Recette pour construire une méga-usine

suivi de « Pourquoi nous boycottons la pseudo-concertation sur l’agrandissement de STMicro à Crolles »

paru dans lundimatin#420, le 19 mars 2024

Ingrédients :
— une entreprise du CAC40
— un fonds de pension américain détenu majoritairement par des Émiratis
— beaucoup de béton
— pas mal d’ingénieurs et d’ouvriers du BTP
— des services préfectoraux bienveillants
— des intérêts industriels et stratégiques
— une cuillère à café d’enquête publique
— (facultatif) une pincée de concertation publique

Allergènes :
— risques industriels niveau Seveso Seuil Haut
— déni de démocratie
— production d’objets inutiles
— collaboration avec l’industrie de l’armement

RECETTE

— 1 : Mélangez l’entreprise du CAC40 avec le fonds de pension américain. Attention à ce que les 87,5 % de financements émiratis se mélangent correctement aux intérêts stratégiques de l’Union Européenne (formation de grumeaux possible).

— 2 : Pour cela, utilisez les services préfectoraux. Ils sont disponibles en quantité : réservez-en une partie au réfrigérateur pour la suite de la recette (les services de l’État se conservent au frais [1]). Avec ceux que vous aurez choisis pour ce moment, touillez sans ménagement : l’idée est d’obtenir plusieurs milliers de mètres cubes de béton bien lisse. Les arrêtés préfectoraux et autres études de la DREAL sont des outils très pratiques pour obtenir une pâte bien molle. En cas de formation de grumeaux (avis défavorable de la MRAE) continuez comme si de rien n’était et affirmez que votre recette est très très bonne.

Attention : la suite de la recette est contre-intuitive.

— 3 : À PARTIR DE JUIN 2022. Communiquez. N’attendez pas que le béton soit bien mélangé, et lancez immédiatement les conférences de presse, visites du Président de la République et autres communiqués de presse. Annoncez l’ouverture prochaine de l’usine. État d’esprit : « Notre recette est vraiment très très bonne », « le gâteau sera délicieux ».

— 4 : AU MÊME MOMENT.
Lancez sans attendre les travaux. Vérifiez que votre béton est bien mélangé aux intérêts industriels et stratégiques. Ajoutez les ingénieurs, le béton et les ouvriers du BTP en touillant énergiquement. Ne laissez pas reposer, les travaux doivent avancer à marche forcée. Comme on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, il est possible que des ouvriers meurent sur le chantier [2]. Continuez à communiquer, et n’hésitez pas à affirmer que la méga-usine entrera en production « début 2024 » [3], voire qu’elle est déjà en fonctionnement [4].

— 5 : SEPTEMBRE-OCTOBRE 2023. Vérifiez que le chantier est bien avancé. Lancez alors une enquête publique. Pas la peine d’en acheter un sac entier, vous n’en avez besoin que d’une cuillère à café. Organisez deux réunions publiques et une consultation en ligne de 43 jours. Ne vous embêtez pas à construire un dossier solide : l’idée est simplement de décorer la méga-usine. En cas de rupture de stock, vous pouvez également vous servir de paillettes de chocolat, le résultat sera le même. Vérifiez l’effet produit : vous devez maintenant être à deux doigts de bénéficier d’un avis favorable à la mise en service.

— 5bis : DÉCEMBRE 2023. Droit à l’erreur. Oups, vous avez foiré votre recette en mettant les ingrédients dans le désordre. Il parait qu’il aurait fallu commencer par une concertation publique avant de lancer l’enquête publique… Qu’à cela ne tienne, avec cette recette on peut toujours rattraper le coup : passez directement à l’étape suivante !

— 6 : MARS-AVRIL 2024.
Concertez la population. Dernière étape avant la mise en service : la démocratie. Exercice exigeant, mais qui arrive à la fin du processus, quand tout est déjà prêt, donc pas trop de stress à avoir. Il est même possible d’éviter cette étape, sauf si les opposants à votre recette ont fait savoir partout que le gâteau serait immangeable. Oubliez ces jaloux et pliez-vous à l’exercice (votre service com’ et les services préfectoraux vous ont expliqué que c’est un passage obligé). Détendez-vous, rappelez-vous que vous avez le soutien d’Emmanuel Macron et de l’Europe. Laissez les gens s’exprimer, bouchez vos oreilles si nécessaire.

— 7 : COURANT 2024. C’est prêt, ouvrez l’usine ! Ressortez du frigo les services de la préfecture que vous aviez réservés et réchauffez-les au micro-ondes. Demandez un arrêté de mise en service, ou DAE (demande d’autorisation environnementale). À ce moment, une seule inconnue : puisque c’est la première fois que la CNDP retoque un industriel qui a « oublié » de faire la concertation en amont de l’enquête publique, personne ne sait s’il va falloir refaire l’enquête publique qui a eu lieu avant [5], ou si on pourra « se débrouiller ». Croisez les doigts, et n’hésitez pas à repasser un petit coup de fil à Emmanuel Macron. Vous pouvez faire une méga-inauguration pour la méga-usine. Attention, possibilité que les opposants gâchent encore une fois la fête.

Au vu des éléments ci-dessus, il est possible que des gastronomes raffinés considèrent que votre recette est faite à l’envers, voire qu’elle est franchement dégueulasse et qu’ils décident de saboter votre concertation pipeau. Il est même possible qu’ils organisent eux-mêmes de véritables débats démocratiques sur l’utilité sociale de votre production.
Affirmez qu’ils ne connaissent rien à la cuisine, qu’ils ne savent pas ce qui est bon. Souvenez-vous des millions d’euros que vous comptez gagner dans l’opération et affirmez que vous agissez au nom du bien commun et de l’intérêt général.

Tous à table !
22 mars, 19h, Maison Minatec

Tous les amateurs et toutes les amatrices de gastronomie sont convié-e-s à amener leurs casseroles pour participer à la recette lors du « débat » intitulé « La microélectronique : des pionniers isérois aux créateurs et fabricants d’innovations technologiques pour relever les défis de notre société ». Si la recette est mauvaise, nous ne nous priverons pas de le dire et de taper sur nos casseroles !

* * *

Pourquoi nous boycottons la pseudo-concertation sur l’agrandissement de STMicro à Crolles

Dans le cadre de projets techno-industriels impliquant les intérêts militaires (comme les agrandissements de ST et de Soitec), il ne peut pas y avoir de « démocratie ». Les décisions sont déjà prises au plus haut niveau. Ainsi, la « concertation » qu’on nous vend comme un moment de démocratie est une vaste mascarade. Elle est organisée dans l’urgence et ne permet pas de poser les questions de fond qu’il serait pourtant utile de traiter collectivement, à savoir : quelle société est compatible avec les limites planétaires et les exigences de justice sociale ? Quel avenir voulons-nous ? Ces exigences sont-elles compatibles avec un monde ultra-connecté ?

 ST : juge et partie

Il n’y a qu’à lire les textes publiés par la CNDP elle-même pour s’en convaincre. On y relève que « la « concertation préalable » désigne une procédure participative bien précise : elle s’adresse à toute personne, et les échanges sont publics. Mais contrairement au « débat public », c’est le responsable du plan ou du projet qui en est l’organisateur [et qui] reste décisionnaire in fine du processus de participation. » Et la CNDP d’ajouter : « Les recommandations suite aux débats publics ou aux concertations ne sont donc pas contraignantes pour les décideurs d’un point de vue juridique puisqu’ils peuvent refuser d’y donner une suite positive. » C’est bien ST qui choisira les termes du débat et son issue.

 Concertation… ou spot de pub pour la « life.augmented » ?

Sur le site du lancement de la consultation, on apprend qu’il ne sera nullement question de discuter du bien-fondé des puces, bien au contraire ! On cite : « Présents dans de nombreux objets de notre vie quotidienne (smartphones, éclairages LED, électroménager, voitures…) ou dans de multiples appareillages (appareils d’imagerie médicale, panneaux photovoltaïques, satellites…), dont nous ne pouvons nous passer, les puces électroniques, fabriquées à Crolles, sont devenues un véritable enjeu de souveraineté. D’autant plus qu’elles deviennent indispensables au soutien de la transition écologique sous l’angle des technologies avancées qui contribuent à la maîtrise de la consommation de l’eau (sic !), à la production d’énergies renouvelables et à la réduction de l’émission de gaz à effet de serre. » Le parti-pris est assumé. De même, le premier débat (le 22 mars à Minatec) a pour intitulé « La microélectronique : des pionniers isérois aux créateurs et fabricants d’innovations technologiques pour relever les défis de notre société » [6]. À ce stade, ce n’est plus de la consultation, c’est de la lobotomisation !

 Un dispositif pour faire accepter un projet déjà décidé

Et la CNDP d’enfoncer le clou : « Cette concertation sur l’extension du site de Crolles de la société STMicroelectronics, menée sous l’égide de la Commission Nationale du Débat Public, a pour objectif de vous informer, de venir à votre rencontre, d’être à votre écoute, de recueillir vos suggestions, de répondre à vos questions afin que ce projet stratégique, s’intègre au mieux dans son territoire et soit respectueux de l’environnement. » Alors, si votre avis consiste à dire que « quand même, ce serait bien de faire attention à ne pas trop polluer la rivière et de pas trop sucer d’eau potable », sans oublier de préciser au préalable que « quand même les puces c’est génial hein »… alors vous avez toute votre place dans ces réunions de concertations à venir ! Mais si vous souhaitez pousser la question un peu plus loin, en faire un objet politique, alors ce n’est pas cette instance qui vous écoutera.
Soulever les implications sociales, environnementales et politiques de ce projet, questionner les usages des puces fabriquées par ST, c’est justement ce que fait le collectif STop Micro depuis son lancement : il informe et il ouvre des espaces de discussion.

 Le débat public, c’est nous qui le menons, et nous allons continuer !

Pour conclure, la CNDP elle-même montre qu’elle est consciente de ses propres limites : « Cependant, la CNDP considère comme légitime que le dispositif participatif puisse être questionné. Le public peut choisir d’autres façons de s’exprimer, y compris hors des canaux et des lieux prévus pour cela. Il peut faire émerger d’autres thématiques ou manières de problématiser les enjeux. » Ça tombe bien, nous sommes là pour ça, et nous n’allons pas nous priver !

 Contre les faux débats,
Contre l’accaparement des ressources par les industriels de l’électronique.

De l’eau, pas des puces !
Rendez-vous les 5, 6 et 7 avril 2024 à Crolles et à Grenoble !

Conférences et débats avec l’Observatoire de l’armement, la Coordination Rhône-Alpes Anti-Armement et Militarisme, la Quadrature du Net, le Groupe Grothendieck, François Jarrige…
Programme, informations, revue de presse, argumentaire : https://stopmicro38.noblogs.org

Collectif STopMicro, 14 mars 2024
stopmicro@riseup.net

[1Suivant le précepte du cuisinier bien connu F. Nietzsche, pour qui « l’État est le plus froid des monstres froids » dans son traité de gastronomie Ainsi parlait Zarathoustra.

[3Le Dauphiné Libéré, 26/08/2023.

[5Le Dauphiné Libéré, 7/03/2024.

[6Tout le programme de la concertation est ici.

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