Collège Remix

Leïla Chaix

Leïla Chaix - paru dans lundimatin#287, le 15 mai 2021

J’arrive en Mai, après une année de Covid et des siècles de domination capitaliste, et plus personne n’est disponible, les générations s’entretuent par opinions interposées. Les élèves regardent leurs profs comme des créatures pitoyables. On ne fait qu’observer la distance qui nous sépare entre les jeunes et les aîné-e-s, entre les adultes et les vieilles, entre les morts et les vivants, entre les bébés et les petits, entre les ados et les moyens, entre les bientôt-j’ai- fini et les je-viens-juste-d’arriver.

C’était le lundi de la rentrée, après un mois de distanciel, dont une ou deux semaines de vacances, en plein Covid. 8h du matin tous·tes en classe, difficile de voir les visages avec les masques. Les masques bleu clair et turquoise, chirurgicaux, les autres fabriqués à la main ou bien achetés à Monoprix, en tissu noir ou tissu blanc, pas de motifs ce matin là. à ces masques là s’ajoutent les masques invisibles et enveloppants, qu’ils et elles portent en permanence, nécessaires et automatiques, pour se protéger, dissimuler, se préserver, et mettre ce qu’ils/elles sont en sûreté.

Moi j’arrive donc avec Céline, la professeure d’arts plastiques, il est pas tout à fait 8h — je revois la cours et c’est quelque chose, ça m’fait quelque chose. Moi aussi je m’asseyais là, moi non plus j’aimais pas être là. Revoir la cour de la récré, le préau gris, les corps, les styles, les vêtements : tous calibrés, préemptés, mesurés, calés, fondus pour ne pas trop s’en prendre, parce que tu sais qu’on ne te rate pas, qu’on ne te ratera surtout pas ...

Tu es rouquine, on se fout de ta gueule, tu n’assumes pas ton petit corps en train d’enfler sous ton t-shirt, tu commences à produire des poils, de la transpi, et du désir d’être attrapée, voire aussi d’être anéantie, mais tu te caches, tu es encore un corps d’enfant dans une vieille âme de plante grasse, t’entres en sixième, tu comprends rien à ce qui t’arrive, et c’qui t’arrive c’est le collège.

J’arrive à 7:58, et je vois le videur du collège, à mon époque y’en avait pas, qui check les cartes et les carnets, il faut se désinfecter les mains, une adulte engueule un ado qui n’a pas pris sa température avant de faire je ne sais quoi, aller en EPS peut-être, mais y’a-t-il encore de l’EPS ? Je ne sais pas. Je ne demande pas à Céline, car chaque seconde pause une question, alors non je n’oralise pas. Je regarde filer et je la suis, je dis bonjour à M. le concierge. Il est sympa. Je revois Annie de la vie scolaire, je la regarde dans les yeux, dessous mon masque et à travers le sien aussi, elle voit que j’insiste et que j’la regarde, elle me remarque et plus tard dans les escaliers elle me rattrape et me demande « bonjour vous êtes madame Schneider ? je ne vous ai pas reconnue », je dis « bonjour non je ne suis pas Mme Schneider », je n’ajoute pas qu’je suis Leïla, elle dit « ah oui d’accord pardon », moi je ne dis rien, Céline m’attend juste à côté, une seconde s’écoule en silence, un peu gênante, et on se dit bonne journée. On descend donc et on arrive sous le préau, dans la grande cour, je vois le grillage et la grisaille, les sacs à dos, les drôles d’odeurs, les cernes crottées, tout le monde est là mais tout le monde méprise cet endroit. Personne n’a envie d’être là.

La prof et moi on arrive dans la salle de classe, on n’ouvre pas encore les stores car les fenêtres donnent sur la cour et on a envie d’être tranquilles, je cherche ma place dans l’espace, je bégaye corporellement. Une sonnerie étrange retentit. Ils/elles arrivent. Céline a oublié le savon. Elle y pense au dernier moment, elle se poste juste après la porte et presse dans le creux de chaque main le petit morceau en plastique, pour y faire couler quelques gouttes du gel dit hydro-alcoolique. Ils et elles rentrent. Ils/elles m’ignorent. Personne n’a envie d’être là. Rétrospectivement je me dis que je suis coincée dans ma vision, ma perception, et que certain-e-s ont envie d’être là. C’est peut-être moi qui ai pas envie. Ils et elles se connaissent déjà, se parlent, se retrouvent, se chamaillent, se taquinent, se cherchent, se frottent, se regardent, s’interceptent etc. Toute la vie sociale entre elleux, est déjà (comment dire ?) si dense, si série télé ou Netflix, si Instagram, si connectée, si virtuelle mais aussi si épaisse et pleine, si corporelle, si peau sur peau, si tragicomique et filmique — je n’sais pas trop on les dérange : on arrive et on interfère. J’ai l’impression de m’intercaler dans un quotidien théâtral, dans le spectacle habituel des profs qui défilent comme images sur un fil d’actualité.

Cela dit bon, c’est reposant d’être une photo sur fond d’écran.
Il y a le prototype du caïd qui arrive légèrement en retard, qui s’assoit au bureau de Céline, car c’est sa place habituelle, visiblement. Il est très grand, charismatique, déjà taillé comme un adulte. Aucun d’elles/eux n’a l’air méchant. Certaines ont l’air d’être des selfies, mais j’arrive à les voir bébé, ça déconstruit.

Je suis mieux payée que les profs, mais je suis payée rarement. Je suis mieux payée que les pions, et aussi que les animatrices, alors que c’est pas si différent ... ça fait partie du même métier, mais c’est payé 50€ de l’heure. Je ne suis payée qu’en prestation : c’est ma nouvelle condition, ma précarité prestigieuse, le reste de mon temps je l’emploie à oublier ce prestige là.

« Tu interviens » me disent les profs : « tu es artiste intervenante, pas enseignante » oui je sais c’est bon j’ai compris : je viens je propose et je m’en vais, après j’suis libre de mes journées. J’arrive je twist et je touriste, je suis payée à être un cheveu qui se dépose sur la soupe, je suis devenue un champignon, champignon des institutions.

La matin avant d’y aller, on est passées avec Céline en dessous des balcons de l’EPHAD, il était 7:42, et d’ailleurs j’ai appris plus tard que c’était l’aile Alzheimer du bâtiment. Tous les balcons sont grillagés, dispositif anti-suicide qui donne un effet poulailler. Une vieille nous hèle, nous hue, elle hurle et elle nous crie : « au secours au secours échappez moi on est sous clé on est finis au secours au secours au secours » elle dit « on est faits comme des rats » je me dis putain voilà autre chose Céline me regarde on sait toutes deux qu’elle a raison, qu’elle nous décrit la vérité, c’est seulement son excitation qui est étrange et insolente, pourquoi s’évertue-t-elle à le dire ? Cela se sait mais ça se tait, quelle impudence. Mais je feins quand même d’essayer, je ressens de l’empathie pour elle, je n’aime pas le système qui l’a mise là. Je lui dis tout en m’approchant du bâtiment que je vais tenter d’avoir quelqu’un, au téléphone ou à l’accueil. Je me dirige donc vers l’entrée, je regarde à travers la porte, et ne trouve personne. Le ciel est bleu jaune et doré, ce soleil est résidentiel, exceptionnellement printanier. Je rejoins ma petite camarade, on va finir par se mettre en retard pour le collège avec tout ça. Céline lui demande « mais madame qu’est-ce qui vous arrive ? » ça fait passer quelques secondes. La vieille s’agrippe et gueule encore, les doigts entre les mailles de grilles en fil de fer, elle dit « mais appelez la Police, personne nous parle on nous enferme ! ». On est bien emmerdées en somme. La Police elle fera rien du tout. On la regarde et on lui dit de se calmer, qu’on va tenter de faire quelque chose, qu’une personne devrait arriver. Enfin une personne en blouse blanche et les poches couleur abricot arrive et se saisit de la vieille. Elle nous demande « qu’est ce qu’elle a dit ?? » je lui réponds qu’elle nous a dit qu’elle avait soif et qu’elle était enfermée. Elle dit ok, et nous on se casse. Quelle putain de début de journée. Et Céline en repartant qui m’dit, tout en riant : la vieille a dû sentir en toi une fibre libertaire, ça m’a fait postillonner de rire, libertaire ou conservatrice, je peux pas faire grand chose pour elle.

Quelques heures + tard dans la classe :
Devant moi y’a une des « selfies » qui se pavane, elle veut ouvrir les volets (qui sont des vieux stores électriques), fermer les fenêtres, effacer le tableau Véléda, elle demande au caïd derrière d’écrire son petit prénom à elle sur le tableau, d’y écrire qu’elle est la plus belle, la plus gentille. Après la sonnerie ils se frottent, ils se rejoignent, s’encanaillent et puis s’entortillent — ça sent les hormones à plein nez. La sonnerie de 9h retentit ; semblable à une sonnerie de portable, faussement douce, faussement sereine, faussement paisible. ça se frotte et ça s’encanaille, ça traîne et ça se met en retard, Céline demande « mais vous avez pas cours après ? » et ça dit qu’« on s’en fout madame c’est Allemand ». Ils/elles disent sûrement pareil à la prof d’allemand quand après c’est le cours de français. Les heures s’enchaînent sans aucune continuité, on ne peut rien approfondir, tout semble dérisoire, provisoire, tout semble déjà périmé. La journée est subdivisée en micro-zbeuls d’apprentissage. Les matières n’ont rien à voir, et personne n’en a rien à foutre, ni les élèves ni les profs, ni la dirlo, ni les pions, ni le videur, ni moi d’ailleurs : tout l’monde s’en fout. Les heures s’enchaînent et on attend la fin de la journée. Je croyais que c’était moi le cynisme, mais le cynisme c’est le collège. C’est ces vieilles palissades grisâtres, toutes dégueulasses, la joie ça va pour l’intérieur, dedans les coeurs si c’est possible, partout ailleurs c’est la laideur.

J’ai que douze ans de + qu’elles et quand je suis arrivée devant eux, j’ai essayé de leur parler, de leur raconter ce que je faisais, et aussi de ce qu’on allait faire, j’avais les deux mains dans les poches, je voulais paraître détendue, je voulais les intéresser, les faire rire et les captiver, mais ça n’est pas passé comme ça. Céline faisait la police, elle endossait le mauvais rôle, laissait s’exprimer son Burn-Out, sa frustration, sa colère et toute sa fatigue, tout le mépris qu’elle mange toute l’année, traduit, réduit, régurgité.

Plus tard dans le cours mon amie crie, de sa voix éteinte : « vous êtes normaux, vous n’êtes pas des débiles, OK ?!! » je baisse la tête et je me dis que c’est dommage de dire cela, ... et puis dans la seconde d’après je me dis que c’est déjà pas mal qu’elle se lève encore le matin pour venir participer à ce cirque. Puis je me dis que le mot débile a sans doute été inventé pour créer un autre décor, pour montrer qu’il y a un dehors, le terrain vague de la raison ; tout ça pour dire : il y a pire, il y a des gens pire que vous et il y a des lieux pire qu’ici.
Je me souviens subitement — pendant que Céline pousse une gueulante — que moi aussi, quand j’étais môme, et qu’à la maison on m’aimait, qu’on me complimentait beaucoup, je pensais être « la plus belle ». Je pense à la fille juste devant moi qui a le selfie compulsif, et je me souviens que moi gamine, je comprenais pas la dissonance, entre la douceur à la maison, et la méchanceté au dehors. Dehors à l’école, dans la rue, on me disait que j’étais trop laide, et que je puais de la chatte. On me disait « poil de carotte, tu pues de la chatte ! » parce qu’en fait, quand on est rousse, il parait qu’on pue de la chatte. J’ai pas vécu les pires sévices, bien loin de là. J’aurais pu naître dans d’autres corps, qui prennent + cher.

Le Collège rend personne joyeux, mais non plus personne courageux. ça ne rend pas intelligent-e. C’est triste à dire, mais il faut bien le constater : ces murs abritent, recueillent, unissent, l’espace d’un temps ; mais cet espace n’implique personne. Tout le monde passe, et tout le monde s’en fout quasiment. On vient, on consomme, et on se casse. Quelques regards sont bienveillants et pas fuyants. Quelques fois la lâcheté s’en va. Quelques cerveaux ont l’air au calme là où ils sont, et quelques intestins aussi ... mais combien d’organismes en manque, en contorsion, en explosion de désirs froissés, contenus, en incompréhension totale face aux vivants (adultes) devant. Ils ne nous maudissent pas vraiment, mais ils nous ignorent totalement. La gêne et l’incompréhension remplissent complètement l’espace (et dans l’espace il y a l’esprit) ... et dans quelques moments fugaces, un mot sincère, des idées viennent en parlant, un éclat de la flamme-du-dedans, une question vraiment posée, une curiosité exprimée, et pas tout de suite brimée.

Cela dit parfois, rapidement, quelque chose se passe de coeur à coeur, et d’oeil à dent — aucun corps n’a pas de dedans. C’est ce qu’on devanture qui varie. C’est ce qu’on affiche, ce qu’on enseigne, ce qu’on vitrine, ce qu’on photo d’image-profil, ça oui ça change, et on se juge là-dessus. Et dessous toute la peau ressent, y’a tout qui vibre et tout qui pense, ça capte et danse et puis ça parle. Aucune timidité n’annule les soubresauts et les rebonds qui retentissent à l’intérieur. Tout ça ressent, ça capte et danse, ça se froisse et ça se métallise. ça coule au fond et puis ça colle. Parfois ça pense, parfois ça joue et ça se noue — c’est la même chose. Parfois ça fuse parfois ça frotte et parfois aussi ça complote, et pour d’autres il faut que ça infuse. Quoi qu’il en soit : y’a de la vie. La question est à la fois simple et à la fois elle est terrible, elle est injuste et politique, elle est christique et scientifique, mystique, monique, symptomatique, elle est velcro bouton dentelle et pragmatique : comment je fais pour aimer ça ?

Leïla Chaix

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