Que peut être un cortège festif ?

Quelques leçons de l’hiver 2019-2020

paru dans lundimatin#372, le 27 février 2023

D’anciens participants aux cortèges festifs ayant foulé les pavés de Paris ces dernières années nous ont envoyé cette contribution pour penser comment, depuis où, et dans quels sens se mouvoir ce printemps dans les rues. Amener un peu de couleurs, ne pas être là où l’on est attendus, composer, se retrouver, prendre du recul. En tout cas, ne pas répéter la même chorégraphie.

Faut bien dire qu’on s’ennuie. Depuis l’annonce de la réforme des retraites, il y a eu cinq manifestations, cinq nuances de conformisme. Il ne se passe rien et tout le monde fait tellement ce qu’on attend d’eux que les radicaux sont juste devenus un cortège parmi les autres, le gros ballon en moins. Alors fleurissent un peu partout des appels à se réinventer et à tenter. A ouvrir des brèches pour qu’enfin, il se passe quelque chose à la hauteur de l’époque.

Une évidence commune s’instille : les formes que l’on a empruntées en manifestation ces dernières années paraissent en bout de course. Trop répétitives, trop prévisibles et donc défaites. Pis encore, elles opèrent maintenant en pétrifiant des énergies et envies neuves, en laissant entendre que la révolte se doit d’être là, habillé comme tel et se comportant ainsi. Et nulle part ailleurs. Il n’y a rien de moins rejoignable que le folklore ; rien de plus impuissant non plus. Nous voilà isolés et séparés dans ces grands patapoufs syndicaux, incapables de faire rayonner la colère et d’entrer en résonance avec elle.

Avoir des cortèges qui permettent de se retrouver, d’agglutiner, de se rencontrer. Des cortèges qui sont des espaces d’initiative et d’intelligence commune, des endroits depuis lesquels agir quand ça nous chante. Ce sont des choses qui ont été tentées dans l’hiver 2019-2020 pendant le premier mouvement contre la réforme des retraites au sein d’un cortège festif. Nous nous sommes dit qu’il pouvait sembler pertinent de raconter maintenant cette histoire, parce que les hypothèses d’alors sont à bien des endroits toujours justes, mais aussi pour rappeler qu’il peut suffir de petites équipes pour initier des trucs. Et que beaucoup de petites équipes peuvent faire de grandes choses.

Ce texte - dans la suite d’autres qui se lancent dans l’archéologie camarade de notre présent. Même si ce récit des cortèges festifs de l’hiver 2019-2020 n’a aucune commune mesure avec celui qui a été fait du cortège de tête – aussi bien par sa durée que sa puissance ou sa conséquence – il procède de la même démarche. Il semble déterminant d’arrêter de fétichiser les formes mais voir tout ce qui se passe derrière. Raconter précisément leurs histoires, dire ce qu’elles ont permis et les moments de leurs impuissances. Mettre à jour les idées, les envies et les hypothèses qui les ont amenées afin qu’elles soient réappropriables. On ne réinvente jamais depuis nulle part.

Hiver 2019-2020. On professait la rencontre entre les syndicats et les gilets jaunes, la jonction du nombre et de la force. Mais comme les rencontres ne se professent pas, il n’en a rien été. Si la force commune s’éprouvait dans les blocages et les actions, les manifestations étaient des nasses cadenassées où les possibilités d’agir étaient minces. Dès lors, comment en être ? Dans le grand est parisien, des bandes d’amis se sont retrouvées autour d’une sensibilité commune : ne pas revenir dans les manifs syndicales exactement de la même manière qu’on en était partis au début des gilets jaunes. Comment sortir du cadre quand on y retourne ? Ce fut le début d’un cortège qui pendant deux mois s’expérimenta et tenta : d’un cortège festif défensif au début à un cortège sans queue ni tête qui ne prit même plus la peine de s’enfermer dans le tracé.

Leçon 1 : La solidarité en manif ne se décrète pas, elle se construit

Dès 2019, le cortège de tête commençait à ressembler à ce qu’il en reste aujourd’hui : un cortège funéraire. Tout de noir vêtu dès le début, où le silence morne n’est ponctué que des trois mêmes slogans contre la police et où le manque de commun se fait cruellement sentir quand on essuie les charges de la police. Faut bien être honnête, qui peut bien avoir envie de traîner là ? Nous étions un certain nombre à nous rappeler que pendant les gilets jaunes et qu’en 2016, la beauté des gestes ne tenaient pas tant à la centaine d’émeutiers qu’aux milliers de personnes qui les soutenaient. Que la casse importait non grâce à ceux qui pétaient tout ce qui méritait de l’être, mais parce que c’était une nécessité évidente pour tout le monde. Comment retrouver ces extases quand la répression opère en isolant, séparant les formes d’être en manif ?

Tous les K-ways ne sont pas noirs, un kiwi pourri peut se rapprocher du pavé et une sono relance des assauts. Tels étaient les mantras des premières manifestations de décembre 2019 alors que la police avait pendant un an frappé doublement les chairs et les esprits pour défaire les gilets jaunes.
Il nous fallait bien conjurer la peur qui était alors en train de s’installer. Offrir des espaces pour réapprendre à se faire collectivement confiance, des endroits désirables à partir desquels pouvoir tenter.
Du fun et du communisme.

Un cortège festif comme point de relai qui peut être doublement une base arrière ou un poste avancé. Un endroit qui permette à celles et ceux qui veulent avoir des pratiques offensives de se trouver, de rayonner ; un endroit où se replier et depuis lequel repartir. Un espace qui permette de se tenir ensemble pour vaincre la peur, marquer des formes de solidarités concrètes. Un cortège festif comme une modalité poreuse et joyeuse, créative et démonstrative.
Du son pour empêcher les coups de mou, une banderole pour parer les coups durs, un caddie de fruits à manger ou à jeter.
Des parapluies de toutes les couleurs pour se préparer et chuchoter en paix. De la peinture, beaucoup. Des fumis, c’est joli, ça sent bon, ça se voit de loin. De l’artifice et du surnaturel.

10 décembre 2019. Deuxième journée de mobilisation. On marche entre Invalides et Denfert. Trajet trop petit, trajet trop contrôlé. Rien à faire. Le soir, les écolos ont appelé à bloquer Châtelet. Au lieu de s’arrêter à l’arrivée, on repart vers la Seine, à une bonne centaine. Des amis mais aussi beaucoup d’inconnus. Des slogans, des banques repeintes, du chapardage de sapins, des rires, une circulation bloquée avec des sapins chapardés. Qui a dit que c’est dans les manifestations qu’on s’amuse le plus ?

Leçon 2 : Tenir les lignes, c’est les multiplier

9 janvier 2020. Il pleut. Quatrième jour de mobilisation. Le premier après les vacances de Noël. Trajet chelou : on part de République pour arriver à Saint-Augustin. On a hâte de retrouver les beaux-quartiers. Le maintien de l’ordre est oppressant : des rangés de flics collent la tête, devant comme sur les côtés. Tout le monde se regarde en chien de faïence, mais il ne se passe rien pendant longtemps. Le cortège festif est de sortie, à l’arrière de la tête, on s’occupe comme on peut derrière la banderole à mettre l’ambiance avec fumis et musique. Devant gare du Nord, ça attaque : une banque saute, charges et contre-charges. Tout se passe si bien que la police noie la place sous du lacrymogène pour faire reculer tout le monde. La tête se désagrège, le service d’ordre presse le pas pour reprendre la main sur la manif. Le cortège festif se retrouve en tête, monte le son, avance, essuie LBD et désenserclantes, permet de réagréger, conjurer la fuite en ordre dispersé et reprendre l’offensive. La fin fut belle, nous avons repris la place.

Multiplier les lignes, c’est empêcher que celles-ci se voient défaites. Le but de la police n’est pas tant d’empêcher la casse que de faire en sorte que dans la foule, on ne se retrouve pas. Quand le bloc s’étiole, il réapparaît rarement. L’anomie a toujours été le meilleur dispositif de contrôle.

Il nous faut donc pluraliser les manières d’être en manif, trouver des formes pour les articuler et les coordonner afin de déjouer ces stratégies. Cet hiver-là, avoir un cortège défensif a permis de tenter sans cesse, éviter que tout soit perdu à la première charge. Ne pas prendre part directement à l’émeute ne veut pas dire ne pas en être solidaire. Au contraire, il faut préparer les conditions matérielles qui peuvent amener au débordement ou à la défaite des tactiques policières. Si l’émeute est la modalité la plus belle et intense du débordement, elle n’est pas la seule.

Dans ces grands cortèges syndicaux, multiplier les lignes différentes c’est s’offrir autant de possibilité de disloquer la masse pour faire advenir autre chose de plus désirable. C’est aussi une manière de défaire le dispositif policier en décentrant les modes d’action : occuper la police ailleurs, en détournant une partie du cortège. Ou bien que les kways colorés prennent le relai de l’initiative quand les noirs sont défaits.
Pas besoin d’être si nombreux pour tenir une banderole, des fumis et de la peinture.

Leçon 3 : Arrêter de vouloir en être à tout prix, parfois il faut savoir prendre ses distances

Fin janvier 2020. Les tentatives de cortège festif prennent et s’articulent avec des départs communs depuis des endroits amis du nord-est de Paris. Les cortèges de départs communs grossissent et commencent à éprouver leur puissance : quand il y a plus de joie à rentrer dans la manifestation à une centaine en refusant les contrôles, à bloquer la circulation en y allant, à repeindre les rues sur des trajets incertains, à entraîner avec nous des passants, pourquoi aller s’enfermer entre la police et les syndicats ?

Ce fut le Cortège Sans Queue Ni Tête. «  Comme de nombreux collectifs de lutte, l’assemblée générale du quartier place des Fêtes organise depuis le début du mouvement des déambulations festives dans le 20e et des départs collectifs avant les grandes manifestations. Un nombre conséquent de participant·e·s à ces déambulations de quartier les ont vécues comme les moments les plus joyeux et les plus réjouissants, et comme des moments d’expression libre dont on pouvait sentir immédiatement l’impact sur l’espace public. Moments qui s’éteignent bien vite quand nous rejoignons le grand fleuve de la manifestation dont le cours est contraint par les digues policières. » avait été écrit à l’époque.

Plutôt que de fuir la manif, l’idée était de tourner autour, de danser avec.
La traverser pour la vider, grappe par grappe : arriver par la perpendiculaire, la traverser et profiter de l’étonnement hagard des manifestants pour les happer et les inviter à nous rejoindre.

Repartir et recommencer. S’agglomérer et se rencontrer. Comme toujours, dans ces journées syndicales, le dispositif policier n’est placé qu’aux endroits où le pouvoir fantasme la subversion. Ailleurs, les rues sont à ceux qui veulent bien les prendre. Les chemins de traverse sont les plus heureux.

Sans Queue Ni Tête. L’hypothèse est d’autant plus ré-actualisable que la manifestation n’est plus une rue, mais une zone. Un espace construit par la préfecture et les centrales syndicales où existent plusieurs trajets, avec l’invention récente des cortèges de « délestage ». Libre à nous d’aller et venir pour capter toutes celles et ceux qui manifestent derrière les ballons par dépit. Libre à nous de disloquer cette zone, d’en enfoncer les frontières.

* * *

Nous n’avons rien à attendre de ce mouvement qui s’obstine à ne pas en être un. Des particules de révolte sont en suspension dans l’air - mais pour l’instant elles ne s’agglutinent pas.
L’attentisme est le maître mot d’une bataille de tranchée entre le pouvoir et les syndicats. Reste que des millions de gens sont dans la rue. Et peut-être qu’à la première occasion, ils déserteront les ballons pour rejoindre des formes plus habitables, des formes à partir desquels bâtir et détruire.

Alors à nous de tenter, de toutes les manières possibles. Ce récit vise juste à apporter une boite à outils pour l’intelligence collective de l’époque. Ces formes sont re-mobilisables, y compris avec des petites bandes. Un modeste point de départ parmi tant d’autres qui tient à rappeler que pluraliser les façons d’être et de s’organiser, disloquer et recomposer, peut être l’une des clefs qui ouvre les portes de la victoire.

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