Que lire dans les nasses ? par Serge Quadruppani

Des livres pour temps incertains et moments de calme entre deux tempêtes - Épisode 1

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#113, le 11 septembre 2017

— Que faisaient-ils avant l’assaut ?

—  Ils lisaient, chef !

On peut rêver de ce dialogue entre un Grand chef du maintien de l’ordre resté au Central et un petit chef à la chemise déchirée qui se trouvait sur le terrain. On peut se dire aussi qu’au cas où on réussirait à refermer la parenthèse infâme de cette année 2017 qui n’aurait pas dû avoir lieu, dans les manifs à venir il faudra songer à mettre dans le sac à dos, à côté du kit conseillé par Paris Luttes Info et tous les bons sites, un bouquin qui, en cas de nassage, évitera les paniques et les prises de tête inutile entre camarades et aidera à tromper l’ennui en attendant le refus collectif de présenter ses papiers. Bien sûr, on peut toujours exhiber un livre du Comité invisible, histoire de faire bisquer le vieillard autonome d’à-côté, partisan d’une boutique concurrente. Mais on peut aussi renouveler ses lectures et c’est à cette fin que devrait servir la présente rubrique…

« Le beau siècle des Lumières s’est aussi passé dans l’ombre des cachots », écrit Jean-Christophe Brochier dans Petits remèdes à la dépression politique, (Don Quichotte Ed.) à propos d’un épisode de la vie de Sylvain Maréchal, révolutionnaire auteur du Manifeste des Egaux. Ce qui sera peut-être appelé plus tard « le beau siècle des insurrections », le nôtre, se sera passé aussi dans des lieux encagés. Qu’on puisse dénommer ainsi le XXIe dépendra en dernier ressort de notre capacité à sortir des cages : manifs encadrées, rituels militants, cadres de pensée vermoulus, éternels chantages (barrage électoral au fascisme et défense de l’emploi, les deux mâchoires du même piège à cons), ainsi que de notre ardeur à briser les barreaux (et les caméras, les codes, les algorithmes et les écrans).

Petits remèdes… propose à chaque jour de l’année une date de l’histoire d’où nous pouvons tirer notre force : par exemple, le 18 janvier 1943, dans des circonstances autrement plus tragiques que celles que nous connaissons pour l’heure, des femmes et des hommes ont trouvé le courage de s’opposer à leur cage mortelle, c’était dans le ghetto de Varsovie, et pourtant « des 450 000 habitants du ghetto, il n’en restait pourtant plus que 40 000 ». Chaque rappel historique de cet éphéméride est encadré de souvenirs personnels, où l’on perçoit combien la bonne musique d’un temps (ici, le blues et le rock) a pu participer de son énergie révolutionnaire, au-delà de toutes les récupérations commerciales. A l’instant où les confessions de l’auteur pourraient paraître par trop anodines, elles débouchent heureusement dans les cortèges de tête du printemps 2016 où l’on rencontrait des camarades de tous âges et de tous sexes. Ces notes fournissent au passage d’utiles rappels des meilleurs moments du mouvement (ce qui nous dispense d’aller chercher nos repères temporels dans la brochurette d’un négriste hamonien qui fut ici-même étrillé). Cette manière qu’a Brochier de mêler avec une érudition discrète le passé et le présent, l’ébullition d’hier et celle d’aujourd’hui n’est pas sans rappeler des oeuvres d’autres prosateurs dont on causera dans le prochain Lundi matin, car il sera bientôt temps de parler de ce qu’on pourra faire une fois sortis de nos cages. En attendant, notons que le travail narratif de Brochier est en phase avec une dimension essentielle à laquelle devra s’affronter le mouvement contre la destruction du Code du travail : la dimension temporelle. Si ce mouvement veut être autre chose qu’une marche funèbre, il ne lui suffira pas en effet, de libérer des espaces (rues ou places). La plus belle (la seule ?) invention des Nuits Debout aura été sans conteste celle du 32 mars. Comme les No-Tav ou la Zad qui « arrêtent le temps » des Grands Projets, il s’agit au fond, en reprenant à nouveaux frais la critique du travail, de s’opposer au monde de l’accélération capitaliste. Il s’agit de reprendre le temps.

Zadistes et no-Tav ont créé des mouvements qui rejouent les enjeux du passé et donnent aux battus de toujours une seconde chance, qui construisent un autre rapport à l’histoire d’un lieu, à ses légendes, à ses traditions, qui réinventent le mythe tout en se nourrissant de la culture populaire mondiale dans son immédiateté électrisante. Dans ces non-lieux que sont devenus nos villes, la réappropriation du temps exige des créations, comme celle de Brochier, qui évoquent des histoires venues de tous les horizons et de toutes les époques. Elle exigera aussi bientôt, mais c’est déjà une autre histoire, que nous sachions poser nos propres échéances.

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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