Quelques remarques sur une certaine présentation de la situation grecque dans les médias français

paru dans lundimatin#280, le 22 mars 2021

Ces dernières semaines, nous avons publié deux articles à propos de la grève de la faim du militant Dimitris Koufontinas (à lire ici et ) qui secouait la rue et l’opinion publique grecques. Des amis d’Athènes ont été passablement agacés par un certain nombre d’inexactitudes et une présentation qu’ils jugent simpliste ou erronée de la situation politique de leur pays. Ces remarques sont en tous cas l’occasion d’un éclairage politique précis et précieux.

Nous sommes quelques-uns, habitants d’Athènes, à être parfois gagnés par un drôle de sentiment lorsqu’il nous arrive de lire les « informations militantes » publiées en français à propos de la situation chez nous. Un malaise, oscillant entre agacement, perplexité et dépit ironique, allant parfois jusqu’à l’indignation. Sans être nécessairement faux, ces textes, dont on sait que certains de nos amis en France les lisent, et, à défaut de mieux, les relaient pour informer sur la situation grecque, tendent à en donner une image au mieux partielle, au pire caricaturale. Un exemple récent, tribune signée par deux chercheuses et un photographe, intitulée « Grèce — Un gréviste de la faim en butte au retour du refoulé fasciste », nous a poussés à tenter de prendre la plume pour partager quelques réflexions à ce sujet. Si elle n’avait pas été publiée sur lundimatin, qui semble avoir une large audience, nous ne nous serions peut-être pas donné cette peine.

Il était certes nécessaire de parler de la situation de Koufontinas, et à travers elle de ce qui se joue en ce moment en Grèce. Néanmoins ce texte, sans doute écrit quelque peu à la va-vite, comporte plusieurs imprécisions, révèle une certaine méconnaissance de la réalité grecque, et véhicule selon nous un certain confusionnisme politique. Il est en cela à l’image de cette information militante qui, en dépit de ses probables bonnes intentions, en vient souvent à produire une image déformée de la réalité, voire totalement déconnectée. À ce qui avait été pensé au départ comme une réponse immédiate à certaines inexactitudes, énormités et options problématiques - de ce texte, et aussi du chapeau qui l’introduit - s’est mêlé un effort de réflexion et de contextualisation plus large que nous vous partageons ici.

Nous sommes désolés du caractère un peu ardu du résultat, surtout au début du texte, mais il nous a semblé nécessaire, au départ, de pointer du doigt et de rectifier un certain nombre d’imprécisions. Peut-être trouverez-vous que nous avons accordé trop d’importance à ce qui relève, après tout, du détail. Mais l’accumulation d’approximations, petites erreurs et grosses maladresses, loin d’être anodine, participe selon nous de cet effet déformant qui brouille la réalité plus qu’elle ne l’éclaire. Nous en avons aussi profité pour donner un peu plus d’informations sur les faits en question. Beaucoup de notes de bas de page, donc.

D’autres choses nous ont paru plus fondamentales encore, à savoir les certitudes et les évidences que les auteurs partagent, il est vrai, avec pas mal de gens dans nos contrées modernes (ça touche à une manière de lire l’histoire, de croire au droit, d’espérer ou de se désoler de la politique). Les remarques qui vont suivre visent à contribuer à garder ces questions ouvertes, et, par la même occasion, donner un petit coup de projecteur à des éléments qui reflètent nos horizons.

Les phrases et expressions en italique sont issues de l’article (et du chapeau, non signé, qui le précède). Sauf précision de notre part, les rectifications factuelles ont été faites en adéquation avec la date de publication du texte, 1er mars 2021. (Depuis une quinzaine de jours, la situation a pas mal évolué.)

Pour se faire une idée plus juste de la nature de notre entreprise, on peut bien sûr se reporter au texte original, dont nous avons laissé de côté un certain nombre de passages qu’il nous a paru inutile ou trop laborieux de commenter (https://lundi.am/Grece-Un-greviste-de-la-faim-en-butte-au-retour-du-refoule-fasciste).

* * *

Déjà, sur le chapeau

“Souvenez-vous de moi. J’aurai marché des milliers de kilomètres, sans pain et sans eau, sur des pierres et des épines, pour vous apporter du pain, de l’eau et des roses” : ce sont les dernières paroles de Dimitris Koufontinas [Hey ! Où êtes-vous allé chercher que ce sont « les dernières paroles de Koufontinas » ? Ce sont les deux premiers vers du poème Epilogiko de Iannis Ritsos (1909-1990), poète et communiste grec. Le poème a été posté le 22 février 2021 par le fils de Dimitris Koufontinas, Hector, sur le blog dédié à son père, ainsi que sur sa page facebook (d’ailleurs censurée peu après comme des dizaines d’autres consacrées à ce sujet, dont les profils ont été provisoirement supprimés)], chef des opérations de l’organisation révolutionnaire [1] grecque du 17 novembre, dénommée ainsi en hommage à la répression meurtrière du 17 novembre d’un mouvement étudiant contre la dictature des Colonels [2]. [Oof. Vous entrevoyez le problème ? Il faudrait presque commenter chaque mot… Pas simplement « révolutionnaire » l’organisation, mais aussi de lutte armée, il y a une différence, merde !]

Dimitris Koufontinas a entamé une grève de la faim depuis le 8 janvier 2021 et de la soif depuis le 22 février pour protester contre la vindicte de l’État grec alors qu’il purge une peine de prison à perpétuité depuis 2002 dans des conditions déjà délétères. [Ok [3].]

Cette dernière semaine plus de 400 actions de solidarité ont été décomptées en Grèce, attaques de commissariats, occupation du toit du ministère du travail [4] et au moment où nous publions cet article plusieurs milliers de personnes manifestent dans Athènes malgré le couvre-feu contre l’acharnement inhumain qui lui est fait par les héritiers de la junte pro-impérialiste. [« … auraient été décomptées » eût été plus prudent, quand on ignore d’où provient ce décompte. « Malgré les restrictions » eût été moins inexact : « malgré le couvre-feu » laisse entendre que ces manifestations se déroulent nuitamment et en violation de celui-ci, ce qui n’est pas le cas. (Le couvre-feu décrété au prétexte de la crise sanitaire a été fixé à 21 heures, et abaissé à 18 heures en week-end ; pour ce qui est des heures précédant le couvre-feu, un flou intentionnel régit la liberté de manifester, ni expressément interdite ni clairement autorisée). Quand à l’acharnement inhumain par les héritiers de la junte pro-impérialiste… nous y reviendrons.]

Sa mort éventuelle serait une véritable infamie aux yeux d’une grande partie de la société grecque traversant une crise protéiforme dramatique. Un dispositif policier exceptionnel a été déployé pour sécuriser l’hôpital dans lequel il agonise. [Bon, chacun sa manière d’écrire et le choix des mots de son récit, même si nous ne sommes pas fans des registres sémantiques et littéraires dramatisants. Qui vont souvent de pair, par ailleurs, avec un goût excessif de l’héroïsation et de la victimisation des protagonistes situés « du bon côté ». La tribune de soutien — signée par Christina Alexopoulos, historienne et psychologue clinicienne, Christiane Vollaire, philosophe, et Philippe Bazin, photographe — publiée par lundimatin est emblématique de cette tendance dans son traitement de « la gauche ».]

Maintenant, le texte

« Un prisonnier politique grec, Dimitris Koufontinas, est actuellement aux extrémités d’une grève de la faim depuis le 8 janvier (et en grève de la soif depuis le 22 février), pour demander non pas sa grâce, mais tout simplement que le droit lui soit appliqué. Et le gouvernement grec s’obstine dans le déni de droit que constitue ce refus. » [Nous reviendrons aussi sur l’ambiguïté du droit]

17N, motif et contexte de la grève de la faim de Koufontinas

Koufontinas a été membre du groupe de lutte armée « 17 Novembre » (17N), apparue en 1975 [5] en réponse à un triple reproche adressé au nouveau régime qui succéda à la dictature des colonels [6] : l’« américanophilie » persistante du nouveau gouvernement en dépit de la responsabilité de l’impérialisme américain dans les maux de la Grèce (en dernier lieu l’instauration de la junte militaire qui dirigea la Grèce d’avril 1967 à juillet 1974 et dans l’invasion turque du nord de Chypre cette même année) ; le caractère superficiel de la « déjuntisation » entreprise par le gouvernement de droite élu en novembre 1974 ; la répression que celui-ci avait déjà commencé a exercer contre les luttes ouvrières renaissantes. L’organisation a revendiqué une vingtaine d’exécutions (parmi lesquels un tortionnaire du temps de la junte, un haut responsable de la CIA, des policiers, des membres des forces de sécurité américaines, un armateur et des industriels liés à l’establishment politique de droite [7]…) et a été impliquée dans des braquages, des plastiquages, des vols d’armes. Lors du démantèlement du groupe (et non de sa « dissolution ») en 2002, (suite à l’explosion accidentelle d’une bombe entre les mains de l’un de ses membres), Koufontinas s’est rendu de lui-même. Condamné à perpétuité, il a purgé les seize premières années de sa peine dans la prison de Korydallos près d’Athènes. Il a été transféré en 2018 dans une prison rurale (où les « longues peines » s’étant « bien comporté » peuvent après un certain nombre d’années bénéficier d’un régime d’incarcération dans des conditions moins dures que celles des centres de détention et les centrales). Le gouvernement de droite actuellement au pouvoir (depuis les élections de juillet 2019 qui ont conduit le parti Nouvelle Démocratie à remplacer la coalition Syriza) a voté fin 2020 une nouvelle loi ayant pour conséquence de retirer à Koufontinas le droit de demeurer dans une prison agricole, et l’a transféré dans une prison de haute sécurité de Domokos, ville de la Grèce centrale [8]. Il demande, à défaut de pouvoir rester dans sa prison rurale, d’être remis à la prison de Korydallos, où sont les autres membres du 17N toujours incarcérés, pour continuer d’y purger sa peine. Sa grève de la faim a été entamée pour appuyer sa demande en butte à une fin de non-recevoir [9]. Face à l’impassibilité du gouvernement et à son intransigeance, alors que l’état de santé de Koufontinas est déjà fortement dégradé, un mouvement de solidarité et de protestation aussi hétéroclite qu’important se fait entendre en Grèce.

Interprétations, enjeux : quelques précisions

Il y a bien un « acharnement » sur Koufontinas et ce qu’il représente (on pourrait dire, un courant de l’extrême gauche qui, depuis les années 1970, a choisi la lutte armée dans un un contexte post-dictatorial et continue aujourd’hui encore d’en revendiquer la pertinence). On peut effectivement, à la limite, établir un parallèle avec l’acharnement du gouvernement italien sur Cesare Battisti (qui, soit dit en passant, comme on suppose que pas mal de lecteurs de lundimatin le savent, n’a jamais été « membre des Brigades Rouges ») et encore suivre les auteurs quand ils précisent que cependant « pour la Grèce, c’est d’une histoire bien spécifique qu’il s’agit » et que cette spécificité explique « pourquoi la grève de la faim de Dimitris Koufontinas mobilise un nombre impressionnant de soutiens, tant dans les milieux juridiques que dans les milieux militants. » À partir d’ici néanmoins, nous nous voyons contraints de nous éloigner radicalement des grilles de lectures et du prisme historique par lesquels ils prétendent éclairer cette histoire spécifique, c’est-à-dire en analysant l’acharnement actuel sur Koufontinas comme une illustration du « retour du refoulé fasciste » en Grèce — titre de leur article —, et en utilisant sans jamais les définir, les contextualiser ou les questionner les notions de « droite » et de « gauche » dans une opposition binaire qui, comme l’opposition fascisme/démocratie, semble constituer pour les auteurs un modèle explicatif suffisant.

Sans avoir le temps ni les compétences pour nous lancer dans une exégèse politique prétendant résumer l’ensemble des enjeux amassés autour de la survie de Koufontinas, livrons néanmoins quelques éléments et questions qui nous semblent indispensables pour tenter de penser et comprendre ce qui se joue.

1) Symboles politiques et histoires de famille

Dans la partie de la vie politique qui se déroule en Grèce du côté du pouvoir, à travers le parlementarisme et les gouvernements successifs qui se succèdent à la tête du pays, la notion de « famille politique » concrétise sa polysémie : des liens de parentés confortent souvent l’union des membres des différents partis politiques, ancrages partisans qui se reproduisent de génération en génération et ont accouché ces dernières décennies de plusieurs cas de familles dont les membres occupent simultanément ou tour à tour plusieurs postes de pouvoir. On peut songer aux familles Papandreou (pour les partis du centre et de la gauche socialiste), et Karamanlis (à droite), qui fournissent des ministres, chefs de partis et de gouvernement respectivement depuis les années 1920 et 1940. Les membres de la famille Mitsotakis (arrivée sur la scène politique dans les années 1950 et regroupée au sein du parti Nea Demokratia — fondée par un Karamanlis après la chute des colonels) occupent depuis l’arrivée au pouvoir de ce parti en 2019 plusieurs postes-clefs.

Or, le premier ministre actuel Mitsotakis, sa sœur (députée, ex-mairesse d’Athènes, ex-ministre), le fils de cette dernière (actuel maire d’Athènes) tous membres du parti Nea Demokratia, sont directement concernés par le sort de Koufontinas, puisque 17N a tué Pavlos Bakoyiannis, qui était respectivement leur beau-frère, époux, et père (cf. note 8). La placidité sarcastique avec laquelle l’actuel gouvernement s’apprête à laisser mourir l’un des responsables de ce meurtre, à l’abri d’arguments juridico-légaux contestés, a donc des relents de vengeance personnelle et familiale tout autant que politique. Élément non dénué d’ironie, Mitsotakis père, lui aussi premier ministre trois décennies auparavant, avait fait libérer, pour raisons de santé, après 16 ans de détention, Pattakos, l’un des principaux putschistes de 1967, condamné à mort à la chute de la dictature dont la peine avait été commuée par Karamanlis en prison à perpétuité. Celui-ci a pu jouir de sa liberté retrouvée durant un quart de siècle, étant mort à 104 ans, en 2016.

La qualification de Koufontinas comme « activiste d’extrême gauche » est incorrecte. En tant que membre d’une organisation de lutte armée, il s’agit d’un homme qui a pris le risque, et ce pendant longtemps, de poursuivre un chemin où la mort réservée aux « ennemis de classe », « ennemis politiques » ou autres « ennemis du peuple » [10] aurait aussi bien pu être son sort. Par ailleurs il a été le seul de son organisation à se rendre de son plein gré et à assumer la responsabilité de ses actes en tant que membre du 17N, et à maintenir une position intransigeante lors du procès et durant toutes ses années de détention (quand les autres membres du groupe, ont manqué d’intégrité à des degrés divers, certains reniant leur appartenance à l’organisation, d’autres se dénonçant les uns les autres), ce qui lui attire une relative estime. Cette reconnaissance dont jouit Koufontinas au moment de sa reddition, au début des années 2000, diffère évidement fortement de celle dont les membres de l’organisation avaient pu faire l’objet aux yeux d’une partie de la société lorsqu’ils étaient encore en activité. En effet, dans les décennies 1970 et 1980 (en dépit de la condamnation formelle du parti communiste, récemment légalisé après presque trois décennies d’interdiction), beaucoup de gens de gauche, qu’ils se sentent trahis par la « restauration » d’une démocratie non conforme à leurs idéaux, qu’ils s’identifient aux vaincus de la guerre civile ayant une revanche à prendre contre la droite victorieuse les ayant pourchassés, ou qu’ils aient été victimes de la dictature des colonels dont les bourreaux demeuraient pour une bonne part impunis en dépit de l’atrocité de leurs crimes, comprenaient voire approuvaient les actions de l’organisation révolutionnaire. Dans les années 2000, autre période historique, autre société, Koufontinas suscite un certain respect non du fait d’affinités relatives avec ses choix politiques mais du fait de l’intégrité personnelle dont il a su faire preuve à l’heure de la reddition, reddition volontaire par laquelle il mit fin à sa guerre, acceptant la défaite tout en revendiquant le combat.

2) À propos de « l’histoire récente »

Pour ce qui est de l’histoire spécifique de la Grèce, il faut dire que depuis la fin des années 1980, des dynamiques totalement nouvelles avaient transformé la donne politique et sociale. D’une part l’effondrement des régimes dits socialistes provoquait l’arrivée de centaines de milliers d’immigrés vers la Grèce [11] qui constituait une main-d’œuvre étrangère bon marché, modifiant le marché du travail et la composition de la classe ouvrière. D’autre part les banques s’étaient mises à injecter des liquidités en quantité énorme tout au long de la décennie 1990 (sous forme de prêts qui allaient déboucher deux décennies plus tard sur un endettement massif). Une partie des couches sociales anciennement au bas de l’échelle venait grossir les rangs des classes moyennes. L’ambiance était à l’insouciance, à l’euphorie pour certains ; des membres du gouvernement socialiste (Pasok) invitaient même leur concitoyens à boursicoter pour s’enrichir (un premier krach de la bourse grecque coupa court à cette course aux gains à la fin de la décennie, sans entacher pour autant la foi montante dans les promesses de la croissance et l’infaillibilité du système financier). Une très grande partie de la population grecque était plutôt indifférente en matière de politique, affiliée de manière clientéliste à l’un des deux grands partis de gouvernement (Pasok ou Nea Demokratia).

Par ailleurs le nationalisme, le fascisme et l’Église orthodoxe, qui ne se mettaient plus trop en avant depuis la chute du régime des colonels, parvenaient progressivement à refaire leur beurre, d’abord en investissant opportunément la question de Macédoine (resurgie de l’éclatement de la Yougoslavie), puis les jeux Olympiques (2004), revendiquant une part de plus en plus considérable dans l’arène politique. Et il faut dire qu’à la stupéfaction et à la déprime initiale provoquées par la chute et la décomposition dudit « bloc communiste », avaient succédé le presque périssement de l’idéal communiste, dont la base sociale avait été happée en partie par les sirènes de la nouvelle économie, du nationalisme et/ou de l’extrême droite xénophobe. Dans ces circonstances, il ne restait pas grand-monde pour se reconnaître dans les attentats du 17N et y éprouver une sorte de « vengeance » par procuration. Au lieu d’invoquer angéliquement la continuité naturelle d’une longue tradition des luttes de gauche, il faut donc se questionner sur les bases sociales et discursives qui permettent de faire converger, en 2020, les diverses voix s’exprimant en faveur du membre le plus éminent de ce groupe armé.

En ce qui concerne le prisme historique mobilisé par les signataires de l’article, on est, en effet, dubitatifs : trois longs paragraphes sont consacrés à la persécution des communistes et à la criminalisation des idées de gauche sous les différents régimes droitiers plus ou moins fascisants qui se sont succédé en Grèce, de l’Occupation à la dictature des colonels. Ils sont agrémentés d’énumération des exactions à l’encontre des opposants durant ces séquences historiques et d’une liste des îles dont les noms charrient la mémoire des déportations politiques. Sont-ils là pour donner un semblant d’épaisseur historique et une illusion de connaissance experte à une tribune rédigée en vitesse, pour donner un coup de publicité sur les livres et articles des signataires (uniques sources citées), ou traduisent-ils réellement l’éclairage politique proposé au lecteur pour lui permettre de saisir les enjeux du traitement actuel du détenu gréviste de la faim Koufontinas ?

Placer l’intransigeance du gouvernement actuel dans la continuité d’une « longue tradition de violation des droits humains de ses prisonniers » par l’État grec, de « répression sanguinaire et impitoyable » est plus que problématique. Tout comme le fait de la relier à « l’ombre [d’une] citoyenneté à géométrie variable [planant] toujours sur la vie publique du pays, sur la manière dont les plus fragiles sont traités, en fonction de leur appartenance ethnique, de leur classe sociale, de leurs idées politiques » : de quoi parlent-ils ? Que vient faire l’insistance sur « toute une période pendant laquelle des paramilitaires d’extrême droite sévissent dans en zone rurale et même dans les centres urbains » présentée comme « l’histoire récente » du pays, quand pas un seul mot n’est dit sur les évolutions des quarante dernières années [12] ? Plus largement, les notions de « démocratie chétive » et de « démocratisation fragile » utilisées pour qualifier la Grèce éclairent-elle de quelque manière le bras de fer plus qu’inégal opposant le pouvoir en place et les soutiens de Koufontinas ?

3) Politiques carcérales : « fascisation » ou modernisation ?

Par ailleurs, les comparaisons et analogies introduites brouillent davantage la compréhension du fond du propos du texte. Après l’évocation de l’Italie à travers le cas Battisti à l’appui d’une prétendue « brutalisation actuelle du traitement des prisonniers liés à l’extrême gauche des années soixante-dix » [13], insistant sur le danger pesant sur la démocratie grecque (« La fragile démocratisation initiée après la chute des colonels semble plus que jamais compromise »), une étrange comparaison avec l’Espagne est introduite : « En cela l’histoire récente de la Grèce fait écho à ce qui se passe actuellement en Espagne dans une commune difficulté à se défaire de cet héritage obscurantiste qui régit une partie de la classe politique du pays et qui détermine les pratiques d’incarcération des opposants dans les deux pays. » [14]

Faut-il comprendre que « les pratiques d’incarcération des opposants » différeraient profondément selon leur localisation au sud de l’Europe (Espagne, Grèce et Italie, pays mal « démocratisés » et hantés par le spectre de leur passé fasciste), ou dans des pays « mieux démocratisés » que l’on devine situés au nord de cette ligne ? La comparaison restant implicite, ces pays dépourvus de passé fascisant ou de tentation autoritaire, et blancs de tout relents de vengeance dans le traitement de leurs détenus (et en particulier de leurs prisonniers issus de l’extrême gauche ayant fait le choix des armes dans les années 1970) ne sont pas nommés. Et pour cause ! Quel exemples citer à l’appui de « bonnes pratiques carcérales », humaines, respectueuses des « droits fondamentaux » ?

Si des comparaisons sont à établir, et à partir de celles-ci une identification de ce qui fait la spécificité grecque dans le cas présent, les constats pertinents relèvent à notre sens de tout autres prismes d’analyse : dans les régimes parlementaires de démocratie représentative, à de rares exceptions près, des dynamiques similaires sont à l’œuvre depuis des décennies : la tendance est à la judiciarisation croissante, au renforcement continu de l’option du tout-répressif et du tout-carcéral, ainsi qu’à la « modernisation » des conditions d’incarcération (qui se traduisent notamment par davantage d’isolement pour les prisonniers, et la multiplication des dispositifs sécuritaires et de surveillance dans le monde carcéral). On laissera chacun libre de se demander si ces « progrès » conviennent ou contreviennent aux étendards idéologiques de l’État de droit et du « respect des droits humains » dont les régimes démocratiques se vantent d’être à la pointe. En bricolant une loi lui permettant de transférer Koufontinas dans une prison de haute sécurité, l’État grec serait plutôt en train de remédier au retard pris sur d’autres pays européens en matière de modernisation et de rationalisation de sa politique carcérale [15]. Plus que dans un « retour du refoulé fasciste », cette politique carcérale trouverait son cadre d’inscription dans la dynamique de la modernisation punitive et sécuritaire propre à la quasi totalité des régimes étatiques, « démocratiques » comme « autoritaires » (une distinction laissée à l’appréciation de chacun).

4) Gauche/droite : un prisme d’analyse pauvre

À l’approche des JO d’Athènes prévus pour 2004, censés amener de nouvelles mannes financières à une économie considérée comme en plein essor, la neutralisation du 17N (dernière des organisations armées encore en activité à l’époque), était considérée comme une condition sine qua non de leur tenue (pour des raisons évidentes de sécurité). Les attentats de l’organisation révolutionnaire, qui continuait occasionnellement à faire des victimes parmi les hauts fonctionnaires des pays alliés — le dernier en date, tué en 2000, étant un militaire et diplomate britannique — , faisaient tache. L’arrestation de ses membres a donc permis aux élites de tourner la page avec ce que beaucoup considéraient comme un vestige du passé. La Grèce allait pouvoir accueillir et célébrer les Jeux. Ce grand spectacle, au plan symbolique, était censé être l’occasion, peu après la création de l’euro, d’exhiber un nouveau visage du pays, à double face : Athènes renouant avec ses racines antiques, tout en étant déjà de plain-pied dans la modernité (technologique, économique, politique). C’est pour s’assurer que ces prisonniers d’un genre particulier ne gâchent pas la fête, en l’absence de centres pénitentiaires dans lesquels le gouvernement pu avoir une confiance totale [16], que l’on construisit pour eux un bâtiment sécurisé en sous-sol de l’aile féminine de la prison de Korydallos. L’euphorie générée par la mise en scène des Jeux, de leur prestige, de leurs bénéfices, ne concernait pas que les élites. Une bonne partie de la population baignait dans ce nuage publicitaire tapissé d’images de croissance et d’avenir radieux.

Puis, déclenchée par la mort d’un adolescent tué par la police dans le quartier d’Exarcheia, survint la révolte de 2008, révélant la fragilité des soubassements de cette léthargie semi-euphorique, deux ans avant le déclenchement « officiel » de la crise économique. La contestation qui s’y est exprimée l’a fait en-dehors des références à la tradition de lutte portée par « la gauche » du XXe siècle (que celle-ci se définisse comme communiste, démocratique, radicale ou révolutionnaire).

Les révoltés, surtout constitués par une jeunesse née dans la décennie 1990, se passaient des langages, théories et pratiques des « gauches » issues du siècle passé, et purent faire l’expérience du faible bien-fondé même de cette division en terme de droite et de gauche : la gauche institutionnelle (partis communiste et socialiste) était contre eux, et si des groupuscules gauchistes à prétention révolutionnaire s’étaient bien raccrochés à la queue de la révolte, ils n’en donnaient pas le la ni n’en coloraient même le ton. (Soit dit en passant, dans une proportion infiniment moindre quoique plus explicite, cette même conscience de l’inadéquation, pour comprendre le monde actuel et pouvoir envisager la nature des combats à y mener, des divisions factices entre droite et gauche et de l’enfumage démocratique, avait déjà irrigué les mouvements de contestation grecs de la fin des années 1970 et du début des années 1980 — avec un certain retard dû au joug des colonels sur le pays — avec l’apparition de courants anarchistes, pro-situs et autonomes, porteurs de l’influence de Mai 68).

Néanmoins, Syriza, une petite coalition de groupuscules [17], parvint à se constituer après-coup en force politique au nom de la gauche, avec un certain succès attribuable d’une part à l’attitude de certains de ses membres pendant la révolte (proches des manifestants, présents dans les assemblées, leur donnant écho à travers leur radio), d’autre part à la gravité avérée de la crise économique et à ses conséquences directes pour une très large part de la population. Le mouvement de contestation, entre-temps, avait enflé avec la participation populaire et des classes moyennes, et changé de caractère, se muant en une condamnation massive de tout le système politique.

Mais sept ans après la révolte, le faux espoir — alimenté par la réflexion d’intellectuels de gauche proches de Syriza, grecs ou d’autres pays d’Europe — consistant à prétendre possible un combat au sein des institutions européennes pour changer les rapports de force de l’Europe commune et en finir avec la ligne directrice de l’austérité, l’espoir désespéré dans le fait que les problèmes économiques et sociaux gigantesques pourraient être résolus en confiant le pouvoir gouvernemental à la gauche, débouche sur l’élection de la coalition Syriza. Il ne fallut pas plus de quelque mois, alors, pour que des dizaines de milliers de lèvres en viennent à prononcer ce terme chéri des révolutionnaires : trahison. Signe de la persistance d’une double illusion : 1) il existe une « vraie gauche » qui a jusqu’à présent été exclue du pouvoir ; 2) en l’y mettant elle pourra réaliser les vieux rêves de justice sociale. L’idée d’une « gauche au pouvoir » (qui constituerait une alternative au modèle gestionnaire et répressif exercé tantôt par la social-démocratie, tantôt par la droite libérale et/ou conservatrice) à même de sauver les naufragés du vieux monde qui s’écroule n’avait donc pas encore périclité.

Pour revenir à ce qui se joue pour le gouvernement lorsqu’il maintient une position ferme de refus du transfert revendiqué par Koufontinas, y compris lorsque la situation, après tant de jours de grève de la faim, déclenche de plus en plus de prises de position et protestations, dans les médias, sur les réseaux sociaux, dans la rue… On peut en effet se poser la question. Pourquoi refuser d’accéder à une demande somme toute si minime ? Au lieu d’analyser cette intransigeance comme le franchissement d’une étape de plus de la « lente descente aux enfers qui est le retour d’un manque profond de démocratie » en Grèce [18], il faut revenir aux enjeux qui sont ceux du présent.

Héritages politiques encombrants et enjeux du présent

En Grèce comme ailleurs, les mesures sanitaires permettent toutes sortes de restrictions des libertés « conventionnelles ». Une masse de gens paupérisés par la gestion de la pandémie, et/ou accablés par un sentiment d’asphyxie individuelle et sociale croissant, cherche à former une sorte d’opposition sociale. Cela vient s’ajouter aux conséquences des mesures d’austérité qui se sont accumulées depuis une décennie, et, depuis deux ans que ce gouvernement est au pouvoir, à une série d’attaques de sa part, et de défaites (pour le mouvement des squats, les étudiants, le secteur dit public etc.) L’un des piliers de cette politique consiste bien entendu dans le renforcement de la police, qui se montre partout plus visible, plus nombreuse et plus agressive [19]. Depuis le début de cette année, un déferlement de dénonciations de viols et agressions sexuelles (l’arrivée de Metoo en Grèce) contribue à mettre en difficulté le gouvernement, visant certains de ses protégés et affiliés (notamment dans les milieux du sport et de la culture).

La résolution opiniâtre du gouvernement Mitsotakis contre Koufontinas, dans ce contexte, outre qu’elle témoigne d’une volonté malsaine de revanche vengeresse, pourrait également répondre à d’autres impératifs moins psychologiques : tenir compte de la pression de son allié d’extrême-droite (et aussi de son principal allié international, les États-Unis [20]), rester en phase avec un électorat qui semble majoritairement considérer (sans oublier les familles des victimes) qu’il n’y a nulle raison de céder au « chantage » d’un assassin et « terroriste », et plus encore, déplacer le centre de gravité du débat public et médiatique.

Ainsi, les membres du gouvernement, loin de vouloir étouffer l’affaire ou l’apaiser, semblent l’instrumentaliser opportunément, en réactivant par leurs déclarations le spectre d’une résurgence de la lutte armée, ou de nouveaux désordres généralisés (« comme en décembre 2008 »). La bonne vieille recette de l’ennemi intérieur et de la menace à l’ordre public, qui est loin de ne concerner que les régimes autoritaires. Plutôt que de renouer « avec toutes les pratiques héritières de l’esprit de la guerre civile et des différentes dictatures qu’a connues le pays », le gouvernement ne serait-il pas plus simplement en train de jouer la carte du divertissement (face aux critiques qui s’accumulent) et du chantage à l’ordre, dans la perspective d’une prochaine échéance électorale ?

Il y a aussi un mouvement réel de soutien à Koufontinas. De quoi est-il constitué ? Au départ essentiellement de groupes anars (présents en général dans les luttes anti-carcérales et contre l’enfermement des migrants) à travers des actions diverses et des manifestations de rues, violemment réprimées. Ce mouvement a rapidement pris de l’ampleur et vu converger différentes oppositions. Les milieux juridiques (surtout des associations d’avocats) en constituent le deuxième pole important (présents dans la rue mais aussi très actifs sur les plans médiatique et institutionnel). Quelques voix issues de la droite se sont également exprimées pour que le gouvernement cède. Les groupuscules d’extrême gauche, des partisans de Syriza, et beaucoup de gens à titre individuel sont enfin eux aussi descendus dans la rue.

Signalons aussi que le Parti communiste, l’inénarrable KKE, encore aujourd’hui stalinien jusqu’à la racine des cheveux a également pris position en faveur du gréviste de la faim. (Le 17N se considérait comme organisation anti-impérialiste et anticapitaliste, révolutionnaire, par opposition au Parti communiste, et se réclamait du principal chef communiste de l’Armée populaire de libération nationale grecque durant l’Occupation, exclu et désavoué par le Parti en 1945.) Ainsi le KKE (par simple communiqué) a trouvé le moyen de s’intégrer au front commun des voix d’opposition qui rassemble des plus neutres des droit-de-l’hommistes aux plus vindicatifs des anarchistes.

L’opposition au gouvernement et le soutien à Koufontinas, dans ses discours publics et slogans, se situe essentiellement sur le plan du droit, à cheval sur les registres juridiques concret (code pénal et civil, lois, règlements, ordonnances) et abstrait (principes et droits fondamentaux) [21]. La centralité de l’invocation du droit s’explique sans doute par l’hégémonie acquise par les prismes juridique et « droit-de-l’hommiste » (dont presque tous les régimes et tous les opposants de la planète se revendiquent désormais). Elle sert de paravent et de couverture (celle que chacun tire à soi) à des enjeux plus ou moins bien camouflés. Invoqué dans cette affaire aussi bien par les uns que par les autres, le droit demeure une affaire de spécialistes, sur laquelle il est à notre sens périlleux de vouloir bâtir un mouvement de solidarité. Là où les soutiens de Koufontinas l’utilisent à l’appui de sa revendication en tentant de mettre en avant les failles, contradictions ou vices de procédures pouvant entacher la légalité de son transfert dans la nouvelle prison de haute-sécurité, le gouvernement l’utilise à l’appui de son inflexibilité : au nom de quoi déroger en faveur de ce détenu à la loi nouvellement votée, aboutissement législatif d’une politique carcérale au service de la sécurité ? Il a d’ailleurs reproché à Koufontinas d’avoir choisi, en se mettant en grève de la faim, la voie de la pression politique en lieu et place du processus juridico-administratif concernant les demandes de transfert [22].

Derrière les arguments juridiques qui peuvent peser dans la bataille, et demeurent finalement la seule arme à disposition (le gouvernement ne semblant pas impressionné, au contraire, par l’éventuel grossissement d’un mouvement de contestation dans la rue), pour la majorité des soutiens, il s’agit bien évidemment avant tout d’une question d’humanité : un homme déjà privé de liberté depuis bientôt vingt ans met sa vie en jeu pour une revendication somme toute infime, pourquoi s’entêter à refuser d’y accéder [23] ? Une partie de la population, indépendamment de toute sympathie pour la personne de Koufontinas ou ce qu’il représente politiquement, déjà habitée par un sentiment d’indignation et de dégout grandissant face à l’absence de protection pour les plus faibles dans la gestion de la pandémie par le gouvernement, ou à ses tentatives de couvrir ses protégés accusés de viol et harcèlement, a pu en venir à relier ces griefs avec le « manque d’humanité » du pouvoir gouvernemental dans l’affaire Koufontinas, à travers un sordide déploiement d’arguties juridiques et de prétextes sanitaires derrière lesquels il se retranche pour éviter d’assumer publiquement la dimension politique et personnelle de sa décision.

Au-delà du relatif consensus discursif qui conduit les soutiens de Koufontinas à mobiliser en sa faveur essentiellement l’argument du respect du droit (et à travers lui, celui, symbolique, d’une dérive antidémocratique du gouvernement), notons une curiosité qui exprime une note dissonante dans le mouvement de solidarité : une majorité d’anarchistes, au lieu de se cantonner à l’argument anticarcéral ou à la simple éthique politique consistant à se solidariser avec un homme seul entre les mains de l’État, semblent revendiquer l’héritage politique de l’organisation. Leurs cortèges se sont affichés derrière une banderole « provocante » affirmant : « Je suis né le 17 novembre » (titre d’un livre publié par Koufontinas depuis sa détention en 2014).

Cette « bizarrerie » s’inscrit dans une tendance qui s’est précisée dans le mouvement anarchiste quelque part dans les années 2000 : la référence à la résistance grecque contre l’occupation allemande (EAM-ELAS, dont les communistes constituaient le principal pilier), et en partie à la guerre civile qui s’en est suivie (où, là encore, le principal clivage opposait les communistes d’un côté – fers de lance de l’Armée Démocratique - aux forces nationalistes, royalistes et fascistes de l’autre – au sein de l’Armée nationale). Pour rappel, en-dehors de quelques prémisses d’existence à la fin du XIXe siècle, des courants anarchistes ne se sont constitués comme tendance politique en Grèce que depuis les années 1970. Le défaut de tradition politique propre conduit donc une partie des anarchistes grecs à se réapproprier l’« héritage de combat » de cette période, quand bien même durant la guerre civile, la participation des forces de gauche aux côtés de l’Armée Démocratique oscillait entre choix et contrainte, puisque les indécis risquaient d’être éliminés non seulement par les partisans d’une démocratie à l’image des pays du bloc de l’Ouest (défendue par l’Armée nationale) mais aussi, en tant que « traîtres à la cause », par les communistes. La réappropriation de cet héritage s’explique en partie par la forte présence anarchiste dans le mouvement antifa depuis les années 1990, qui affrontait dans la rue des partisans de l’extrême droite se revendiquant clairement, eux, de leurs ancêtres des années 1930 et 1940.

Par rapport à la grille de lecture limitée des auteurs de la tribune (droite/gauche), et visiblement déconnectée de la réalité des mouvements en Grèce, sans nous donner la peine de commenter l’ensemble de l’une des nébuleuses phrases de conclusion de l’article (« L’État grec serait alors responsable de la mort de cet homme tout autant que de la violation préalable de ses droits fondamentaux et de la répression violente des mouvements anarchistes, communistes, trotskistes et plus globalement de tout ce qui s’oppose à un ordre néolibéral », sic !), nous devons néanmoins insister sur le fait qu’il n’existe pas en Grèce de mouvements communistes et trotskistes. Il existe un Parti communiste, dont nous venons de souligner le caractère (indécrottablement stalinien), et des groupuscules (maoïstes, marxistes-léninistes - et vice versa -, et trotskistes).

Encore un effort !

Sous des conditions inédites pour la plupart des humains, rester enserrés dans les termes d’un débat polarisé sur des terrains impraticables (l’État de droit, l’héroïsme révolutionnaire) révèle un manque d’imagination saisissant. Les termes d’après lesquels dialogue et consensus sont en train de se cristalliser et de se polariser ne nous permettent actuellement pas de distinguer si et de quel côté émergera la brèche permettant aux oppositions sociales de déserter ces terrains infertiles.

Le refus d’un homme d’accepter de vivre dans des conditions d’enfermement renforcées ferait-elle indistinctement écho à l’angoisse généralisée de la claustration qui semble promise à tout un chacun ? Et si cette angoisse diffuse mais réelle bouleversait au moins les vieilles obsessions des luttes révolutionnaires autant que les tropismes de la délégation, et en venait à aiguillonner certains imaginaires refoulés insatisfaits des libertés qu’on peut qualifier de conventionnelles ? N’obstruons pas la lucarne.

14 mars 2021

Babis d’Athènes et L. B.

P-S : Vous pouvez toujours consulter le blog de Youlountas sur la situation en Grèce, en prenant garde à son goût de l’hyperbole. En tous les cas, ne vous risquez pas à lui accorder la moindre confiance en matière de philologie. N’importe quel dictionnaire d’étymologie vous apprendra que le nom d’Athènes provient d’un théonyme inexpliqué et que les tentatives de le relier avec le mot thanatos (la mort) ou thnitos (mortel) sont infondées. Lorsqu’il écrit sans l’ombre d’un doute : « Quand on sait que l’étymologie d’Athènes est « l’immortelle » (a privatif + thanatos)… » pour appuyer son interprétation d’une phrase prononcée par des proches de Koufontinas, « Athènes ou la mort » (https://lundi.am/Greve-de-la-faim-de-Koufontinas-la-Grece-retient-son-souffle), on est médusés.


P-P-S : Aujourd’hui, 15 mars, au bout de 66 jours de grève de la faim, Koufontinas a annoncé qu’il acceptait une réalimentation progressive, en dépit du fait que le gouvernement n’ait pas cédé. La fin de cette grève de la faim a provoqué un grand soulagement parmi les soutiens. Les textes qui saluent cette décision la présentent comme une victoire, dans la mesure où elle aura permis de « montrer le visage inhumain du pouvoir » et de rassembler un vaste mouvement de solidarité et de contestation. Koufontinas lui-même a déclaré : « Ce qui se passe actuellement là-dehors est bien plus important que ce pourquoi tout a commencé. Face à la puissance de ces luttes, je déclare qu’avec mon cœur et mon esprit, je suis moi aussi là-bas, parmi vous. »

[1On ne sait pas d’où provient la qualification de Koufontinas, né en 1958, comme « chef des opérations de l’organisation » utilisée par les auteurs du chapeau, et apparemment, dans la presse française en général. Les médias grecs le présentent généralement plutôt comme « principal exécutant/tueur » (εκτελεστής) des assassinats de l’organisation. Notons qu’en 1975, lors des premières exécutions revendiquées par l’organisation, Koufontinas avait 17 ans.

[2Le nom de l’organisation n’a bien évidemment pas été choisi, comme l’écrivent maladroitement les auteurs du chapeau, « en hommage à la répression meurtrière » du 17 novembre, mais en hommage à la révolte qui l’a déclenchée. Pour info : le 17 novembre 1973, les tanks ont pénétré dans l’École polytechnique occupée par les étudiants depuis trois jours pour protester contre la junte militaire. Une quarantaine de personnes auraient été tuées entre le 16 et le 18 novembre (décompte encore polémique aujourd’hui). L’évènement devint immédiatement emblématique de la lutte contre la dictature et est associé, depuis, à la célébration de sa chute et par extension, de la lutte contre les régimes oppressifs. Commémoré chaque année dès 1974 (et même décrété jour férié officiel pour les écoliers, lycéens et étudiants par le Parti socialiste, Pasok, au pouvoir en 1981), le 17 novembre fait l’objet chaque année de querelles mémorielles allant souvent jusqu’aux échauffourées lors des défilés officiels ou dissidents organisés par les différents courants politiques (avec la police, et/ou entre eux.)

[3Quoique que dans un chapeau introductif, nous aurions préféré un exposé moins interprétatif et plus factuel. Par exemple : « pour protester contre son transfert dans une prison de haute-sécurité et réclamer son retour à la prison proche d’Athènes où il a purgé la plus grande partie de sa peine ».

[4Le toit du ministère du travail n’a pas été occupé. En revanche il y a bien eu des occupations de ministères : celui de la culture et celui de la santé à Athènes - expulsés manu militari au bout de quelques heures. Peut-être la confusion vient-elle du début d’une occupation de solidarité engagée le jour de la publication du texte : celle du toit du siège d’une institution syndicale à Thessalonique — dont les occupants ce sont retirés le 10 mars).

[51975 est la date de l’apparition de l’« Organisation Révolutionnaire 17 Novembre » à travers ses premières actions revendiquées. On ne sait pas si c’est également l’année de sa création.

[6Et non, bien que son nom ait été choisi en référence à cet évènement emblématique (cf. note. 3) « en réponse à la répression qui avait frappé, le 17 novembre 1973, le mouvement étudiant grec en lutte contre la dictature des colonels ».

[7En ce qui concerne les exécutions « de responsables politiques liés au pouvoir fasciste ou à l’establishment politique de droite », seules mentionnés par l’article, on ne peut citer qu’un seul exemple, celui, en 1989, de Pavlos Bakoyiannis (beau-frère de l’actuel Premier ministre Mitsotakis et père de l’actuel maire d’Athènes Kostas Bakoyiannis), certes lié à l’establishment politique de droite mais pas au pouvoir fasciste. Le choix de cette cible avait du reste laissé perplexes même certains de leurs sympathisants à l’époque.

[8Ce n’est donc pas seulement qu’ « il en a été arbitrairement arraché par le pouvoir actuel de droite » comme le formule l’article. La loi votée fin 2020 par le gouvernement de Nea Demokratia semble avoir été faite sur mesure : retirant de manière générale l’accès aux prisons agricoles aux personnes condamnées dans le cadre de crimes « terroristes » (qualification qui n’existait pas en 2002) elle ajoute une clause permettant de l’appliquer à Koufontinas, en excluant également l’accès à ce régime de détention aux détenus « en attente de jugement pour des délits commis durant leur incarcération ». Or, alors qu’il était encore à Korydallos, Koufontinas avait soutenu la grève de la faim entamée par un autre détenu (acte qualifié comme délit au motif d’« incitation », sans pour autant avoir donné lieu à un jugement). À noter que la loi votée par Syriza en 2018, permettant aux détenus ayant purgé plus de 18 ans de prison de poursuivre leur peine dans des prisons rurales, avait été dénoncée par la droite comme ayant, elle aussi, été faite sur mesure au bénéfice des prisonniers du 17N.

[9Perdant le droit de demeurer dans une prison rurale, son transfert dans la prison de haute-sécurité de Domokos – en Grèce centrale – en lieu et place de son retour à la prison de Korydallos – où il avait purgé les 16 premières années de sa peine – , n’a pas exactement été effectué « sans la moindre justification » : au contraire, les responsables de l’administration pénitentiaire et responsables politiques (notamment la secrétaire générale de la politique anticriminelle — récemment rattachée au « ministère de la Protection du citoyen » - alors qu’il relevait jusqu’alors du ministère de la Justice) ont fourni une série d’arguties mêlant justifications légales bancales et raisons sanitaires. La formulation de la phrase de l’article (« Mais il en a été arbitrairement arraché par le pouvoir actuel de droite, au moment où s’ouvrait une perspective de libération conditionnelle à l’automne prochain, pour être transféré, sans la moindre justification, dans une prison de Haute Sécurité du centre de la Grèce ») semble par ailleurs sous-entendre que cette perspective serait annulée par le transfert arbitraire. Or Koufontinas serait en septembre prochain susceptible de déposer, à l’issue de l’accomplissement de sa 19e année de prison, une demande de libération conditionnelle quel que soit son lieu d’incarcération.

[10Signalons la « contribution théorique » de l’organisation à la compréhension du développement capitaliste en Grèce selon une perspective marxisante : un communiqué de 1988 revendiquant l’assassinat d’un industriel définit le concept de lumpen-grande-bourgeoisie. Classe parasite de grands capitalistes, celle-ci s’est enrichie par des combines et des arnaques, laissant des entreprises en faillite et surendettées, et s’est liée au capital étranger au détriment du peuple et d’un « développement équilibré des forces productives du pays ».

[11D’abord surtout en provenance d’Albanie puis des pays de l’ex-Yougoslavie et de l’ex-bloc soviétique.

[12Des courants d’extrême droite, notamment pro-nazis, comme dans toute l’Europe, ont commencé à gagner du terrain depuis les années 1990, et sont parvenus à s’intégrer dans le jeu de la politique parlementaire, à l’image d’Aube dorée. Leurs nervis ont semé la terreur dans certains quartiers à travers des chasses à l’immigré et à l’antifa ou au syndicaliste parfois meurtrières, mais ce dans un contexte bien différent de ceux de la dictature de Metaxas dans les années 1930, de l’Occupation, de la guerre civile ou de la dictature des colonels.

[13L’incarcération est terrible en soi. La brutalité de l’isolement en détention est certaine, de même que toute restriction et mauvais traitement supplémentaire pouvant viser des détenus en particulier, pour des mobiles préventifs ou punitifs. Nous doutons en revanche de la pertinence du terme « brutalisation » (qui laisse entendre que ces violences carcérales eussent été plus douces par le passé), et, si brutalisation il y a, nous jugeons arbitraire d’en limiter la dénonciation « aux prisonniers liés à l’extrême gauche des années 1970 », comme si les personnes détenues pour d’autres motifs en étaient épargnées par l’administration pénitentiaire. Les saisines pour isolement abusif et violation de droits sont nombreuses et émanent de toutes catégories de prisonniers.

[14Là encore on est perplexes : à quoi les auteurs se réfèrent-ils ? Aux détenus de l’ETA ? À l’incarcération des dirigeants politiques catalanistes ? Au rappeur récemment emprisonné pour outrage au roi et à la religion ? (Est-il utile de rappeler par ailleurs que le pouvoir actuel en Espagne est d’obédience socialiste et allié avec la coalition Podemos, considérée comme l’extrême gauche du spectre de la politique parlementaire ?)

[15En effet le maintien des prisonniers du 17N dans un bâtiment construit pour eux en sous-sol de l’aile féminine de la prison de Korydallos, prison théoriquement désormais réservée aux prévenus en attente de jugement (transformation de statut initiée par Syriza durant son mandat) fait plutôt figure d’anomalie. Le gouvernement, pour rendre la situation conforme au nouveau dispositif législatif qu’il vient de pondre, promet d’ailleurs de transférer également les autres anciens compagnons d’armes de Koufontinas dans des prisons de haute-sécurité dès que les conditions sanitaires le permettront. Il s’agit en quelque sorte d’un alignement tardif sur les nouveaux standards issus de la fièvre antiterroriste dans les « pays démocratiques », couplé d’un bidouillage légal (pratique on ne peut plus coutumière des États de droit) visant à le faire appliquer rétrospectivement aux détenus condamnés avant ces évolutions.

[16Les évasions des prisons grecques ne sont pas cantonnées à l’histoire ancienne et aux romans d’aventure. Cf. les évasions du bandit Vassilis Palaiokostas, qui s’est fait la belle deux fois (en 2006 et en 2009) justement depuis la prison de Korydallos. Celui-ci vient de publier, depuis sa cavale, une savoureuse autobiographie.

[17Autour du courant euro-communiste issu de la scission du Parti communiste en 1968.

[18Nous restons songeurs devant l’euphémisme « retour d’un manque profond de démocratie ». La fin de la phrase en revanche renoue avec le bon sens : « sur fond de népotisme et de vengeance personnelle ». Peut-être aurait-il mieux valu s’en tenir là ?

[19Les contrôles, arrestations et brutalités des forces de l’ordre se sont récemment multipliées : dans les facs, dans les rues, sur les places, comme tout récemment, les violences de la police à l’université de Thessalonique ou dans le quartier Nea Smyrni, qui ont déclenché une vague de manifestations et rassemblements protestataires.

[20Dont un communiqué de l’ambassade s’était déjà indigné en 2017 contre la première permission dont avait bénéficié Koufontinas (obtenue après avoir entamé une grève de la faim). Un ex-diplomate s’est cette fois exprimé par un tweet, écrivant que le gouvernement grec « faisait bien de refuser de dorloter le terroriste condamné Dimitris Koufontinas ».

[21D’un côté l’invocation de l’inconstitutionnalité et de l’illégalité du transfert et du maintien dans le nouveau lieu de détention (maladresse dans la rédaction de la loi, vices de procédures, notifications manquantes ou remise hors délais constituant des blocages du procès juridique, rétroactivité camouflée d’une loi nouvelle), de l’autre l’invocation du droit plus abstrait (à la vie, à la dignité, au respect, aux droits fondamentaux).

[22Le KEM, comité central des transferts, créé en 2017 mais réformé par le gouvernement actuel et désormais sous son contrôle, à qui la demande de transfert avait été adressée, après avoir trainé des pieds (et même prétendu avoir adressé des notifications de refus que les avocats de Koufontinas disent n’avoir jamais reçues, et sans lesquelles il n’était pas possible de faire appel), a finalement tranché une nouvelle fois, en confirmant le 11 mars, au 63e jour de grève de la faim du prisonnier, son rejet de la demande.

[23De l’association répandue dans les imaginaires entre démocratie et « mansuétude » ou « pardon » provient une certaine confusion entre l’argument éthique et celui du droit. En arrière-plan de cette association d’idée (fondée au plan symbolique plus qu’au plan historique) on trouve l’une des spécificités de la situation grecque actuelle : les autres démocraties européennes, malgré des condamnations tout aussi lourdes et des conditions carcérales tout aussi dures (et, pour la France, un nombre de suicides en prison qui avoisine le nombre d’un chaque trois jours, les tentatives de suicide étant journalières), se sont efforcées, du moins depuis les années 1990, de préserver les apparences de l’humanité et d’éviter le scandale éthique.

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