Passe Sanitaire, conspirationnisme et luttes sociales

Dans le miroir italien
Un entretien avec Wu Ming

paru dans lundimatin#313, le 22 novembre 2021

Les lecteurs de Lundimatin connaissent déjà Wu Ming [1], auteur collectif (actuellement ils sont trois) bolognais, qui publie des récits et des essais et mènent une intense activité politico-culturelle, notamment à travers leur blog. Sur ce dernier est paru le récit d’un des acteurs du mouvement collectif anti-pass de Trieste, dont on lira par ailleurs le premier épisode, parfaitement complémentaire de cette interview. Outre qu’ils nous renseignent sur l’état des luttes outre-alpines, les réflexions des camarades italiens nous fournissent d’excellents points d’appui pour une réflexion que nous comptons livrer bientôt, en revenant sur la crise sanitaire, qui fut une occasion rêvée pour les chefs du monde, confrontés aux soulèvements de la dernière décennie, de se doter de toujours davantage de moyens de contrôler des populations. Force est de constater que, pour l’instant, après l’urgence antiterroriste, l’urgence sanitaire, nouveau visage de la politique de la peur, leur a plutôt bien réussi. Mais comme l’Italie l’a depuis longtemps expérimenté, Arx tarpeia Capitoli proxima. Ce qui, pour nos jeunes lecteurs privés de références classiques, peut se traduire par : « L’Elysée triomphant n’est jamais loin du Fouquet’s en flammes ».

S.Q.

Une interview du collectif Wu Ming par Federica Matteoni pour la revue allemande Jungle World. (25-28 octobre 2021, notes de WM ajoutées les 4 et 5 novembre, notes du traducteur signalées par NdT)

La manifestation du 8 octobre dernier à Rome, avec l’assaut du siège de la CGIL, semblait avoir confirmé aux yeux de l’establishment politique que l’opposition au Passe Sanitaire [2] était exclusivement fasciste. Et il était indéniable que la droite, extrême ou pas, s’était conquis des espaces sur le terrain de la protestation contre la gestion de la pandémie. Puis, à l’improviste, les choses ont changé, mais avant de raconter ça, expliquez-nous pourquoi d’après vous la description d’un mouvement anti-green pass essentiellement fasciste est fausse.
Dès le printemps 2020, nous avions prévenu que la colère sociale augmentait et qu’elle exploserait une fois diminuée la peur du virus. Nous avons dit que le déficit de critique de la gestion gouvernementale de la pandémie transformerait l’inévitable protestation en quelque chose de très confus, d’ambigu, de manipulable par l’extrême-droite et différents conspirationnistes. Nous avons durement critiqué la majorité de la gauche mouvementiste, qui exprimait une vision « virocentrique » [3] c’est-à-dire centrait uniquement ses discours sur le virus et le risque de contagion, en parlant très peu du fait que la gestion politique de la pandémie était irrationnelle, injuste, hypocrite et même criminelle.

Durant l’été, quand ont commencé les mobilisations contre le passe sanitaire, nous avons exprimé pour la énième fois notre opinion, en critiquant la posture hautaine de certains camarades, la facilité avec laquelle on appliquait des étiquettes, l’adhésion à la « paix sociale pandémique » du gouvernement Draghi par peur de dire « les mêmes choses que la droite », c’est-à-dire que Matteo Salvini et Giorgia Meloni, qui critiquaient le passe sanitaire mais pour des raisons opportunistes. Maintenant, il est clair que les rues sont pleines aussi de saletés sémiotiques et idéologiques. Aussi, mais pas seulement, et c’est justement ça la question.

Dans chaque mobilisation de masse, on a toujours entendu de tout : sans s’attarder sur la révolution russe de 1905 qui était au début conduite par le pope Gapone, rappelons que sur la place Tharir on entendait aussi des fantasmes de complot antisémite, à Gezi Park, on entendit aussi des fantasmes de complot nationalistes de matrice kémaliste (celle-là même qui pousse à nier le génocide arménien), etc. Aurait-il été juste de liquider ces luttes sur la base de ces références ? Non, et cela n’a pas de sens de le faire non plus pour les luttes en cours, celles de la post-pandémie [4], qui sont contradictoires, mais inévitables.

Face à la rue qui protestait contre le passe sanitaire – mais en réalité contre toute la gestion de la pandémie par les gouvernements Conte 2 et Draghi, le mainstream néo-libéral a tout de suite eu recours à la Reduction ad Hitlerum. Une certaine gauche, y compris « mouvementiste » a aussitôt embrayé. Au fond, ça fait partie de la tradition : l’opération rhétorique consistant à comparer potentiellement n’importe quoi au nazisme et n’importe quel adversaire aux nazis, et plus généralement l’usage indiscriminé des termes « fascistes » et « nazis », remontent au Komintern et au Kominform des années 30 et 40 : pour les staliniens, les trotskistes étaient des « trotsko-nazis », durant une certaine phase, les socio-démocrates étaient des « social-fascistes » et plus tard, les communistes yougoslaves des « tito-fascistes ». Nous avons tous entendus des camarades appeler « fascisme » n’importe quelle tendance qui leur déplaisait et nous avons utilisé « fasciste » comme terme générique, avec pour résultat de banaliser et de rendre toujours plus vague le concept de fascisme. Dans cette phase post-pandémique, la Reductio ad Hitlerum a rendu un service aux néo-fascistes, en exagérant leur rôle. Dans beaucoup de manifestations anti-passe, les fascistes sont absents ou insignifiants, dans d’autres, ils sont là, et évidemment ils s’efforcent de mener leurs sales manœuvres mais ce n’est peut-être qu’à Rome qu’ils ont une certaine importance, pour le reste, ce mouvement est sauvage, il défie tout paramètre interprétatif, et aucune force politique ne réussit à y avoir une véritable hégémonie.

Assurément, nous ne sommes pas étonnés que dans ces manifs, s’élèvent des cris contre « la gauche ». Désormais, dans l’esprit de très nombreux italiens, « la gauche », c’est le Parti Démocrate, c’est-à-dire un parti néo-libéral dans lequel les masses populaires reconnaissent, à juste titre, un ennemi. Ce n’est pas par hasard si le PD est surnommé le « parti des ZTL » (Zone a Traffico Limitato  : zones à trafic limité) : il reçoit ses votes principalement dans les centres historiques des villes transformés en salons bourgeois et dans des quartiers chics comme les Parioli à Rome. C’est là qu’est sa base sociale une moyenne bourgeoisie prétentieuse et hypocrite, qui affiche les résidus de son statut « intellectuel » et une identité « de gauche » toujours plus modérée, mais dans la réalité concrète est d’un élitisme répugnant, s’enthousiasme pour le classisme à chacune de ses manifestations, admire un banquier comme Draghi et veut plus de technocratie, plus d’inégalité – mais l’appelle « méritocratie » ou « innovation ».

Tout comptes faits, pas besoin d’être fasciste pour détester cette « gauche ». Et nous ne pouvons certes pas blâmer ceux qui n’en voient pas d’autre, car nous venons de longues années de basse marée des mouvements, sans compter qu’une grande partie de la gauche qui se dit « radicale » partage bon nombre des défauts de la « gauche » mainstream : la provenance de la moyenne bourgeoisie, l’élitisme, l’arrogance culturelle, la distance des problèmes de la vie de la majorité des gens.

L’extension de l’obligation du passe sanitaire à l’ensemble des lieux de travail est en train de créer un nombre croissant d’incohérences et de contradictions, il devient toujours plus évident que le passe sanitaire est une manière de décharger toute responsabilité sur la base pendant que le gouvernement Draghi – légitimé avant tout par la « guerre contre le virus », fait de la boucherie sociale. Tandis que nous en sommes à regarder encore le virus, gouvernement et patrons nous massacrent. La conscience de ça fait exploser des portions de la société, en un véritable « automne chaud » [5] que seuls des préjugés idéologiques empêchent de percevoir. C’est une vague qui défie toute description et prévision, mais c’est un véritable réveil du corps social après deux ans de coma.

« Pourquoi justement maintenant ? » et « Pourquoi justement à propos du passe sanitaire » ? sont deux questions importantes, mais qui deviennent futiles si elles sont posées par la gauche snob, c’est-à-dire sur un mode du chantage et de la liquidation. Simplement, le passe sanitaire a été vécu comme la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, après deux années qui ont détruit les vies de tant de gens. [6]

Cela n’a pas non plus grand sens de disserter philosophiquement sur l’abus présumé du terme « liberté » dans la communication de ces manifestations. Les accusations de « libéralisme », d’ « anarcho-capitalisme » et d’ « idéologie libertarienne » que certains intellectuels lancent contre les rassemblements, comme d’ailleurs la comparaison avec Trump et Bolsonaro, sont à côté de la plaque parce que le plus souvent, ces manifestations, en réalité, ne parlent pas seulement de « liberté » : elles parlent de leur propre prolétarisation. Une partie des couches moyennes précarisée, appauvrie, apeurée – des gens qui ne maîtrisent pas les langages de la lutte sociale et ne sont héritiers d’aucunes traditions politiques aux vocabulaires consolidés – traduit en termes de « liberté » la colère contre son propre déclassement récent ou imminent, et contre l’injustice qu’ils sentent avoir subie en raison de la manière dont l’épidémie a été gérée.

Dans sa hâte de prendre ses distances avec la rue, une certaine « gauche » de réseaux sociaux a affiché son mépris pour les libertés personnelles, considérées comme « bourgeoises ». Dans ce cas aussi, rien de neuf : à gauche existent des traditions dans lesquelles on a parlé des libertés avec suffisance et même avec mépris. Au fond de cette route, il y a le goulag. Il faut faire attention au choix des termes qu’on décide d’affubler de connotations péjoratives. Parce que l’individualisme, l’égoïsme, c’est une chose ; c’en est une autre que la sphère de l’autonomie dont chaque humain devrait pouvoir jouir, l’habeas corpus existentiel sans lequel la vie n’est pas une vie. Sans cette distinction, on fait une confusion terrible et on finit par épouser l’autoritarisme, en plus dans un contexte capitaliste, sans même l’excuse de la dictature du prolétariat !

Surtout, il est important de dire que cette manière de gérer la pandémie a agressé la dimension collective, la socialité, les relations entre les personnes… Dans ce contexte, la « liberté », c’est aussi la liberté de pouvoir vivre collectivement, de pouvoir affirmer un désaccord ensemble, de pouvoir manifester. Se limiter à dire que tout cela est « un truc de fascistes » est au minimum un signe de stupidité idéologique.

Mais, depuis quelques jours, sur les médias italiens domine l’alarme opposée, celle sur le rôle qu’ont dans la mobilisation la « gauche radicale », les « anarchistes », les « back blocs », et carrément « les ex des Brigades Rouges »… Qu’est-ce qui a changé ? Depuis l’Allemagne, où ne sont descendus contre la gestion de la pandémie que l’extrême-droite et les conspirationnistes, ces transformations rapides sont difficiles à comprendre…
Il y a deux ans, les camarades du Comité Invisible ont justement observé que les événements insurrectionnels traversent les frontières nationales avec beaucoup de difficultés, et que même quand ils les traversent, ils le font après avoir subi beaucoup de déformations, au point d’être méconnaissables. C’est comme s’il y avait une douane invisible qui arrête à la frontière les contenus politiquement dangereux et les laisse passer s’ils renoncent à une grosse partie de leur signification. [7]

Ils parlaient de la difficulté de raconter les luttes françaises en Italie et les luttes italiennes en France, mais d’après nous, cela vaut aussi pour les rapports entre l’Italie et l’Allemagne. Entre les « scènes » des deux pays, il y a une incommunicabilité historique, en partie cachée par une fascination réciproque, qui empire les choses. Dans le récit d’une lutte italienne à un public allemand (vice-versa), le risque de malentendu est énorme, il peut se répandre de véritables légendes métropolitaines, des exagérations, des mythologies. Mais au fond, il y a l’incompréhension. Par exemple, la scène italienne est totalement désinformée sur les mobilisations Ende Gelände [8], l’allemande ne sait rien sur le mouvement No Tav, qui cette année, célèbre son trentième anniversaire. Dans le mouvement italien, le peu qu’on a su d’un phénomène comme celui des Antideutschen [9] a suscité des réactions de stupeur et d’horreur : comment était-il possible qu’une partie de la gauche radicale en vienne à soutenir de telles positions ? Le contexte et la généalogie manquaient totalement.

Quand nous parlons des mouvements post-pandémiques en Italie et en Allemagne, nous devons ajouter ceci : la gestion politiques de la pandémie dans les deux pays a présenté des traits communs mais aussi des différences prononcées, ce sont des contextes très différents. Enfin : la situation est très compliquée, déjà vue depuis l’Italie, alors, imaginez-vous, depuis Berlin ou Hambourg !

La représentation des manifestations comme contrôlées par les fascistes a dominé jusqu’à il y a trois semaines puis il y a eu un changement drastique de perception, et maintenant, les médias montrent du doigt « l’extrémisme de gauche », le danger d’un retour du « black bloc », et carrément des Brigades Rouges ! [10] Bien sûr, le cadre rhétorique est celui des « extrémismes opposés », comme dans les années 70 : la démocratie libérale qui doit se défendre aussi bien des fachos que des rouges… Mais dans la narration, ce sont toujours les rouges les plus dangereux. En somme, quelque chose a changé. Quoi ?

Il s’est passé que sont arrivées toujours plus de critiques du passe sanitaire depuis la gauche et le monde anticapitaliste : s’y sont déclarés opposés tous les syndicats de base – COBAS, USB, USI, CUB, SOA – et même le plus grand syndicat italien, la CGIL qui à une époque était communiste mais aujourd’hui est d’orientation social-démocrate [11].

A compté aussi l’exemple de ce qui se passait en France, où tous les partis de gauche – France Insoumise, le Parti communiste français, le NPA, LO – et tous les syndicats se sont opposés au passe sanitaire de Macron. En Italie, le 11 octobre, il y a eu une grève générale lancée par les syndicats de base, et parmi les points à l’ordre du jour, il y avait le refus du passe. Entretemps ont explosé les événements de Trieste.

Voilà, le tournant dans le changement de rhétorique sur les manifestations a été le blocage du port de Trieste, dans le contexte d’une mobilisation qui allait dans une toute autre direction que celle de Rome, mais à Milan et Turin aussi, ça a été très différent. Dans une intervention sur votre blog, on parle de « solidarité de classe ». Je voudrais qu’on approfondisse cet aspect.
A Trieste, depuis août et jusqu’à aujourd’hui, est en cours une mobilisation de masse. Dans une ville de 200 000 habitants, à plusieurs reprises 20 000 personnes sont descendues dans la rue. Dans les cortèges, il y avait des ouvrières et des ouvriers de toutes les grandes activités productives de Trieste, à commencer par les travailleurs du port. Le 15 septembre, un rassemblement de travailleurs portuaires a bloqué une des principales entrées du port, et a reçu la solidarité de vastes secteurs de la population. Le 18 septembre, la police a expulsé le rassemblement à l’aide de motopompes et de gaz lacrymogènes. Souvenons-nous en : la police envoyée par un gouvernement qui est plus ami des patrons et néo-libéral de l’histoire italienne, présidé par l’ex-chef de la Banque centrale européenne, un des hommes qui ont piloté l’étranglement de la société civile grecque.

Durant toute cette année, a beaucoup compté le rôle des camarades qui depuis avril dernier mènent un travail politique et d’enquête militante à l’intérieur de la mobilisation contre le laisser-passer. Ils ont directement contribué à former la coordination citoyenne anti-green pass et depuis des mois ils vivent plongés dans une situation certainement contradictoire et difficile à gérer, mais aussi tumultueusement riche et vivante. Le cas de Trieste est la preuve que des espaces pour intervenir, il y en avait dès le début, qu’il était possible de s’engager pour que la protestation contre le laisser-passer reste dans le bon créneau, en délimitant bien le terrain commun.

Evidemment, quand la lutte a eu un écho médiatique, à Trieste se sont aussi pointés fascistes et gourous conspirationnistes du genre QAnon, venus aussi d’autres régions d’Italie. Ces personnes ont cherché à se conquérir un espace, et les médias les ont aidées, en les interviewant sans cesse, alors même qu’ils n’avaient aucun poids dans cette ville. Pour le moment, il semble que leur tentative de parasiter la lutte ait échoué.

Ce qui ne signifie pas que dans les cortèges on n’entende pas aussi des discours conspirationnistes et des thèses pseudo-scientifiques. Il est naturel que cela arrive.

Vous avez écrit que ce qui se passe à Trieste nous offre une anticipation de ce que seront les mobilisations futures, des problèmes que devront affronter et résoudre les mouvements – s’ils ne veulent pas n’être que de pusillanimes mouvements « d’opinion » - dans la phase pandémique du tardo-capitalisme. Qu’entendez-vous par là ?
En Europe et pas seulement en Europe, les soulèvements de l’avenir seront toujours plus « impurs » et surprenants, au moins à leurs débuts. On comprenait déjà cela en 2018, en observant le soulèvement des Gilets Jaunes en France, et ce sera toujours plus ainsi au fur et à mesure que le capital, dans une accélération vertigineuse de sa subsomption réelle, dévore toujours plus d’existences, rendant toujours plus précaires même la vie de couches qui auparavant avaient une situation garantie. Ces soulèvement commenceront dans l’impureté parce que les personnes qui en seront les protagonistes ne disposeront pas du bagage de départ dont nous les aurions voulus munies : la mémoire des luttes ouvrières et des mouvements sociaux, une conscience de classe, une tradition familiale du conflit social, etc. Mais, paradoxalement, cette absence de mémoire les dispensera aussi de suivre des schémas préconstitués. C’est une chose dont Toni Negri aussi, dans une des différentes phases de sa pensée, a eu l’intuition, de manière vague. Il écrivit là-dessus dans un article de 1981 intitulé Erkenntnistheorie : elogio dell’assenza di memoria. [12]

Les acteurs des prochaines vagues de luttes seront souvent « bi-conceptuels » : prolétaires (et en plus précaires) dans la nouvelle condition qu’ils vivent, et bourgeois dans une mentalité subsistante. Dans un premier moment, justement sous le choc du déclassement, ils chercheront à cultiver encore les valeurs petites-bourgeoises d’avant, restes de leur statut précédent.

Comme dit le linguiste cognitif Georges Lakoff [13], nous devons nous adresser aux « biconceptuels » en nous adressant à la partie de leur esprit qu’ils ont en commun avec nous. Donc, il faudra « parler » à leur expérience des nouvelles conditions matérielles, à ce qu’ils vivent concrètement, à leur colère contre le système. Si nous ne le faisons pas nous, ce seront les fascistes et autres réactionnaires qui le feront, qui s’adresseront à l’autre partie de leur esprit, à la rancunière nostalgie de leurs privilèges blancs et bourgeois.

Les mobilisations et situations de ce genre exigent un plus gros effort d’interprétation, une plus grande imagination politique et plus de patience. Ce n’est qu’avec la patience, et en renonçant à la tendance à catégoriser tout de suite ce qui se passe, qu’on peut espérer susciter des synthèses profitables. La hâte de juger typique des échanges sur les réseaux sociaux, ça oui, c’est sans l’ombre d’un doute, notre ennemie.

De quelle manière le passe sanitaire entre-t-il dans la gestion générale de la pandémie en Italie ? Comment se démonte dans une perspective radicale le discours pro-green pass ?
Il n’est pas facile de résumer la question pour un public allemand dans l’espace d’une interview.

En septembre 2020, un gigantesque foyer épidémique s’est déclaré dans la zone la plus industrialisée d’Italie, la province de Bergame, en Lombardie. Dans le Val Seriana, il y a des centaines d’usines de tailles diverses, qui font travailler des dizaines de milliers de personnes et alimentent la circulation quotidienne des salariés de Bergame et de sa province. Des experts ont tout de suite suggéré de fermer ces entreprises et de déclarer la vallée « zone rouge », mais la Confindustria [équivalent italien du Medef, NdT] a fait pression sur les politiques pour qu’il n’en soit rien. La contagion a très vite été hors de contrôle et s’est répandue dans toute la conurbation lombarde, où vivent environ huit millions de personnes. Le système sanitaire lombard, dévasté par des années de coupes et de privatisations, s’est écroulé en quelques jours. De là, la contagion s’est diffusée dans la moitié de l’Italie et aussi à l’étranger.

A ce point, la classe dirigeante, pour cacher ses propres responsabilités sur ce qui se passait, a lancé une série de diversions, basées sur le plus classique escamotage néo-libéral, déjà massivement utilisé avant la pandémie, dans ce qui concernait la biosphère, le climat, la santé : toute responsabilité de contagion a été reporté sur les citoyens et leurs comportements individuels. L’ensemble des lourdes restrictions appelées par commodité « lockdown » [confinement en français – NdT], à côté de mesures raisonnables, en contenait d’autres totalement privées de sens. Les lieux les plus exposés à la contagion (ceux de la production manufacturière, les plates-formes de la logistique et la transformation des viandes et d’autres aliments) restaient ouverts mais on interdisait et punissait des comportements inoffensifs comme de sortir de chez soi pour une promenade. Des hélicoptères de la police surveillaient les plages, des drones partaient à la chasse aux « transgresseurs » dans les forêts et les montagnes. On a promu une inutile et fallacieuse « culpabilisation du citoyen », comme l’a appelée le sociologue Andrea Miconi.

Ceux qui ont défendu ces mesures restrictives « au nom de la science » ont en réalité alimenté peurs et croyances antiscientifiques. Aujourd’hui, il est prouvé – mais on l’avait déjà compris l’année dernière – que la contamination à l’extérieur est très difficile. D’après toutes les études, la contamination au coronavirus à l’air libre va du « hautement improbable » au « presque impossible ». Et pourtant tous les boucs émissaires indiqués par le gouvernement et par les médias comme coupables de l’épidémie, étaient des personnes qui se trouvaient à l’extérieur : marcheurs, promeneurs, personnes qui menaient trop souvent leur chien pisser, jeunes qui buvaient une bière dans la rue, etc. Cependant, les foyers épidémiques de l’industrie ont disparu de tous les discours. L’apothéose a été atteinte en 2020 avec l’obligation du masque à l’extérieur et le couvre-feu à dix heures du soir, mesures qui n’avaient pratiquement rien de scientifique.

Ce confinement sélectif et déséquilibré servait juste à donner l’idée que le gouvernement « faisait quelque chose » sans toucher aux intérêts de la Cofindustria. En même temps, ça a été une excellente occasion de renforcer un capitalisme encore plus grand, celui des colosses de la Big Tech comme Amazon, Google, Facebook…

Le passe sanitaire prolonge et porte à un niveau supérieur cette politique de culpabilisation des citoyens. C’est un dispositif de déresponsabilisation du gouvernement et des patrons qui alimente le syndrome du bouc émissaire. Qui aujourd’hui sont les dénommés « Antivax ». La campagne obsessionnelle su le « danger Antivax » est peut-être la diversion la plus martelée dans la conscience des citoyens depuis le début de cette histoire.

Il n’est pas vrai que le passe sanitaire soit nécessaire pour convaincre les gens de se vacciner. Quand le greenpass a été introduit, la campagne vaccinale allait déjà bon train, nous avons près des 80% de vaccinés. Parmi les travailleurs de l’école, le pourcentage était proche de 90%. Dans la santé, il était même supérieur à ce dernier pourcentage. Après deux mois d’extension continue de l’obligation au passe, nous en sommes encore autour des mêmes chiffres. Non seulement, cela n’a pas fonctionné comme véritable incitation à la vaccination [14], mais l’arrogance du gouvernement a raidi les résistances. Le passe n’est qu’un instrument de propagande, c’est un instrument discriminatoire qui punit d’isolement social ou de perte d’emploi des millions de personnes qui n’ont commis aucun acte illicite (parce que le vaccin anti-Covid n’est pas obligatoire), c’est un instrument qui permet aux patrons un contrôle sans précédents sur les travailleurs.

Durant ces vingt mois, une bonne part de la gauche « radicale » - qui par moment a paru plus apeurée que la moyenne des italiens, sauf qu’elle appelait sa peur de mourir « altruisme » - a renoncé à critiquer la logique de ces mesures et n’a parlé que du virus. Le virus, le virus, le virus. C’est pourquoi elle a été incapable de critiquer le passe, et même l’a défendu, en adoptant exactement la même position que la Cofindustria, Draghi et toute la classe dirigeante. Une classe dirigeante qui est la vraie responsable de plus de cent mille morts et de millions d’existences inutilement gâchées si ce n’est détruites, économiquement et psychologiquement.

Par chance, une autre partie de la gauche et des mouvements sociaux s’est arrachée à sa longue hypnose et s’est rendu compte de la logique développée par le gouvernement.

Pour revenir aux manifs : « Ils ne sont peut-être pas tous fachos, mais ce sont tous de dangereux antivax et complotistes », seconde narration mainstream. Et alors, les moins excités disent : « il faut convaincre les gens, expliquer, les inciter à se vacciner et à accepter le passe sanitaire ». Qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans ce raisonnement, à part le fait que beaucoup n’ont pas encore compris (ou feignent de ne pas comprendre) la différence entre refuser le vaccin et refuser le passe ?
Il faut distinguer entre les discours sur le vaccin et les discours sur la politique vaccinale, c’est-à-dire sur les modalités de production, la mise sur le marché, la légitimation et l’administration des vaccins anti-Covid. Si nous ne sommes pas en mesure de développer un discours spécifiquement scientifique et pharmacologique sur le vaccin, nous pouvons critiquer des aspects de la campagne de vaccination. C’est un thème politique. Beaucoup de décisions n’ont rien eu de scientifique, elles étaient purement politiques, souvent la logique n’était que médiatique.

Quand, en Ligurie, une adolescente est morte d’une thrombose après la première dose d’AstraZeneca, le Comité technique scientifique du gouvernement a suggéré d’utiliser pour la deuxième dose un autre vaccin : Pfizer ou Moderna. Ils sont allés jusqu’à déclarer que la vaccination « hétérologue » était même mieux que l’autre. Mais si elle est meilleure, pourquoi on ne la fait pas toujours ? Peu après, ils ont arrêté que le choix sur le type de vaccin à inoculer revenait aux citoyens. Comme si ces derniers étaient experts en immunologie !

Cependant, l’âge pour pouvoir vacciner avec AstraZeneca est passé de « moins de 55 ans » à « moins de 65 ans », puis carrément aux « plus de 65 ans ». Pourquoi ? Parce que l’expérimentation clinique avait été menée sur des sujets de moins de 55 ans, mais ensuite on a vu que dans cette tranche d’âge, le vaccin pouvait avoir des contre-indications – par exemple pour les femmes utilisant des contraceptifs hormonaux – et ils ont décidé d’élever l’âge, mais tout cela a été fait dans l’improvisation, sans aucune étude là-dessus.

Encore : la durée de la période qui se déroule entre deux inoculations du Pfizer est passée de trois à six semaines, contre les recommandations même de la firme productrice, puis tout a changé de nouveau : chaque région d’Italie a établi sa propre durée, dans ce cas encore en improvisant. En Campanie, entre les deux doses, il se passe 30 jours, en Toscane 42.

Dernier exemple : au début le passe était valide 270 jours (9 mois), puis ils l’ont étendu à un an. A-t-on découvert que l’immunité due au vaccin durait plus longtemps que prévu ? Non. La décision a servi à prendre du temps : en octobre et en novembre, les passes de la majorité des travailleurs de la santé - médecins, infirmières, employés de l’administration et du nettoyage, etc. – allaient être périmés, et il en aurait résulté un beau bordel.

Nous avons été vaccinés mais nous trouvons compréhensible que certains ne veuillent pas l’être vue la communication schizophrène, l’arrogance, le halo de non-fiabilité qui entoure le gouvernement hors des bulles bourgeoises qui lui donnent leur consentement. Si, avec l’obligation du passe, le gouvernement vous ordonne de vous vacciner, sinon il vous rendra la vie impossible, et que vous dites : « non, après tout ce qui s’est passé, je n’ai plus confiance », nous pouvons comprendre pourquoi. Cette défiance est fondée, entre autres, non seulement sur la gestion délictueuse de la pandémie, mais en général sur une réalité que les camarades convertis au scientisme [15] le plus aveugle sont même arrivés à nier : dans une société capitaliste, la médecine opère selon des logiques capitalistes. L’antivax en tire des conclusions absurdes ? C’est vrai. Cela n’empêche pas cette réalité d’exister.

Il y a une crise de légitimité des institutions, une défiance généralisée, un refus de croire tout ce que dit le mainstream. La moitié de la population ne vote plus, elle n’en a rien à foutre de participer au fonctionnement de la machine des partis. Pour tous ces motifs, nous ne voulons pas stigmatiser ceux qui ne veulent pas se faire vacciner, même si nous avons décidé le contraire, et nous ne pouvons pas considérer ces personnes, comme beaucoup de gens « de gauche » comme étant plus nos ennemis que la classe dirigeante qui nous a fourré dans cette situation de merde.

Evidemment, quand l’antivax balance des conneries et répand de fausses nouvelles et des fantasmes de complot, nous les démontons dans la mesure où nous le pouvons, comme le fait Wu Ming 1 dans La Q di Qomplotto. [16] Ce que nous ne faisons pas est nous unir à ceux qui ont fait de « l’antivax » un bouc émissaire, nous ne nous joignons pas au jeu de massacre qui sert à absoudre le gouvernement et les patrons.

Encore : pas besoin d’être contre les vaccins pour saisir une donnée de fait : tout concentrer sur les vaccins comme sur l’arrivée de la cavalerie a contribuer à refouler les causes structurales de la pandémie, de son impact et de sa gestion sous le signe de l’urgence. Quand est arrivé le vaccin, personne n’a plus parlé d’inverser le chemin du démantèlement de la santé, de sa réorganisation sur le modèle de l’entreprise, qui l’a rendue incapable de tenir face à tout ce qui sort de l’ordinaire.

Vous avez cité La Q di Qomplotto, livre dans lequel l’un d’entre vous, Wu Ming 1, analyse le conspirationnisme en partant de « noyaux de vérité ». Pouvez-vous expliquer brièvement ce concept et en quoi il est applicable à la situation pandémique ?
Nous identifions dans la diffusion massive et transversale des conspirationnismes (y compris sur le thème des vaccins), l’expression d’un malaise, d’un mécontentement, d’une conscience confuse que la société capitaliste est invivable, déshumanisante, aliénante. C’est cela, les « noyaux de vérité », il y en a de plus généraux, et de plus spécifiques.

Même QAnon a des noyaux de vérité : le système est effectivement monstrueux, le parti démocrate américain sert vraiment les intérêts d’une élite répugnante. De ces prémisses et intuitions on découlé non pas, en toute cohérence, une conscience anticapitaliste, mais la croyance en une société secrète de satanistes pédophiles vampires qui maintiennent en esclavage sous terre des millions d’enfant. C’est un gros problème. Les noyaux de vérité n’en disparaissent pas pour autant. QAnon est une allégorie inconsciente et une parodie involontaire d’une critique du système.

Les noyaux de vérité sont des prémisses générales, des intuitions tronquées, des mécontentements vagues, des colères peu ou pas du tout élaborées, du mal de vivre dans la société capitaliste. Et si nous pouvons les trouver dans QAnon, à plus forte raison, nous pouvons les trouver chez les antivax. Ce sont les mêmes noyaux à partir desquels se sont développés d’excellents courants de critique de la médecine capitaliste, d’Ivan Illich aux époux Basaglia, de Michel Foucault au SPK allemand [17], de Félix Guattari aux antipsychiatres britanniques.

Subordination de la santé à la recherche du profit, rapport malsain entre médecine et marché, dépendance de la recherche médico-pharmaceutique par rapport à des entreprises à haute concentration de capital, croissante bureaucratisation et dépersonnalisation du traitement, défiance envers l’industrie sanitaire après une longue suite de scandales… Tout cela, ce sont et ce seront des thèmes qui nous appartiennent, sur lesquels s’exprime un mécontentement que nous n’intercepterons jamais et en conséquences nous ne porterons jamais dans des directions plus sensées et fécondes, si nous nous refusons à le voir et traitons juste ceux qui l’expriment comme des ennemis. Ce faisant, nous nous réduirions au rôle de chiens de garde du système, défenseurs du statu quo. Et laisserions le champ libre aux agitateurs fascistes.

A tout cela, nous devons ajouter les noyaux de vérités moins généraux, ceux concernant la gestion pandémique, tous les mensonges débités par le gouvernement, toute la terreur semée, toute l’information aussi proclamée qu’incohérente qui a accompagnée la campagne vaccinale.

Face au complotisme comment peut réagir une gauche radicale en évitant l’approche arrogante de la criminalisation ou de la dérision ou de la paternaliste « invitation à raisonner » ?
Nous sommes contre l’approche la plus courante face au conspirationnisme, une approche idéaliste (dans l’acception philosophique du terme), libérale, scientiste, etc. Une approche dans laquelle disparaissent les contradictions du système, les classes, les rapports sociaux, les rapports de forces, et en général les dynamiques collectives. Dans laquelle on fait disparaître, en somme, les conditions matérielles du conspirationnisme.

Selon une classique « robinsonnade », comme les appelait Marx, dans cette narration, il ne reste plus que le « complotiste », un personnage qui, au choix, peut-être couvert de sarcasmes ou invité à réfléchir (ou les deux ensemble), mais toujours sur le terrain abstrait de la « bataille des idées ». C’est l’approche que Wu Ming 1 critique durement dans La Q di Qomplotto.

Seuls de nouveaux mouvements, de nouvelles concaténations collectives peuvent prévenir les dérives individuelles puis tribales du conspirationnisme, en recommençant à batailler en liens solidaires avec les luttes anticapitalistes, pour récupérer cet espace que nous avons laissé vide et que les fantasmes de complot ont rempli.

Ce n’est pas un hasard si, quand démarrent des luttes qui touchent le réel, c’est-à-dire attaquent le système dans son vrai fonctionnement, « la bonne monnaie chasse la mauvaise ». Très probablement, les travailleurs italiens qui ont fait grève, occupé, bloqué les entrepôts de la logistique aux côtés de leurs collègues migrants, et ont constaté que les migrants étaient les plus radicaux et les plus déterminés, sont aujourd’hui moins sensibles à des conneries comme « le Grand Remplacement » et autres fantasmes xénophobes.

Le résultat du conspirationnisme est de dévier le mécontentement et de canaliser les énergies qui pourraient être investies dans des vraies luttes et dans la transformation sociale vers des lieux où de de telles énergies sont dissipées ou, pire, utilisées pour alimenter des projets réactionnaires. C’est pourquoi, comme le dit le sous-titre du livre, « les fantasmes de complot défendent le système ». Il s’agit de « narrations de diversion » [18]. Qui toutefois n’auraient aucun succès si elles ne se formaient pas autour de noyaux de vérité.

Si durant ces années, les fantasmes de complot semblent s’être imposés dans de nombreux espaces, c’est parce que ces espaces sont restés vides mais quand arrivent les vraies luttes, le conspirationnisme est détrôné. Il ne disparaît pas (parce qu’il ne disparaît jamais) mais en tout cas passe au second plan. Votre fantasme de complot – disons sur les Reptiliens – vous le mettez de côté en faveur de l’expérience concrète de lutter à côté de personnes qui n’ont pas envie d’entendre parler de Reptiliens mais qui partagent votre situation, vos intérêts, vos objectifs.

Les camarades qui, au milieu de mille difficultés, interviennent dans les rassemblements No Pass ne sont pas partis d’une lecture a priori, ils n’ont pas pensé tout résoudre avec des petites phrases au format Twitter : ils ont commencé à faire un travail politique dans cette situation, en se plongeant dans la contradiction plutôt qu’en l’esquivant.

Ce que cherchent à faire ces camarade, c’est partir du « bi-conceptualisme » des personnes qui luttent avec eux. Ils ont quelque chose en commun avec nous ; l’idée que le système est répugnant, que les narrations dominantes sont des bobards, que les coûts de la pandémie sont assumés par les plus faibles, etc. Quelque chose d’autre les sépare de nous : les pseudo-explications qu’ils se donnent, les conclusions réactionnaires auxquelles ils parviennent en partant de ces prémisses, les boucs émissaires et personnages imaginaires auxquels ils s’en prennent (la Cabale, les Reptiliens, etc.) Nous devons trouver le moyen de parler à l’intersection entre eux et nous, à la « moitié » de leur façon de penser que nous avons en commun. De la dérive tout le reste. C’est comme le Tai Chi : les « formes », les séquences de mouvements longues et complexes, on ne réussit à les accomplir que si la posture de départ est la bonne.

[2Note du Traducteur : En Italie, le passe sanitaire s’appelle Green Pass, conformément au philo-américanisme de la culture italienne et à l’habitude qui en découle, de décorer du prestige de l’anglais les mauvais coups de la classe dominante (« Job Act » pour l’équivalent de la « Loi travail », par exemple)

[3« Virocentrism »  : « Ensemble de préjugés cognitifs et d’erreurs logiques qui faussent la perception de l’urgence Covid. La première impression tirée d’un moment de forte inquiétude et de peur – « le virus va tous nous tuer ! » - persiste et se renforce : la pensée est inexorablement capturée par le virus et sa circulation, chaque raisonnement tourne autour de l’éventualité de la contagion et tout risque en dehors d’elle passe au second plan. Dans la pensée virocentriste :

1. le virus n’est pas le facteur déclenchant mais la cause première, sinon unique, des problèmes surgis durant l’épidémie. Le virus est l’Ennemi suprême et est souvent décrit sous une forme personnalisée, comme s’il était doté de subjectivité et de mauvaises intentions ;

2. L’urgence de contenir le virus fait passer au second plan tout autre exigence et droit et justifie n’importe quelle mesure, y compris des mesures dont l’impact général pourrait s’avérer plus grave que celui de l’épidémie elle-même » (tiré de Wu Ming 1, La Q di Qomplotto, Alegre, Rome 2021 [à paraître en français, chez Lux Editeur deuxième semestre 2022])

[4Post pandémique : pour nous cela signifie : après le début de la pandémie, non pas depuis sa fin. La pandémie n’est pas finie, mais la manière dont elle a été administrée par les gouvernements et les institutions internationales a déjà altéré le contexte dans lequel les luttes interviennent.

[5Durant l’automne 1969, une vague de grèves générales et de gigantesques manifestations ouvrières pour le renouvellement des contrats de travail fut appelée « Automne chaud ». Depuis l’impression indique la possible explosion de luttes sociales après la pause estivale, quand ouvriers et étudiants rentrent de vacances : « Il y a risque d’un automne chaud ».

[6La tendance à ridiculiser les gens qui se mobilisent pour la première fois en demandant : « où étaient ces personnes quand nous manifestions contre ceci et contre cela ? » peut être interprétée de différentes façons

a. Il s’agit d’une vérité partielle, indument généralisée, étant donné que dans ces rassemblements, il n’y a pas que des « débutants » mais aussi beaucoup de personnes qui ont participé à des luttes précédentes, personnes qui, confrontées à la question : « où étais-tu ? » pourraient facilement répondre : « Moi, j’étais dans la rue. Jusqu’à il y a quelques temps, tu y étais aussi. Où es-tu maintenant, toi ? »

b. C’est une affirmation d’identité et de propriété : « les manifestations sont traditionnellement notre truc à nous, on était là avant ! » dit la « bonne gauche ». Néanmoins, les rues n’appartiennent à personne. Sinon à ceux qui les prennent. Quant aux « bons de gauche », ils les ont laissées vides.

c. C’est une manifestation de snobisme face à une mobilisation sans « pédigrée », illisible selon les paramètres habituels.

d. C’est la manière la plus rapide d’abaisser une mobilisation qui met la « bonne gauche » devant des contradictions qu’elle n’a aucune envie (ni capacité) d’affronter.

e. C’est une façon de faire taire sa propre mauvaise conscience : l’adhésion acritique à la gestion de la pandémie a poussé certaines personnes à une soumission et une passivité totales : « laissons faire ceux qui nous sauvent la vie ». Maintenant, le sujet passif est à moitié conscient du fait qu’il y aurait de bonnes raisons de descendre dans la rue, vu que les politiques de Draghi augmentent les inégalités, mais il est difficile de se débarrasser de deux années de passivité et de peur, alors la « bonne gauche » garde de la rancœur envers elle-même et envers les manifestants qui lui rappellent sa passivité.

[7On peut lire cette réflexion dans l’Introduction au recueil italien des trois livres du Comité Invisible : Comitato Invisibile, L’insurrezione che viene/Ai nostri amici/Adesso, Not, Rome, 2019

[8Ende Gelände [Littéralement : « Site de Fin »] est un mouvement allemand connu surtout pour organiser des occupations de mines de charbon. Cf https://www.ende-gelaende.org/fr/

[9Antideuschen [Anti-Allemands] est le nom par lequel on désigne conventionnellement un courant bizarroïde de la gauche radicale allemande, qui se distingue par une dénonciation incessante de l’antisémitisme qui envahirait la gauche et la politique allemande en général, soutient sans condition Israël (avec en conséquence une condamnation de la résistance palestinienne) et tend à soutenir toute action militaire contre l’ « islamisme » et les ennemis d’Israël, y compris l’invasion américaine de l’Irak en 2003.

[10L’éphémère mais pernicieuse narration sur la participation des Brigades Rouges aux manifestations anti-passe a son origine dans la présence de Paolo Maurizio Ferrari, un ex-membre des BR de 76 ans, à une grande manifestation à Milan. Les médias l’ont montré en disant : « Voyez ce type, avant, c’était un terroriste rouge et maintenant, il manifeste côte à côte avec les nazis. » Naturellement, Ferrari n’était à côté d’aucun nazi, mais il tenait une banderole avec le slogan antifasciste par excellence « Maintenant et toujours Résistance ».

[11A dire vrai, l’opposition au passe sanitaire, de la part de la CGIL, n’a été que verbale. Quant aux syndicats de base, leur mobilisation est restée séparée de celle des manifestants anti-passe. En tout cas, leurs déclarations ont eu un rôle important pour démontrer que les critiques n’étaient pas en soi « un truc de fascistes ».

[12article publié dans Metropoli, N°5, juin 1981 et repris dans Fabbriche del soggetto, Ed. Ombre Corte, 2013

[13Lakoff, qui, à la différence de ce que nous sommes, est un libéral, utilise le terme « bi-conceptuel » pour quelqu’un qui est « conservateur sur certaines questions et progressiste sur d’autres, dans beaucoup, beaucoup de combinaisons possibles ». Nous sommes mal à l’aise avec des catégories politiques – surtout « progressiste » - et nous préférons relier le bi-conceptualisme à la classe, au statut et aux conditions matérielles. En tous les cas, toute réflexion sur le biconceptualisme dans les nouvelles mobilisations impures devrait partir du 4e « point pour les luttes futures » que Paul Torino et Adrian Wohlleben ont adjoint à leur analyse de 2019 « Memes with force – Lessons from the yellow vests » : « N’excluez pas les ‘conservateurs » du mouvement idéologiquement, popularisez plutôt des gestes que leur idéologie ne peut soutenir. »

[14Ici, on notera la différence avec la France, où il semble bien que l’instauration du passe ait fait bondir le taux de vaccination (NdT)

[15Nous utilisons le terme « scientisme » pour indiquer, avant tout, l’attitude de ceux qui en appellent à la science comme argument d’autorité, en répétant que « la Science dit » une certaine chose, tout en n’ayant pas la moindre idée de la manière dont fonctionnent la science, la recherche, le débat interne à la communauté scientifique. Pour ces gens, « Science » est un mot vide, et une de ces pseudo-idées que le mythologue Furio Jesi appellerait « idées sans mots », c’est-à-dire impossibles à expliquer, comme celles typiques de la culture de droite (Patrie, Esprit, Nature, etc.). Il va de soi que cette manière d’utiliser le terme « Science » est ce qui peut se concevoir de moins scientifique, parce qu’elle se fonde sur un acte de foi plus ou moins masqué. Habituellement, un croyant dans le scientisme confond les résultats provisoires de la recherche scientifiques avec les vérités les plus consolidées de la science, et attribue aux deux la même autorité indiscutable, alors qu’un article sur la contagiosité des positifs asymptomatiques au Covid-19, c’est une chose, tandis que les lois de la thermodynamique, c’en est une autre. Un croyant au scientisme est aussi convaincu qu’il n’ a pas de limites à l’extension de la connaissance scientifique, et que sous cet aspect, la science, - toujours au singulier – est supérieure à toutes les autres activités humaines qui s’efforcent de comprendre le monde, raison pour laquelle toutes elles doivent se conformer, ou être réduites, à la science. Dans cette dernière connotation, même Henri Bergson utilisait le terme « scientisme », en insistant sur le fait que la science doit rester « scientifique », et non « scientiste », c’est-à-dire « [doublée] d’une métaphysique inconsciente, qui se présente alors aux ignorants, ou demi-savants, sous la masque de la science. »

[16A paraître en français aux Editions Lux, deuxième semestre 2022 sous le titre Q comme Qomplot

[17SPK : acronyme allemand pour Collectif des Patients Socialistes. Fondé à Heidelberg en mars 1970, ce groupe s’est dissous en 1971. Un collectif du même nom a été créé en 1973 et existe encore. Le texte le plus célèbre du SPK est le pamphlet Aus der Krankheit eine Waffe machen (« Faire de la maladie une arme » publié pour la première fois en 1971 avec une préface de Jean-Paul Sartre.

[18Narration de diversion : Représentation d’une situation politique ou d’un problème social qui, en se concentrant sur des causes et responsabilités fausses, ou des causes secondaires de peu d’importance, détache la critique du fonctionnement réel et des contraditions du capitalisme, en proposant de fausses solutions souvent centrées sur des boucs émissaires. Une narration de diversion retarde la réelle prise en charge des problèmes, disperse les énergies et brouille le tableau, aggravant ainsi la situation de départ. Parmi les narrations de diversion qui assument de telles fonctions, les fantasmes de complot sont les plus fréquents.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :