« Zum Sehen geboren
Zum Schauen bestellt... »
Goethe, Faust II.
Dans les sciences naturelles, c’est comme si notre regard (la Vue) se trouvait peu à peu frappé de caducité. Les yeux du savant ne se portent plus sur l’apparition de ses objets – dans la nature : bêtes, plantes, roches, etc. Aussi bien, ce qui est pour lui essentiel désormais est invisible à l’œil nu (agencements de molécules, mouvements à l’échelle cellulaire, influx électriques, onde électromagnétique hors du spectre) ; voire ne relève tout simplement plus d’aucune visibilité (information statistique, taux moyen). La vue est en quelque façon dispensée, disqualifiée : impuissante à saisir du monde ce qui pour la science importe fondamentalement. Il se peut même que le savant en vienne à s’en défier ; voire qu’il fasse de cette défiance une règle élémentaire de sa méthode. « La première expérience ou, pour parler plus exactement, l’observation première, est toujours un premier obstacle pour la culture scientifique [1]. » L’expérience fait obstacle à l’expérience. Et s’il n’y a pas de contradiction dans cette phrase, alors seulement parce qu’un divorce s’est accompli au moment de la naissance de la science moderne, et que l’expérience – comme appréhension du monde – s’est en quelque manière scindée : dans la méthode expérimentale en effet, l’expérience scientifique a désormais pour tâche de dépasser l’expérience sensible. Et « toute expérience nouvelle naît malgré l’expérience immédiate [2] ». L’expérience scientifique (Experiment) dépasse l’expérience (Erfahrung), qu’elle relativise, voire invalide entièrement. Pour saisir la nature par-delà (ou « malgré ») son apparence, il devient nécessaire de la piéger au moyen d’un dispositif – lequel court-circuite l’apparition même. « [L]’observation et l’expérimentation ne sont plus des méthodes en continuité [3] ». Et dans l’expérimentation au moyen d’appareils, dans la mesure chiffrée, c’est de notre propre regard que nous entreprenons systématiquement de nous défier : c’est son caractère illusoire et trompeur, tout autant que la nature elle-même, que le dispositif expérimental s’efforce à chaque fois de piéger… (Contre l’apparition du rouge ou du bleu, inventer un appareil, un dispositif, une théorie, qui réduise la couleur à la longueur mesurable d’une onde [4].) Voilà donc le paradoxe simple et troublant où les sciences naturelles se sont trouvées conduites en deux ou trois siècles : ces sciences, de toute antiquité, avaient pour tâche d’expliquer le monde alentour – ce monde qui nous était donné dans l’expérience sensible, familièrement. Et les voilà qui aujourd’hui expliquent le monde, prodigieusement, mais comme en dépit de son apparition même. Expliquent-elles encore le monde, ce monde – notre monde [5] ?
La figure du savant s’est divisée, dans le temps même où l’expérience se scindait. Le biologiste aujourd’hui a pour objets essentiels la cellule et la molécule, l’une comme l’autre inaccessibles à l’œil sans les instruments et les détours du laboratoire. C’est donc là qu’il passe le plus clair sinon la totalité de son temps. Il y élabore des démarches expérimentales, qu’il mène à leur terme. La figure du simple naturaliste, qui marche et observe au milieu des bois, des steppes, des prairies, qui embarque pour les îles et gravit des montagnes pour y relever et recenser ce qu’il rencontre, ce qu’il voit, est frappée de caducité ; elle relève d’une époque dépassée, pré-scientifique. D’ailleurs, « les vieux censeurs de collège sont morts – ceux qui, lorsqu’on pouvait les accompagner à travers champs, connaissaient [...] le nom de chaque plante [6] [...]. » Le jardin botanique, dans la ville actuelle, est un résidu historique ou un lieu de promenade vaguement archaïque ; le muséum d’histoire naturelle, avec ses successions de vitrines (exposant les espèces et leurs formes), est une curiosité – que remplacent des musées interactifs, dont l’objet est la présentation des fonctionnements, des processus, dans leur unité (non plus du tout l’exposition des formes dans leur diversité). « Comme partout dans les sciences naturelles, et non pas seulement en elles, ce qui actuellement occupe l’esprit, en botanique, ce sont moins la forme et la structure des objets que leur fonction [7]. » À l’herbier de Paris abrité au Jardin des plantes, « les sessions d’identification que Monsieur Aymonin organisait » sont à sa mort restées « les dernières [8] ». Les naturalistes survivent en des associations d’amateurs sympathiques, archaïques et vieillissantes [9]. Ils sont le plus souvent autodidactes, leur science n’étant plus enseignée ni dans les écoles ni dans les universités (ou presque plus). Or la tâche propre du botaniste, comme de l’entomologiste, de l’ornithologue, etc., consistait dans l’observation, insatiable, de leur objet ; les critères de leurs sciences, essentiellement classificatoires, étaient des critères liés, encore, à l’apparition (visible, sonore, olfactive) ; c’est-à-dire relevant, dans les termes de la bifurcation accomplie par la science, des qualités secondes. L’histoire naturelle avait pour objets les plantes et les bêtes telles que rencontrées à l’intérieur du monde, s’offrant à l’observation, se donnant aux regards (avides) (passionnés jusqu’à la possession [10]). Dans le jardin botanique de Kiev, près de l’Université, on peut voir aujourd’hui entre les arbres une statue représentant un enfant brutalement frappé d’une flèche, s’effondrant. Il tient lui-même un arc. Un guide précise : « ... les étudiants l’appellent cyniquement le “monument au botaniste décédé”, le terme “botaniste” désignant en argot russe un intellectuel asocial [11]. »
« En effet, cette observation première se présente avec un luxe d’images ; elle est pittoresque, concrète, naturelle, facile. Il n’y a qu’à la décrire et à s’émerveiller. On croit alors la comprendre [12]. » Or c’est de l’observation que le savant, désormais, dès les premières années de son éducation, de sa formation, apprend à se défier : c’est donc aussi, fondamentalement, une défiance à l’égard des richesses de l’apparition première (formes – contours – couleurs – lisse ou grenu des surfaces – voix, modulations, cris) ; c’est un mouvement de recul devant le luxe de l’apparition première et devant sa sensualité [13]. La science, à cet égard, impose à ses adeptes une ascèse ; Bachelard n’a de cesse de redire qu’il faut avant tout apprendre à réprimer la tendance première de l’œil – qui toujours, de lui-même, ira aux couleurs, au divers et au luxe des formes, aux miroitements. « L’esprit scientifique doit se former contre la Nature, contre ce qui est, en nous et hors de nous, l’impulsion et l’instruction de la Nature, contre l’entraînement naturel, contre le fait coloré et divers [14]. » Car la vision est d’emblée et toujours Eros. On sait l’appel impétueux et brutal dont est capable sur l’œil une simple couleur (rouge sang ou bleu profond d’un pétale) ; ou une simple mais incontestable forme (Gestalt), l’exécution parfaite d’un mouvement – sur terre, dans les airs ou dans l’eau. L’œil humain résiste très difficilement au papillonnement, à l’émeute de détails [15], aux formes un peu tendres. Voir l’autorité que prennent sur lui, presque immédiatement, les symétries somptueuses, les points scintillants ou brûlants, les rehauts et les creux sur les surfaces plissées. C’est qu’il y a un pur plaisir de voir – une jouissance prise à la perception même [16]. Tel Ulysse qui par crainte des Sirènes bouche avec de la cire les oreilles de ses marins, le savant se bande les yeux – pour surtout ne plus voir... Le dispositif expérimental, la « méthode », se font à l’encontre du visible même, et comme s’il s’agissait de préserver le savant d’un danger, d’une atteinte [17].
{}Et de plus en plus le savant pourra « se fabriquer ces sciences dans son cabinet », et même, ajoutait déjà Leibniz : « à yeux clos [18] ». À l’encontre d’un tel savant nouveau, privé d’yeux, le naturaliste se tenait encore sur l’autre versant de la science – le versant où les choses se donnaient à la vue – versant d’Eros. « La beauté de la bête frappait de stupeur ; je la regardais sans pouvoir me rassasier de sa vue [19] ». Dans l’observation immédiate est atteint quelque chose qui, pour l’écrivain, relève d’une « réalité plus forte [20] ». Au sujet de l’entomologie, telle qu’il en sentait déjà l’existence dépassée, menacée, en feuilletant les numéros anciens d’une revue d’histoire naturelle, Isis, Ernst Jünger écrivait : « là il y a amour encore, eros immédiat dirigé vers les choses [21] […]. »
« Die große Zeit für solche Neigungen war schon vorbei. Die eigentliche Naturkunde, das liebevolle Betrachten, Vergleichen, Ordnen und Beschreiben von Objekten, galt kaum noch als Wissenschaft. Dem Behagen an der Anschauung war der Genuß an der exakten, gezielten und messenden Beobachtung gefolgt. »
E. Jünger, Subtile Jagden, p. 7 [22].
« Ein Anzeichen dafür ist, daß die Intuition mehr und mehr schwindet, während die Messung an Wert und Umfang gewinnt. Sie ergreift Gegenstände, von denen das früher kaum im Traum zu ahnen war. Die enge Fühlung, die Geist und Materie gewinnen, ist für den Menschen sowohl mit einem Machtgewinn als auch mit einem Herrschaftsverlust verbunden [...]. »
E. Jünger, Typen, Namen, Formen, § 45 [23].
Dans les écoles, l’enseignement des sciences naturelles porte la marque de cette évolution. Rien ne peut apparaître aujourd’hui plus archaïque et plus chargé d’ennui, plus rédhibitoire aux pédagogues, mais surtout rien ne peut plus frontalement contrevenir à leur philosophie de la connaissance et de l’apprentissage, qu’une leçon où des élèves apprendraient simplement à distinguer, d’un œil sûr, entre quelques espèces courantes d’arbres (hêtre et charme), de fleurs (campanule et digitale), d’oiseaux (pouillot et troglodyte), d’insectes (cétoine et cicindèle). Le naturaliste est disqualifié à l’école, comme ailleurs. Pour deux raisons au moins – qui sont profondes l’une et l’autre. C’est qu’il faudrait tout d’abord, pour justifier un tel enseignement, reconnaître comme utile que l’élève se confronte au visible nu, et au donné, sans appareil ni dispositif ou protocole expérimental – quand la science, répète le pédagogue à la suite des prescriptions de Bachelard, est d’abord apprentissage d’une méthode, d’un dispositif, d’une pensée préalable, préméditée – sans lesquels on ne saurait rien voir (sans lesquels, peut-être même, ce qu’on voit n’est rien). Autrement dit, voir est trop simple ; voir ne saurait suffire – dans une pédagogie donnant au « construire » et au « faire » la primauté. On ne peut voir que ce qu’on a soi-même fait ; et on ne peut s’intéresser sérieusement qu’à ce qu’on a produit et prémédité (à commencer par des « faits expérimentaux » par exemple). Mais l’apparition seule : voilà qui, pour le pédagogue, est trop primitif et trop nu – trop brutal... « En toutes circonstances, l’immédiat doit céder le pas au construit [24]. » Or il faudrait par ailleurs – et c’est la seconde raison au scandale que constitueraient pour la pédagogie moderne de telles leçons de « choses » – que l’enseignement confronte l’élève au visible qui s’offre autour de lui, dans sa facticité et sa contingence : il faudrait faire face alors au « divers » de la nature, tel que livré dans la multiplicité et le chaos des espèces, toutes entre elles différentes, voire saugrenues et contradictoires, superflues : en tout cas échappant à toute nécessité démontrable. (Car pourquoi y a-t-il et faut-il qu’il y ait le troglodyte, le pouillot et le tarin des aulnes, plutôt que seulement l’un des trois ? Rien, même une fois connues les lois de Darwin, ne rend absolument nécessaire la présence de ces oiseaux, ici et maintenant, et dans ces formes-là plutôt que dans d’autres [25]...) En cela, l’histoire naturelle est bien « histoire » en effet, livrée aux possibilités du hasard, au caprice exubérant, à l’exagération : il ne peut y avoir science de cela, se dit-on, de cette diversité, de cette bigarrure sans fin ni raison, de cette « profusion de richesse [26] », de cette « profusion écrasante [27] », s’il est entendu qu’il n’y a de science que du général, que du nécessaire. « On ne formalise pas l’incohérent. On ne peut faire monter à la coexistence ce qui s’éparpille en existences hétéroclites. C’est là une remarque qui va de soi “en rationalisme” ; mais “l’irrationalisme” devrait au moins être conscient de l’anarchie de ses fonctions d’accueil [28]. » La science ne peut avoir pour objets ces bêtes et plantes présentes factuellement autour de nous sur la terre, ces êtres-là ! – êtres existants, à la place d’autres qui auraient pu être aussi [29]... On comprend que se détournant des formes extérieures, qui distinguent animaux et plantes et qui les singularisent à l’infini, elle ait préféré s’occuper de leurs organes internes, et des processus physiologiques, microscopiques et cachés, si semblables au contraire d’une espèce à l’autre [30]... Pour le pédagogue contemporain, ce qui seul forme un esprit, une intelligence (or il s’agit bien, de son point de vue, de former avant tout une intelligence, un esprit doué de capacités cognitives et critiques), c’est l’appréhension de lois ; or une loi monte vers le général. « L’observation scientifique est toujours une observation polémique ; elle [...] transcende l’immédiat [...] [31]. » Le divers de l’expérience (et la diversité même des êtres, qui est l’objet de la fascination du naturaliste) n’est dans cette perspective que la perturbation superficielle d’un fait unique et supérieur, général et caché – seul digne dès lors d’intéresser sérieusement le savant : la vie.
Michel Foucault dit dans Les Mots et les choses que la biologie naît, au début du XIXe siècle, précisément au moment où les sciences naturelles apprennent à abandonner les êtres vivants – et prennent pour objet nouveau la vie : c’est-à-dire la vie en général, indépendamment de ses formes, de ses réalisations ponctuelles, locales et – comme on l’apprendrait bientôt – de surcroît changeantes dans le temps, éphémères.
Les êtres vivants, chacun existant « selon sa sorte » (ein jedes nach seiner Art), cessèrent d’être l’objet de la biologie. Ce que Bachelard appelle, sans détours : « ... débarrasser l’expérience de ses traits parasites, de ses aspects irréguliers [32] ». (Et c’était mettre hors de l’école la bête et l’arbre, et tout le divers de la nature...)
Cela que déjà au XVIIIe siècle l’on notait à propos du physicien : qu’« il serait étonnant et cependant [qu’]il est assez vraisemblable que Newton [ait] passé toute sa vie à étudier les couleurs, sans jamais jeter les yeux sur l’atelier d’un Peintre ou d’un Teinturier, sur les couleurs mêmes des fleurs, des coquilles, de la nature [33] », cela vaut maintenant du biologiste, qui peut avoir passé toute son existence à étudier les phénomènes de la vie sans jamais avoir jeté les yeux sur un être vivant dans la nature près de lui. (Et la figure d’un enseignant de sciences naturelles de lycée n’est plus si saugrenue, qui si vous lui posez la question en octobre est incapable de dire quelle sorte d’hirondelles était à s’affairer dans le ciel de la cour depuis mars, à longueur de journées pourtant, et le soir à hauteur de ses fenêtres ; qui même est incapable de se souvenir si de tels oiseaux en effet s’y trouvèrent. L’on voit, très simplement, que là n’est plus son objet. Les animaux ont été complètement « retirés » de l’enseignement de la biologie [34].)
« L’histoire naturelle, ce n’est rien d’autre que la nomination du visible. De là son apparente simplicité, et cette allure qui de loin paraît naïve tant elle est simple et imposée par l’évidence des choses [35]. » Ce qui en face des animaux et des fleurs désempare le pédagogue moderne (à la recherche de processus cognitifs complexes, à la recherche de problèmes et de résolutions de problèmes, à la recherche de médiations, de dispositifs), c’est précisément cette « évidence », cette « naïveté » – soit aussi cette « ingénuité » contenue dans « la joie de regarder [36] ». Comment devant l’existence du chêne exercer l’esprit problématique ou critique de l’enfant ? L’esprit pédagogique contemporain a désappris à seulement accueillir : il est éloge constant de l’action du moi sur le monde, de son initiative, de sa volonté, de sa méthode, quand l’accueil au contraire requerrait qu’un instant le petit moi reste sur le retrait – et regarde simplement ; requerrait que mettant sa volonté en suspens il observe à l’œuvre des volontés et initiatives autres ; voire ait à se placer (voilà qui de beaucoup est plus troublant encore) devant quelque chose ne relevant d’aucune volonté ni d’aucune initiative ni d’aucune méthode : une facticité nue, idiote, absolument singulière ! Tel oiseau – le troglodyte – et son comportement singulier de colère sur la haie... Eros, ira ! Or devant tout cela l’esprit pédagogique moderne ne peut que reculer horrifié, comme devant l’apprentissage par cœur du poème, qui lui non plus ne fait pas « problème », n’exerce pas l’esprit critique de l’enfant, étant chose trop factuelle et brutale ; trop nue.
L’herbier, en cela assez semblable au cahier de l’élève recueillant les poèmes appris et sus, fut une figure de l’accueil de la facticité du monde ; il se remplissait de feuilles et de fleurs que des rencontres, survenues dans le monde – à de certaines dates, en de certains lieux, en de certaines circonstances – avaient livrées aux regards de l’enfant (à sa mémoire, d’abord toujours involontaire !). C’est aujourd’hui une attitude pré-scientifique et naïve, sur quoi les têtes lourdes des pédagogues se penchent avec circonspection, condescendance ou autosatisfaction (comme sur un âge archaïque et révolu où l’on ignorait encore ce qu’apprendre veut dire [37]). Ne peut se « satisfai[re] » d’une telle attitude de classement, ironise Bachelard, qu’une « pensée préscientifique qui estime que classer les phénomènes, c’est déjà les connaître [38] ». C’est que le classement, se dit-on, présuppose donnée l’existence des objets : et rien plus que le « donné », ou l’« immédiat », n’horrifie l’esprit pédagogique contemporain [39]. Car le « donné », se dit-on, est ce qui précède le sujet ; ce à l’apparition de quoi le sujet n’a pris aucune part lui-même ; et ce dont par conséquent l’élève ne saurait rendre compte en partant de soi [40]. Si le rationalisme ne veut rien de « donné » ni d’« offert », c’est, écrit Bachelard, qu’« au contraire, le rationalisme est normalement l’offrant [41] ». Le rationalisme ne veut accepter ni rien recevoir (aufnehmen, wahrnehmen). Le rationalisme est actif. « Le rationalisme serait plutôt désemparé devant cette vie offerte, devant cette pensée offerte [42]. » On comprend sur cette question du donné peut-être mieux encore qu’ailleurs ce qui fait du pédagogue contemporain un être si bachelardien : le « donné » est d’emblée et toujours illégitime, sinon objet de vindicte et de haine. « Nous ne pouvons avoir a priori aucune confiance en l’instruction que le donné immédiat prétend nous fournir. Ce n’est pas un juge, ni même un témoin ; c’est un accusé et c’est un accusé qu’on convainc tôt ou tard de mensonge [43]. » (Et voilà qui par ailleurs vient singulièrement troubler le partage qu’on croyait avoir vu se dessiner si distinctement au début : quand le refus des qualités secondes – couleurs, formes, sons, etc. – promettait d’éclipser entièrement le sujet et d’assurer qu’on n’avait plus affaire qu’avec l’objectif. Or l’objectif, nous dit-on maintenant, doit être activement construit : il l’est par le sujet, à l’encontre de toute passivité ; et de tout spectacle.)
Un proviseur de lycée, particulièrement versé dans la pédagogie la plus en vue actuellement (la pédagogie de la compétence), expliqua un jour – en janvier 2018 – la raison pour laquelle il se voyait contraint de refuser à un enseignant d’histoire l’autorisation de conduire ses élèves jusqu’à une certaine cité grecque ou romaine où serait donnée à ceux-ci la possibilité de voir un théâtre antique. « Voir, ce n’est pas apprendre, expliqua-t-il... Voir n’est rien... Ce théâtre, si une classe y va, alors il faut le faire vivre... Il faut penser une activité pédagogique sur place... Je ne puis autoriser un voyage où il ne s’agirait que de voir. » Pour cette pédagogie, voir ne saurait suffire. Et voir n’est pas même le but. Voir n’est rien ; ou n’est pas sérieux. Il y a quelque chose de superficiel dans la vue. (Après tout, on ne voit que les surfaces – l’enveloppe des choses.) Ce que la biologie procurera, par rapport à l’histoire naturelle : « ... une identité plus profonde et comme plus sérieuse qu’elle [44] ». Alors la défiance à l’égard de la vue et de l’expérience première, à l’égard du spectacle [45], à l’égard de ce qui s’offre au regard, déjà élevée en principe pour des raisons proprement scientifiques, est justifiée et réclamée une seconde fois – pour des raisons cette fois pédagogiques. Mais deux fois la conséquence est la même : ce qui tombe simplement sous les yeux – « sub sensus cadat » – ne saurait être objet de savoir.
(Et nous commençons alors à apercevoir que ce à quoi fondamentalement s’en prennent science et pédagogie modernes en sortant bêtes et plantes de leur champ d’étude, ce n’est en réalité rien moins qu’au soubassement essentiel et constitutif de la donation originaire du monde – c’est-à-dire, au sens strict : à la perception. Elles s’en prennent au fait du monde ; au fait qu’un monde se donne à nous, dans la perception.
Or « le fait que nous commencions par l’expérience d’un monde et que nous vivions dans la perception a une signification absolue qu’il faut affronter [46] ». (Cette signification, la science et la pédagogie modernes ne l’affrontent plus ; et l’on comprend que c’est même leur « décision », leur « méthode », de ne plus l’affronter.) )
« Er [Wallace] kannte, ja fürchtete beinahe den Eros, der den Geist verwundet, wenn die Große Mutter ihm eines ihrer Geheimnisse offenbart. [...] Bereits auf seinem ersten Gang durch den Wald der Molukkeninsel Batchian hatte er einen „ungeheuer großen“ Schmetterling beobachtet. [...] Wirklich gelang es ihm, im Januar 1859 ein Weibchen zu erbeuten, und den Tag darauf ging ihm auch das Männchen, einer der herrlichsten Schmetterlinge der Erde, mit sammetschwarz und feurig orangeroten Schwingen, ins Garn. „Als ich es aus dem Netz nahm und die prachtvollen Flügel entfaltete, begann mein Herz heftig zu schlagen, das Blut stieg mir zu Kopfe, und ich fühlte mich einer Ohnmacht näher, als hätte ich dem Tode ins Auge geschaut. Ich hatte den Rest des Tages Kopfschmerzen, so groß war die Erregung – von einer Ursache hervorgerufen, die den meisten Menschen als sehr unzureichend erscheinen wird.“ »
E. Jünger, Subtile Jagden, p. 29 [47].
On rétorquera que nous avons exagéré : l’herbier a encore sa place aujourd’hui à l’école maternelle ou primaire, ainsi que certaines activités d’histoire naturelle, y compris dans l’éveil élémentaire du tout petit enfant (distinction des feuilles d’arbres et de quelques espèces d’oiseaux communes) ; nous mentons à prétendre le contraire. Mais il est nécessaire de demander alors dans quel cadre pédagogique ont lieu désormais ces activités, quand elles ont lieu malgré tout ; et quel sens leur est donné. Quelque chose est aujourd’hui en train d’être transformé en profondeur, dans l’enseignement ; il ne saurait plus être question qu’une activité pédagogique ne soit que leçon de choses (leçon ayant pour but simple et franc la connaissance des choses singulières dont on fait la leçon). Puisque la pédagogie contemporaine veille à ce que toujours l’activité, et quand même cela n’est pas dit explicitement aux élèves (dans le moment ni après), puisse être ramenée, et en son but ultime se ramène en effet, à l’acquisition de « compétences », relevant en dernier ressort de l’élève, et donc indépendantes et comme détachées du contenu de la leçon. Ainsi la leçon d’histoire, au-delà de son seul objet (par exemple telle guerre, telle époque), vise-t-elle désormais, toujours aussi sinon prioritairement, l’acquisition de savoir-faire (détachables, transférables, universalisables, c’est-à-dire : réutilisables ailleurs) : « Sait lire une carte » ; « Sait dresser un tableau » ; « Sait analyser un document ancien », etc. D’où le caractère parfois facultatif et arbitraire, désormais, des objets enseignés. Maintenues dans les petites classes, les activités de connaissance de la nature, dans une telle perspective, servent prioritairement à l’acquisition de compétences en réalité indépendantes de (et indifférentes à) leur objet : « Sait classer », « Sait constituer des critères de différenciation », « Sait synthétiser ses résultats sous forme de tableau ». Et pourquoi pas, même : « Sait observer [48] ». L’herbier est éventuellement et marginalement maintenu par l’enseignant comme activité d’éveil, propre à développer chez l’enfant des qualités de ..., de ... et de ... [49]. Le but de l’activité, ce qui la justifie, n’est pas la connaissance de la fleur ou de la feuille maintenue séchée par l’enfant entre les pages de son cahier (cette connaissance « à vie » instituée et scellée par une rencontre). Aussi bien, l’item « Savoir faire un tableau » de la grille de compétences, qui désormais guide les apprentissages en leur finalité, aurait pu être acquis sur d’autres matériaux : insectes, cailloux, billes de couleurs, etc. ; voire transversalement dans une autre discipline (comme y insistent les pédagogues eux-mêmes, les compétences s’acquérant et s’exerçant avec le plus de profit de façon « transdisciplinaire » afin d’en renforcer le caractère transférable). La compétence est bien une aptitude qui est fondamentalement abstraite de toute facticité, de toute discipline, de tout contenu, de tout monde. Et, par exemple, ce qui est appelé « esprit critique » par les pédagogues, et qui est pour eux comme la compétence reine, devient la capacité (abstraite) de raisonner indépendamment de tout contenu, indépendamment de tout monde : une capacité générale de traiter et vérifier l’information. C’est que, pour le pédagogue actuel, l’absence de contenu est gage de la flexibilité d’une pensée. « La raison n’a pas de contenu en elle-même ; elle est un moyen qui permet aux convictions d’entrer en communication les unes avec les autres [50] ». (Et c’est ce qui garantit à cette forme nouvelle d’enseignement une inégalable flexibilité en effet, n’étant en réalité lestée d’aucun « monde » préalable [51].)
Alors, si le chêne entre encore dans le cours de sciences naturelles, un jour, ce ne pourra plus être qu’à titre d’exemple (on « illustrera » avec lui une loi générale, qu’il exemplifie comme espèce singulière quelconque [52]) ; ou à titre de matériau expérimental (on prendra à son bois ou à sa feuille quelques cellules sur lesquelles un processus général du vivant aura l’heur d’offrir au microscope une visibilité suffisante [53]) ; ou enfin à titre de matériau pédagogique, arbitrairement choisi, pour servir à exercer ou simplement tester une « compétence » générale de l’élève [54]. Mais il n’y entre plus jamais pour lui-même. On comprend que c’est au sens très fort que les êtres vivants, subrepticement, ont disparu – ont été effacés – du champ des connaissances enseignées dans les écoles, même s’ils y sont encore requis ici ou là, ponctuellement : car même alors ils ne sont plus rappelés que pour être à disposition (d’un programme pédagogique élaboré indépendamment du monde et d’eux, et fondamentalement indifférent à lui ; indifférent à eux).
Et ce n’est pas un hasard si une même « métaphysique » préside à cette mise à disposition de l’être vivant dans le cours de sciences, à l’école, et à la mise à disposition de l’être vivant à l’intérieur du hangar d’élevage hors-sol, dans l’agriculture industrielle. Dans les deux cas, les mêmes concepts (la même pensée) sont à l’œuvre (métaphysique de la « ressource », du « développement » quantifiable de « potentialités », etc. [55]). Le problème n’est pas tant que les animaux seraient « oubliés » à l’école (car alors on pourrait, s’en apercevant, par un réajustement de programme, les y faire revenir...), mais qu’ils le soient très volontairement et très méthodiquement – pour des raisons qui sont intérieures à la biologie, comme à la pédagogie : des raisons parfaitement et rationnellement exposées – des raisons implacables de méthode.
« Nachdem er mich in die Sammlung eingewiesen, auch hin und wieder einen Schrank eröffnet hatte, ließ der Professor mich allein. [...] Ich saß am Fenster vor einer Auswahl der gebänderten Idole ; ihr Anblick brachte mich ins Träumen, bis die Farben ineinanderflossen – die Dämmerung brach ein. Die Stunden waren im Flug vergangen wie über den Seiten eines Buches, das man schon oft gelesen hat und dessen man trotzdem, ja gerade deshalb, nicht müde wird. Die bunten Mumien feierten Auferstehung, und wieder einmal bekam ich die Macht zu spüren, die sich in einem Stückchen belebter Substanz verbirgt. »
E. Jünger, Subtile Jagden, p. 34-35 [56].
La rencontre d’une espèce animale ou végétale est (mystérieusement, paradoxalement) rencontre d’une singularité. D’où le nom propre de « Bertrand » ou « Robert » donné en français au troglodyte par exemple (... comme si c’était toujours le même troglodyte qu’on rencontrait !). Voir la Faune populaire de la France d’Eugène Rolland, et les pages que Lévi-Strauss en tire, dans La Pensée sauvage, pour essayer d’expliquer cette paradoxale « nomination ». « En français, le moineau est Pierrot, le perroquet Jacquot, la pie Margot, le pinson Guillaume, le troglodyte Bertrand ou Robert, le râle d’eau Gérardine, la chevêche Claude, le grand duc Hubert, le corbeau Colas, le cygne Godard… [...] N’est-ce pas que les noms d’espèces possèdent, de leur côté, certains caractères des noms propres [57] ? » Dans la science des naturalistes et dans leur obsession, très naïve, de nommer, c’est bien le singulier qui résiste à son ravalement par l’universel : il semble que l’espèce, à chaque apparition, se présente et crie ; son aspect crie ; l’espèce se jette dans nos yeux – s’identifie, appelle un nom propre... Et cet accueil de l’aspect (species) ne peut être que très naïf en effet – prenant des vessies pour des lanternes, l’individu pour l’espèce, l’espèce pour l’individu... « Bonjour, Margot méchante et noire ! » « Salut les Pierrot tout groupés – qui au premier bruit partirez ensemble, comme un seul ! » « Godard sur l’eau du lac, salut ! » « Pouillot, salut [58] ! » (De la naïveté à l’anti-naïveté, de la naïve science du naturaliste au sérieux de la science véritable, du profond et du caché au superficiel, de l’invisible au visible, il se peut que travaille en taupe cette dialectique troublante qu’a vue Adorno – quand le passage à l’universel a très exactement, comme ici, l’effet très efficace et parfaitement silencieux de l’effacement [59].) On commence en biologie (sinon parfois en philosophie, au prétexte qu’une telle notion a quelque chose de trop identificatoire) à éviter le mot même d’« espèce ». Les biologistes préfèrent parler de « population », ou de « pool génique ». « Margoton, salut [60] ! »