corps comme seul barrage à la destruction de ces forêts. Soixante et onze d’entre eux refuseront d’obéir aux officiers de police leur demandant de se détacher de ces machines. Soixante et onze citoyen.e.s se laisseront arrêter en signe de protestation contre la destruction de cette forêt. La plupart désobéissaient à l’Ordre pour la première fois de leur vie. Ces vagues de protestations dureront jusqu’au 15 juillet 2021, quand, à la surprise générale, les portails s’ouvrent et les camions quittent la forêt. Quelques mois de répit. En janvier 2022, la ministre fédérale apporte son soutien officiel au projet de la compagnie minière, considérant que la planification proposée par MMG est respectueuse de la loi environnementale australienne. Retour à la case départ. La BBF organise alors un nouveau blocage de la route, autour d’un camper van banalisé, la “Lady Bug”. Ce nouveau blocage empêchera MMG de se rendre dans takayna pour cinq mois supplémentaires.

Activiste attachée à une machine à l’aide d’un coude métallique, 19 mai 2021.
Elle sera arrêtée le jour même, après avoir volontairement interrompu les opérations minières pendant plusieurs heures. (Crédit : Ramji)
Camper van, la “Lady Bug”, dont le châssis a été cimenté sur le chemin forestier,
bloquant ainsi l’accès à takayna, janvier 2021. (Crédit : Anna Brozek)
Réclamez-vous la fermeture de la mine ?
BBF ne réclame pas la fermeture de la mine en soi, bien qu’elle pointe fréquemment les souillures perpétrées par MMG sur le vivant, comme les fuites de produits toxiques dans les cours d’eau adjacents [4]. Cette mine est vieille de plus de 80 ans, et ne prévoit pas de nouveaux sites d’exploitation en dehors du bassin de rétention mentionné plus haut. C’est ce projet de bassin de rétention proposé à l’intérieur de takayna auquel nous nous opposons fermement. Notre message est simple : les activités de MMG n’ont rien à faire dans takayna / Tarkine.
Comment t’es-tu toi-même retrouvé.e impliqué.e dans ce combat en Tasmanie ?
Je suivais les luttes de la BBF depuis les réseaux sociaux. Plutôt passivement, pendant plusieurs mois. Il n’a fallu qu’une photo pour que je bascule. La photo d’une amie attachée à un excavateur au milieu d’une forêt primaire, interrompant ainsi sa destruction. J’ai dû quitter mon travail très tôt ce jour-là. Lorsqu’on sait, c’est difficile de feindre l’ignorance. Et comme le sommeil ne venait pas ce soir-là, j’ai décidé de remplir mon sac à dos et de les rejoindre. Je suis arrivé.e au campement aux aurores, après six heures de route. Scott m’a accueilli.e avec une tasse de café et sans me poser de questions. Quatre heures de formation à l’action directe non violente, et me voilà chargé.e de ravitailler un camp secret d’activistes, dissimulé au milieu d’une exploitation minière. Je passe par-dessus les barbelés et suit les indications de Scott griffonnées sur un morceau de papier. Après trois heures à crapahuter à travers la forêt, j’arrive au campement secret. La conversion a été radicale. Je n’ai pas voulu quitter cette forêt pendant les huit semaines qui suivirent. Jusqu’à ce que les machines fassent demi-tour.
Tree-sit au-dessus d’un camp d’activistes, au milieu d’une exploitation forestière. (Crédit : Ramji)
Tu nous racontes que vos actions de blocages ont été plutôt efficaces : ’1 heure et 20 minutes, c’est tout ce que MMG a pu travailler en une semaine.’ Peux-tu nous décrire concrètement votre quotidien sur les barricades  ?
Le soleil se couche, les derniers rayons percent la canopée au-dessus du campement. Scott appelle les activistes à s’asseoir en cercle autour du feu pour la réunion du soir. La “journée” va enfin commencer. Cette réunion est le moment où toutes les décisions sont prises au consensus, après avoir assuré le consentement de chacun.e : débriefing de la journée, la planification pour la nuit et celle du lendemain. Un dernier hochement de tête et les activistes se dispersent dans l’obscurité. Il y a ceux qui s’occupent de l’organisation camp et que la cafetière soit toujours pleine. Il y a ceux qui, déjà, se glissent dans leur duvet, pour glaner quelques heures de sommeil avant de guetter l’arrivée des voitures de la compagnie minière, de sonner l’alerte aux lueurs des premiers gyrophares. Je fais partie du troisième groupe aujourd’hui, celui qui travaille à la lumière de la lune. Je rassemble le matériel d’escalade, pendant que j’entends les premiers coups de pioche qui résonnent froidement dans le silence de la nuit. Notre objectif : planter au milieu du chemin forestier un tronc de treize mètres, tronc abandonné par MMG sur le bord du chemin lors de sa construction. Quatre cordes sont attachées au sommet du tronc alors qu’il est encore au sol. Une corde dans chaque coin, à travers des poulies amarrées à des souches d’arbre. Spider coordonne les travaux. Sous ses instructions, le tronc se met tranquillement en mouvement. Demain, les bulldozers devront freiner lorsqu’ils le distingueront à travers le brouillard matinal. Une joie enivrante plane dans le petit groupe. À vingt mètres de là, on entend cliqueter les mousquetons de Dyna, qui doucement grimpe Vicaria, l’Eucalyptus surplombant la route. Du haut de notre totem de treize mètres descend un câble que j’attache à un autre câble au bout duquel Dyna a suspendu un tree-sit sous la canopée de Vicaria. Il est un peu plus de trois heures du matin lorsque Possum s’installe en haut de l’arbre dans le tree-sit. Et puisque le tree-sit est connecté à ce poteau planté au milieu de la route, la police devra grimper pour l’arrêter afin rétablir l’accès routier. Ce qui prendra des heures, ou peut-être même plus. Maintenant, il s’agit de ramasser bouts de corde et pioches, et disparaître dans la nuit.

Trois coups de klaxon. C’est le signal. Ils sont déjà là. Je m’extirpe difficilement de mon duvet, attrape ma radio et cours à travers la forêt pour rejoindre mon poste. Chacun sait ce qu’il et elle a à faire. Je suis en lien avec notre équipe média située en ville, je leur transmets informations et photos pour qu’ils et elles diffusent la nouvelle : aucun arbre ne sera abattu aujourd’hui, les machines sont à l’arrêt. Plus tard, la camionnette de police repasse devant nous à toute allure. Il est 15:47, Possum a été arrêté.e et notre totem abattu. Et bientôt, c’est déjà demain.

Tree-sit relié à une structure en travers d’un chemin forestier, 21 avril 2022 (Crédit : Ramji)
Comment s’organisent les actions que vous menez ? Quels sont vos objectifs ?
L’objectif de nos actions est de créer un rapport de force avec des organisations destructrices du Vivant pour les contraindre à cesser leur activité. En interrompant leur activité, on exerce une pression sur leur moyen de profit, leur raison d’être, tout en attirant l’attention médiatique qui va véhiculer notre message à la population et aux décideurs. Cette tactique de retardement a pour but d’empêcher la destruction imminente du Vivant, tandis que notre équipe de juristes porte le combat sur le terrain législatif pour assurer des victoires de long terme, voire définitives. Toutes nos actions sont non-violentes. La plupart sont organisées autour d’un.e ou plusieurs activistes qui vont mettre leur corps en travers de la machine capitaliste et la forcer à arrêter son activité. Ce faisant, elles et ils se mettent consciemment dans une situation illégale en signe de protestation, jusqu’à ce que les forces policières les arrêtent. Chaque action est minutieusement préparée, avec plusieurs activistes présents sur le site pour veiller et soutenir les “arrêtables”. Ce groupe en première ligne est supporté par un soutien logistique, émotionnel et matériel situé en seconde ligne. Des groupes dispersés sur l’île créent une toile de support cruciale pour la lutte. Confection de bannières, formation à l’action directe non-violente et à la grimpe d’arbres, création d’engins de blocage, récolte de fonds, dons ou culture de nourriture. À une époque où la frustration et le sentiment d’impuissance tétanise une grande partie de la population, ce mouvement d’action non-violente rallume des flammes et retisse des morceaux d’humanité.
Groupe d’activistes autour d’un véhicule cimenté à la route menant à une forêt de takayna menacée de destruction, 18 avril 2022, (Crédit : Ramji).
Activiste en haut d’un trépied, en travers de la route d’une exploitation forestière,
dans la forêt native de Wentworth, (Crédit : Ramji).
Quel rapport entretenez-vous avec la police sur place ?
La police tasmanienne est, de nos jours, peut-être moins physiquement violente que dans d’autres États australiens [5,6], ou qu’en France, mais fait preuve d’une violence systémique manifeste dans son soutien aux forces capitalistes. Pour y faire face, nous nous organisons, en filmant et documentant chaque action avec les forces policières, en ayant une seule personne qui interagit avec eux, et en nous informant sur nos droits et les conséquences légales de nos actions. Le droit de protester en lutruwita est cependant menacé par un projet de loi qui est en ce moment même examiné par les députés. Si ce projet était adopté, les activistes non-violents risqueront jusqu’à 18 mois de prison et 12 000 dollars australiens d’amende.
Intervention policière pour mettre fin au blocage protégeant takayna, 14 mai 2022.

Il était sans doute 13:12 lorsque cet officier de police m’a assigné un nouvel “14 days move-on order” (17/05/2022). Quatorze jours pendant lesquels je ne pourrai pas revenir dans cette forêt. Ça ne faisait pourtant qu’une heure que j’avais pu y revenir depuis ma dernière “punition”. La cause  ? Le conducteur d’un bulldozer a appelé les autorités pour signaler ma présence sur ce chemin forestier public. Je ne faisais pourtant que prendre des photos pour documenter la destruction de la forêt takayna. Peu importe, on se reverra dans 14 jours.

Manifestation contre le nouveau projet de loi qui restreindrait radicalement les libertés de manifester en lutruwita, devant le parlement Tasmanien, 22 septembre 2021, (Crédit : Anna Brozek)
Activiste arrêtée par la police, nipaluna / Hobart, 24 mars 2022
après avoir occupé les locaux de “Sustainable Timber Tasmania”, l’organisation responsable de la déforestation en lutruwita, (Crédit : Matt Newton).
Maintenant que le recours contre la ministre de l’Environnement australienne a été rejeté par la justice, comment appréhendez-vous les prochains mois de lutte ?
Les actions légales sont importantes, mais notre lutte ne doit pas en dépendre ou se résumer à cet aspect.

Nous étions un petit groupe d’activistes au campement dans la forêt lorsque le refus du juge a résonné. Presque immédiatement et silencieusement, nous nous sommes mis.e.s au travail pour préparer la résistance, l’une attrapant une pioche, l’autre une radio ou un harnais. Il va falloir tenir nos positions. Demain la police viendra nous déloger. Et déjà un appel au peuple de lutruwita est lancé sur les réseaux sociaux : rejoignez la lutte, le sort de cette forêt est désormais suspendu à vos doigts. Alors que les juristes s’activeront à préparer le procès, les bulldozers seront libres d’envahir la forêt dès demain. Sauf si…  !

Sur quoi se base l’action légale contre le ministère de l’Environnement australien  ? Qu’attendez-vous du recours pour faire annuler l’autorisation du projet par le gouvernement fédéral, qui sera instruit en juillet 2022 ?
Pendant le blocage de la forêt, les militant.e.s ont enregistré, cinq mois durant, l’activité sonore nocturne avec des enregistreurs audios dispersés dans la forêt de McKimmie. Sans vraiment savoir ce qu’elles et ils cherchaient. Les résultats sont édifiants : la Tasmanian Masked Owl, une espèce de chouette protégée par la loi fédérale, a été détectée sur site avec une fréquence qui surpasse de loin toutes les études scientifiques disponibles. Plus encore, un enregistrement a particulièrement interpellé les expert.e.s : elles et ils pensent y entendre un ou une nouveau-né.e appelant pour être nourri.e, suggérant qu’une naissance de cette espèce en danger d’extinction a eu lieu récemment dans cette forêt. Des photographies d’un mâle et d’une femelle de cette espèce ont aussi été prises. Tout cela par et grâce aux militant.e.s qui ont passé l’hiver dans cette forêt.

Ces résultats, validés et applaudis par plusieurs expert.e.s scientifiques, servent donc de base pour l’action légale contre la Ministre chargée de la protection des espèces protégées, qui refuse de les prendre en considération.

On se revoit en juillet.

Tasmanian Masked Owl, espèce de chouette en voie d’extinction et protégée, résidente de la forêt McKimmie menacée de destruction par MMG, avril 2022, (Crédit : Rob Blakers).
Y a-t-il des débats au sein de votre mouvement de résistance, entre les partisans de l’action de terrain que vous menez et ceux qui préfèrent des actions plus conventionnelles (recours en justice, plaidoyer) ?
La devise de BBF est “Direct Action for Earth”, action directe pour la Terre. Son mode d’action est donc principalement la désobéissance civile directement dirigée contre les outils de destruction du Vivant. Elle va souvent de pair avec une action légale et scientifique. Désobéissance civile, action légale, recherche scientifique : ces trois axes se soutiennent et se nourrissent mutuellement. Par exemple :

a) les barricades érigées l’hiver dernier dans takayna ont permis de retarder l’arrivée des bulldozers
b) ce qui a permis à l’équipe scientifique de faire des recensements d’espèces protégées
c) les résultats de l’étude scientifique ont permis à l’équipe de juristes d’engager une procédure judiciaire
d) ce qui a donné du répit aux activistes et a renforcé leur légitimité à bloquer l’accès de cette forêt

Que signifie la non-violence et pourquoi avoir fait ce choix ?
La non-violence est ici un choix stratégique pour atteindre nos objectifs. Un choix viable et efficace dans le contexte légal et culturel tasmanien actuel. L’action non-violente interpelle les esprits, sans susciter le désaveu ou la disqualification chez la majorité des habitants. Si la violence était utilisée, ce soutien du peuple de lutruwita ne serait sans doute pas aussi important et cela risquerait d’exposer les activistes à une sévère répression punitive physique de la part des autorités. Gardons en tête que la “violence” est un concept subjectif et relatif. Certains s’égosillent en dénonçant la “violence” perpétrée par une personne franchissant le seuil de ce qu’ils ou elles appellent une propriété privée. D’autres pointent l’extrême “violence” que constitue la destruction d’une forêt primaire pour y construire une décharge bétonnée.

Lorsque je pense à l’action non-violente, j’ai ce souvenir qui me vient en tête :

Depuis 6h ce matin, Laz a son bras attaché à une épaisse couche de ciment coulée sous le capot d’une voiture. Voiture en travers de la route des bulldozers. Les managers de MMG tournent en rond, regardent leurs montres, exaspérés. Laz est sourde de naissance et ne sera pas dérangée par le marteau-piqueur policier qui tente de briser le ciment autour de son bras. Alors que le flic sue à grosses gouttes, Laz rit aux grimaces que nous lui faisons de l’autre côté du ruban de sécurité. Il est 16:50 lorsque Laz est finalement arrêtée et crie “Une autre journée de répit pour takayna” avant que la porte de la camionnette de police ne se referme sur elle. La nuit tombera 30 minutes plus tard et les camions n’auront pas le temps de se mettre à l’œuvre. Une amende et une convocation au tribunal plus tard, Laz sortira du commissariat en souriant.

Activiste bloquant l’accès à takayna en attachant son bras à une épaisse couche de ciment coulée sous le capot d’un véhicule, 19 avril 2022, (Crédit : Ramji).
Quel est l’état du combat écologique en Australie de manière plus générale ? Y a-t-il d’autres luttes locales ressemblant à celle-ci ? Que pensez-vous du mouvement des jeunes en grève pour le climat ?
lutruwita a une longue histoire de résistance populaire et de luttes pour la protection des espaces sauvages. La lutte contre le barrage hydraulique sur la rivière Franklin [7] ou le combat contre la déforestation des forêts primaires de la Upper Florentine [8], toutes deux victorieuses, ont fait date dans l’imaginaire collectif. Ailleurs en Australie, la campagne “STOP ADANI” a lutté pendant des années contre l’établissement d’une immense mine de charbon dans l’État du Queensland [9–11]. Le groupe d’action directe non-violente “Frontline Action on Coal” (FLAC) a joué un rôle essentiel dans cette campagne [12]. Plus récemment, un autre groupe d’action non-violente, Blockade Australia, a bloqué des centres névralgiques de l’économie australienne [13]. Blockade Australia a annoncé vouloir perturber la métropole de Sydney fin juin en menant des actions non-violentes d’envergure. Bien que de nombreuses luttes ne parviennent pas à la victoire espérée, elles sont, malgré tout, toutes souhaitables et désirables puisqu’elles font vibrer notre humanité en défendant notre Terre commune.
Manifestation contre le projet minier ADANI dans l’état du Queensland, (Crédit : Ramji).

Le mouvement des jeunes en grève pour le climat est très vif en Australie, notamment dans les grandes métropoles comme Melbourne ou Sydney. Elles et ils m’inspirent. Leur vision est claire et leurs demandes sont fortes. Leur détermination impose le respect et l’humilité. Ce mouvement fait valser de ’vieilles certitudes blanches” en lambeaux, et c’est très bien.

Dans les années 1990, des militants de l’organisation écologiste Earth First ! voyageaient à travers le monde pour soutenir des populations locales dans leurs luttes contre la destruction de leur milieu de vie, esquissant par-là les débuts d’une internationale écologiste. Pensez-vous qu’un tel mouvement serait souhaitable dans votre cas, et plus généralement pour la défense des milieux menacés à l’échelle mondiale ? Quelles autres actions efficaces, menées à l’échelle internationale, seraient souhaitables selon vous ?
Les luttes non-violentes et travaux d’Earth First ! ont nourri et pollinisé de nombreuses luttes tasmaniennes. En termes d’idéologie et d’axiologie : l’importance de la “Security culture” ou bien leur célèbre “No Compromise !”. En termes pratiques : l’utilisation de plateformes dans les arbres (tree-sit), de coudes métalliques (elbow) ou de véhicules bloquants (lock box, dragon) utilisés pour bloquer des routes ou immobiliser des machines [14].

Une internationale écologiste… oui, c’est un but que nous devons atteindre. Concourir à cette union des luttes, partager des connaissances et lancer des actions coordonnées, comme un grondement sous toutes les latitudes. Tout en conservant un ancrage local fort, depuis la racine.

19 mai 2022. C’est un peu après 8:00 du matin que le premier semi-remorque transportant des troncs de forêts primaires a été forcé de freiner. Un peu plus tôt nous avions bloqué l’accès de cette scierie au Nord de lutruwita. Deux tonneaux remplis de ciment, plusieurs centaines de kilos chacun, en travers de la route. Trois activistes attachés à ces tonneaux. L’accès à la scierie sera bloqué pendant plusieurs heures, provoquant une file de plusieurs dizaines de camions à l’arrêt. Des arbres vieux de plusieurs siècles, assassinés, réduits en copeaux de bois dans cette scierie, avant d’être exportés vers la Chine. Un non-sens criminel. Une bannière est brandie par les activistes : “Vote for Native Forests”, quelques jours avant les élections législatives. La même bannière est brandie par des dizaines d’autres groupes australiens ailleurs dans le pays, le même jour, à la même heure. Une action coordonnée, des citoyens unis contre la destruction des forêts primaires.

Blocage de la scierie ARTEC dans le Nord-Est de lutruwita
Action coordonnée avec plusieurs groupes australiens, 19 mai 2022, (Crédit : Karen Keefe)
Tu nous as écrit car, selon toi, l’histoire de votre combat « peut intéresser et inspirer le peuple francophone ». Comment vois-tu le mouvement écologique français depuis l’Australie et que voudrais-tu lui transmettre ?
Il est facile de se sentir seul.e à se battre dans son coin. Contre une multinationale, contre la machine capitaliste. Des luttes sont en cours sous toutes les latitudes et je pense que ces histoires doivent circuler. Ce qui marche, ce qui ne marche pas. Il y a des recettes qui font transpirer la machine et leur font avoir des cauchemars. Il y a des histoires qui nous font sortir de nos canapés, chausser nos bottes, se tenir la main en avançant. On doit en parler, sentir que la terre tremble de toutes parts, que la résistance s’organise et grandit. Un printemps rampant, depuis la forêt, à travers les barbelés et par delà les frontières.

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Pour aller plus loin :

  • Film, “They say I’m a terrorist” par Rummin Productions - vimeo.com/553098908. Sur la violence verbale à laquelle sont confrontées des activistes féminines en lutruwita / Tasmanie.
  • Film, “takayna - What If Running Could Save a Rainforest ?” par Patagonia Films - youtube.com/watch ?v=MHdE2YCRjck. Sur l’importance de protéger les espaces sauvages.
  • Livre, “Feeding the resistance” par Lisa Searle. Recettes vegans, élaborées par Lisa aux campements d’activistes qu’elle fréquente depuis plus de dix ans.

Blockade Australia :blockadeaustralia.com facebook.com/BlockadeAustralia/

Références

1. Australian Department of Sustainability, Environment, Water, Population. The Tarkine national heritage assessment. 2013. Available : https://www.awe.gov.au/search?search_api_fulltext=tarkine%20final%20assessment.pdf

2. Las Bambas : Peru copper mine halts operations amid protests. BBC News. 20 Apr 2022. Available : https://www.bbc.com/news/world-latin-america-61161250. Accessed 28 May 2022.

3. Bob Brown Foundation. In : Bob Brown Foundation. [cited 28 May 2022]. Available : https://www.bobbrown.org.au/

4. Lachlan nnett. Leak into Stitt River after issues with MMG Rosebery tailings storage facility | The Advocate | Burnie, TAS. 2018 [cited 28 May 2022]. Available : https://www.theadvocate.com.au/story/5722603/mining-effluent-leaks-from-rosebery-dam/

5. Press AA. Victoria police defend actions at Imarc mining protest after activist hospitalised. The Guardian. 30 Oct 2019. Available : https://www.theguardian.com/australia-news/2019/oct/30/melbourne-police-arrest-12-on-second-day-of-climate-protest-at-imarc-mining-conference. Accessed 28 May 2022.

6. Legal Observer Report : Policing of the IMARC Protests • Melbourne Activist Legal Support. In : Melbourne Activist Legal Support [Internet]. 6 Dec 2019 [cited 28 May 2022]. Available : https://melbactivistlegal.org.au/2019/12/06/report-the-policing-of-the-imarc-protests/

7. Hungerford A. UpRiver : Untold Stories of the Franklin River Activists. UpRiver Mob ; 2013.

8. Krien A. Into the Woods by Anna Krien. 2011. Available : https://www.blackincbooks.com.au/books/woods

9. Stop Adani. In : Stop Adani [Internet]. [cited 28 May 2022]. Available : https://www.stopadani.com/

10. Readfearn G, Smee B. Adani is poised to ship its first coal – is this failure for Australia’s defining climate campaign ? The Guardian. 17 Dec 2021. Available : https://www.theguardian.com/environment/2021/dec/18/adani-is-poised-to-ship-its-first-coal-is-this-failure-for-australias-defining-climate-campaign. Accessed 28 May 2022.

11. Smee B. Queensland police refuse to remove traditional owners occupying Adani’s coalmine site. The Guardian. 2 Oct 2021. Available : https://www.theguardian.com/australia-news/2021/oct/03/queensland-police-refuse-to-remove-traditional-owners-occupying-adanis-coalmine-site. Accessed 28 May 2022.

12. Frontline Action on Coal. In : Frontline Action on Coal. [cited 28 May 2022]. Available : https://frontlineaction.org/

13. Blockade Australia. In : Blockade Australia. [cited 28 May 2022]. Available : https://www.blockadeaustralia.com/

14. Earth First ! Earth First ! Direct Action Manual. First Edition. DAM Collective ; 1997.

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