Le noir de l’eclipse

Enikó FEKETE [Film]

paru dans lundimatin#240, le 1er mai 2020

Faire face à une des plus belles scènes du cinéma. Cela ne veut pas dire grand-chose la splendeur des scènes, mais il y a une nécessité à le dire quand même, sans intention particulière.

Faire face à une des plus belles scènes du cinéma. Cela ne veut pas dire grand-chose la splendeur des scènes, mais il y a une nécessité à le dire quand même, sans intention particulière.

Faire un peu plus face. Peut-être que dans ce petit rien de l’émotion se déploie quelque chose de l’ordre d’un sens, qui participe à la splendeur, qui l’accompagne et en redouble l’effet. L’exclamation originelle, d’une naïveté spontanée : « c’est beau ! » en vient alors à désigner quelque chose de plus profond, l’intensité d’une question, d’une proposition peut-être. Bien sûr la beauté est suffisante en elle-même et n’a pas à signifier, mais elle fait au fond toujours question dans la vibration qui nous secoue, dans son insistance qui nous hante, dans le trouble qui persiste.

Faire face, ce serait donc ne pas uniquement être présent, mais interroger sa propre présence à ce qui est présent.

C’est dans l’air. Quelque chose va arriver. Ce n’est pas comme l’avertissement incessant de Temple Drake dans Sanctuaire, dont tout le monde se foutait car tous pressentaient que cela ne concernerait qu’elle. Là, la chose qui vient concerne tout le monde, ou si on préfère, personne en particulier. Et avant même sa venue, cette chose s’appréhende dans sa mise en scène, dans ses multiples mises en scène, officielles, propres à une gestion des peurs et des risques, propres à l’organisation du retour à la normale, ou subversives : plans spontanés de recherche d’un bouleversement – renversement.

Dans un lieu alcoolisé, une petite représentation prend forme, déroulant une initiation aux lois physiques de l’astronomie. Jouer l’événement. C’est déjà n’être plus spectateur. Les curieux, les inquiets et autres béotiens s’écartent donc pour laisser place aux apprentis de l’événement à venir, chargés d’en jouer les différentes parts, comme autant de témoins parcellaires. Jouer l’événement. L’expliquer, s’y confronter, l’anticiper, pour ne plus avoir peur. Mais le vide peut-il se remplir du spectacle ? Et que valent nos expériences, quand, pour reprendre Debord, elles se sont « éloignées dans une représentation » ?

Nous savons que si l’événement peut être joué, il peut très bien se jouer de sa représentation, se jouer de sa connaissance et de sa prévision. L’événement, s’il reste un événement, comporte une potentialité de suspension des attendus et des entendus, une force de brouillage du régime producteur de la normalité des choses. Sans cela, l’événement devient événementiel, simple spectacle concurrent de ses propres représentations.

Une constellation de sacs à vin a donc pris forme. Et cette forme est celle de l’éclipse à venir.

L’éclipse devient un événement ironique. Car nos « apprentis » prennent conscience des astres dans le temps même de leur disparition. En ce sens, l’éclipse est formellement un désastre. Dés-astre.

Si l’éclipse s’éclaire d’un comment, voire d’un pourquoi, il reste cependant toujours en suspens la suspension même qu’elle produit. Ou pour le dire autrement, aussi éclairé soit-on sur l’éclipse, elle nous laisse immanquablement dans le noir. Et ce qui advient dans le noir, on n’en sait rien, ou du moins tout ce que l’on sait est réduit à l’incertitude, à un tâtonnement.

L’obscurité du noir brouille les vérités, les savoirs qui préexistaient, dissout les repères, et rend caduc jusqu’à l’artifice même du calcul – celui-ci l’a d’ailleurs certainement toujours été. Face à la perte des possibilités de la pleine lumière, de petits désespoirs se font entendre, tandis que des esprits, d’ordinaire peu réceptifs aux vessies et autres lanternes, s’échauffent et échafaudent alors de folles espérances.

Or peut-être faut-il dans un sursaut, à l’instar de Myriam du Black Village, prendre conscience de la suspension qu’offre l’éclipse, planter des balises pour l’habiter pleinement et répondre à l’exigence du noir, à ce tout autre de la situation. Saisir tout ce qui se dérobe dans le noir, tout ce qui se refuse et bat en retraite, ce qui se soustrait à l’imposition même du grand noir de l’éclipse…

Alors, après avoir achevé sa révolution, l’habituelle lumière de retour à son règne trouve non seulement inchangée la communauté euphorique de ses adeptes, mais peut-être trouve-t-elle aussi, hébétée davantage par ce retour de la lumière que par son absence, une communauté de l’événement, la communauté éclatée des éclipsés.

Aurait-ils pleinement entendus et pris au mot cette voix d’une autre scène ?

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