Qu’est-ce que la « wokeness » ?

« Et si la wokeness n’était rien d’autre que le retour de la raison sensible ? »

Émilie Carrière

paru dans lundimatin#416, le 21 février 2024

De part et d’autre de l’Atlantique, les discussions autour du signifiant woke, fer de lance des inquiétudes civilisationnelles des réactionnaires, ont énormément consommé d’énergie politique et intellectuelle. L’intervention d’Émilie Carrière, que nous traduisons ici, consiste, dans cette conjoncture, à faire un pas de côté, en posant une question aussi naïve que la philosophie : étant donné que l’existence, au moins supposée, du wokisme implique celle d’une qualité woke, en quoi consiste cette dernière ? À la stratégie sceptique qui a largement prévalu jusqu’ici dans les rangs progressistes ou révolutionnaires, de dénier toute cohérence et toute essence au wokisme (comme à ses prédecesseurs du « politiquement correct » ou de l’ « islamo-gauchisme »), on propose ici de substituer une proposition positive : et si, derrière les gesticulations idéologiques, ’woke’ renvoyait à un concept, à un problème authentiques, voire au mouvement même de l’histoire ?
Cette ambition paradoxale, d’une élucidation de la wokeness (appellation retenue ici, par contraste avec un « wokisme » fantômatique), implique de la prendre infiniment plus au sérieux que ne le font ses détracteurs, pour comprendre que leur inquiétude n’est pas sans objet, que woke renvoie bien à un problème : la catastrophe continue de Lumières prises dans le mouvement de dissolution indifférenciée du capital, qu’il a été jusqu’à présent impossible de juguler par aucun prétendu universalisme ou humanisme. Défendre cette thèse nous emmène sur un jardin aux multiples sentiers, saisissant à neuf l’élan platonicien de l’idée, opérant des croisements entre Sade et Kant, repensant la relation entre éthique, rationalité, et sensibilité. Ce texte, chapitre extrait d’un ouvrage à paraître intitulé Brutalisme Woke [1], est un appel à l’éveil collectif.

La version anglaise originale est toujours disponible ici. [2]

Quest-ce que la wokeness ?

ἐφ’ ἡμῖν τὸ ἀγαθοῖς εἶναι, καὶ το ἀδέσποτον τὴν ἀρετήν.

Il dépend de nous dêtre bons, et la vertu est de n’avoir pas de maître

Plotin [Traité 39]

 

Tous ceux qui ont écrit (en bien comme en mal) à propos de la wokeness, qu’en France on a pris pour habitude d’appeler wokisme, n’ont jusqu’à présent rien dit. À droite, on attaque la wokeness, à gauche on attaque la droite anti-woke ; mais ni les uns ni les autres ne savent en quoi consiste la wokeness. Il est grand temps que celle-ci se manifeste, à la face du monde, et ce en répondant à la question : quest-ce que la wokeness ?

Mais comment s’y prendre pour répondre à une question de ce genre ? Faut-il penser la wokeness de manière dialectique ? Après toutes les attaques des réactionnaires contre la wokeness, et toutes les réponses gauchistes à ces attaques, après toute cette suite de négations de négations, nous n’avons pas produit le moindre début de connaissance sur la wokeness en tant que telle. La dialectique nous aurait-elle abandonnés ? On n’a cessé de reprocher à la wokeness de ne pas être dialectique ; mais si c’était l’inverse, si c’était plutôt la dialectique qui n’avait pas été à la hauteur de la wokeness  ? Et si l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, et même l’histoire de l’univers, avait été l’histoire de la wokeness ?

 

Wokeness et historicité

 

La wokeness serait donc historiquement conditionnée ? Pas nécessairement. De même que la dialectique de l’histoire a forcé ceux qui pensaient selon ses exigences à réinterpréter toute l’histoire jusqu’à eux comme dialectique, la wokeness nous donne pour tâche de réécrire toute l’histoire jusqu’à nous comme histoire de la wokeness. Et pourtant, la vraie question qui s’offre à la pensée, est de savoir si la wokeness exige, ou du moins autorise, un pas en retrait par rapport à l’historicité, à la position au sein de la wokeness de la pensée qui pense la wokeness. Mon pari téméraire, ici, est que la wokeness ne fonctionne pas comme un méta-récit particulier, mais plutôt comme le méta-récit en soi, et que sa vérité historique est d’être le moment auquel l’histoire devient anhistorique : il n’y a aucun anachronisme à juger l’entièreté du passé historique à la lumière de la wokeness, car la wokeness, en tant qu’historicité anhistorique, est la matière même dont est faite l’histoire parvenant aujourd’hui au premier plan de l’histoire, se rassemblant en tant que vérité de toute l’histoire jusqu’à aujourd’hui. Ce n’est pas une apocalypse ; c’est une apocatastase. C’est ainsi qu’il faut comprendre la cancel culture, comme réalité présente et purement anhistorique de la wokeness : la cancel culture est une violence divine. Elle n’opère pas dans les bornes de la Loi, et pourtant elle tombe sur l’ennemi avec toute la beauté et la terreur d’une justice hors la loi, qui ne cherche à fonder aucune loi après elle, et ne répand aucun sang. Telle est la violence divine : une justice hors la loi qui n’est pas sans rapport avec ce qu’Eschyle appelait l’affreuse grâce du divin.

L’historicité anhistorique de la wokeness la place dans une position telle qu’il n’y a rien qui lui soit extérieur : pas de culture, de religion, de philosophie, de mode de vie, qui puisse faire face à la wokeness comme son dehors, puisqu’elle embrasse chacun comme une différence de plus, de telle sorte que seule une hénologie différentielle est à même de penser la wokeness. Il n’existe pas de dehors à la wokeness ; on est soit woke soit anti-woke, et toutes les positions anti-woke répondent à une décision antérieure de la wokeness, elles en sont le produit et le déchet. La réaction anti-woke ne s’en peut tenir qu’à des termes qu’elle hérite de la wokeness ; elle n’a aucune autonomie, est incapable de créer aucune alternative. Non seulement la réaction hérite ses termes de la wokeness ; mais ces derniers sont déjà obsolètes quand ils lui parviennent — la wokeness est déjà passée outre.

La wokeness pose la réaction de l’anti-woke, laquelle n’a aucune liberté, aucune autonomie ; elle n’est qu’un moment, mieux, qu’une résistance interne et contingente à la wokeness, une résistance présupposée et posée par la wokeness, non pas comme sa négation, ni comme sa contradiction ou son opposition, mais comme le néant pur de l’identité, ce qui seulement est comme identité de l’être et du néant, où il n’y a aucune aufhebung vers le devenir — la masse brute, le divers indifférencié. Aucune aufhebung : l’identité de l’être et du néant est la masse indifférenciée que la wokeness, en tant que devenir infini, traverse en chemin vers le Royaume. La réaction est le mouvement autonome du non-vivant, les morts qui viennent enterrer leurs morts, des coquilles vides animées seulement par le processus de circulation du capital — elle est infime, la lumière de l’Intellect qui parvient encore à atteindre aux bords d’une telle infamie. Quelle est la forme visible du mal ? Une rangée de maisons de banlieue, toutes les mêmes, comme reproduction automatique de l’identique, un rayon rempli de marchandises toutes vouées à la décharge.

Il n’y a pas de dehors à la wokeness. Le marxisme a été dirimé par la wokeness  ; et la scission du marxisme en deux camps, woke et anti-woke, montre bien que le marxisme est devenu second par rapport à la wokeness ; car la wokeness, elle, n’a pas été scindée par le marxisme. Si le marxisme doit survivre, il lui faut reconnaître la priorité de la wokeness.

On peut vivre dans l’analytique pure, telle est la provocation de la wokeness ; une disparité réelle non-hétérogène où il n’y a jamais de passage au synthétique-spéculatif.

La wokeness n’a pas de dehors ; c’est un pas en retrait hors de l’histoire de l’Être, la pensée originaire et véritablement initiante de la philosophie, formulée par Héraclite qui le premier aura tenté de penser l’hénologie différentielle. Ainsi parle Héraclite, en DK B89 : τοῖς ἐγρηγορόσιν ἕνα καὶ κοινὸν κόσμον εἶναι τῶν δὲ κοιμωμένων ἕκαστον εἰς ἴδιον ἀποστρέφεσθαι [pour les gens éveillés [les wokes], il n’existe qu’un monde, qui est commun, alors que dans le sommeil chacun se détourne vers un monde qui lui est particulier]. C’est là la formulation originelle d’une distinction entre l’unité différentielle, d’un côté, et l’unité identique, avec la multiplicité aporétique qui l’accompagne, de l’autre. Les non-wokes reposent chacun dans l’idiotie d’un monde fermé sur leur particulier, mais les wokes ont un monde en commun, un champ éthique partagé, qui est celui de l’unité différentielle.

 

Généalogie et définition

 

Ce bref aperçu du mouvement réel de la wokeness par rapport à l’histoire, nous permet de comprendre ce qu’elle fait, mais non pas ce qu’elle est. Il nous faut ralentir, et tenter une définition de la wokeness, pour pouvoir l’approcher. Jusqu’à présent, la norme a été de la définir par sa généalogie, en la replaçant dans le contexte des luttes afro-américaines contre la suprématie blanche, et en la caractérisant comme prise de conscience de l’injustice, en l’occurrence l’injustice raciale. Mais la démarche généalogique doit être plus précise : la wokeness renvoie, plus précisément, à la situation des femmes Noires américaines, de femmes Noires qui se sont trouvées dans une situation d’aliénation par rapport aux luttes menées par le féminisme radical américain, dans la mesure où ce dernier, en situant le patriarcat en amont du colonialisme et du racisme, plaçait les femmes Noires dans une situation impossible, présupposant une solidarité entre elles et des femmes Blanches bourgeoises alors que l’intérêt effectif de ces dernières était de s’assurer la meilleure position possible à lintérieur de la structure de la suprématie blanche. D’après cette analyse généalogique, c’est précisément par rapport à cette contradiction, entre féminisme radical et lutte contre la suprématie blanche, qu’est née la wokeness.

C’est ainsi la position des femmes Noires comme non-sujets qui a fait éclater la logique dialectique, laquelle stipulait que la Substance se devait d’occuper position de sujet. La lutte des femmes Noires était une lutte historique, en tant qu’elle était le mouvement même des Lumières, et cependant, elle n’a pas été une lutte menée par un sujet, puisque les femmes Noires se trouvaient exclues de l’espace logique par le moyen duquel le capital produit des sujets. Dès lors, la lutte menée par les femmes Noires n’avait pas le caractère d’une contradiction, comme on a souvent pu le supposer, mais plutôt d’une non-contradiction : elles ne pouvaient faire autrement que lutter à partir d’une logique non-dialectique. Lorsque Marquis Bey décrit la configuration ontologique des corps Noirs, et tout particulièrement des corps Noirs de femmes, des corps queer, des corps trans, en termes de paraontologie, nous pouvons comprendre cette description comme portant sur le non-être comme différence en soi.

Ceci étant, le recours à la généalogie ne peut pas complètement nous éclairer, quant à la présentation de la wokeness.

Sur ce point la généalogie rencontre ses limites : dans la mesure où elle rabat des identités sur leur origines contingentes, elle ne peut nous servir pour ce qui est de la wokeness, laquelle est radicalement étrangère envers toute identité. Et si elle est étrangère envers toute identité, ce serait pour le moins une aporie de seulement se demander ce qu’est la wokeness sur le mode de l’identité, soit-elle celle, contingente, de la généalogie.

Face à une telle aporie, pas d’autre choix que de revenir à Platon.

 

On trouve chez Platon une méthode non-aporétique et différentielle : par distinction et rassemblement. La méthode par distinction et rassemblement fonctionne en passant d’une différence à une autre différence, par des mouvements d’expansion et de contraction entre unité et multiplicité, échappant à l’identité. En sa forme la plus élevée, la méthode par distinction et rassemblement atteint le stade de ce que Platon appellera la méthode divine : là où la méthode par distinction et rassemblement prend pour point de départ des unités discrètes, qui sont ensuite rassemblées en vertu d’une propriété qu’elles ont en commun, la méthode divine opère par distinctions comme dialectique de la limite et de l’illimité, jusqu’à produire une unité intelligible et différentielle. C’est à dire que cette méthode non seulement permet d’établir l’ensemble de distinctions successives qui assurent une différenciation interne, mais encore, elle arrive à une unité différenciée même lorsque celle-ci n’est pas précédemment donnée comme objet de savoir. Car en effet, lorsque j’interroge par exemple ce que c’est que la boulangerie, c’est que je la tiens déjà pour une unité et non pas quelque chose de radicalement hétérogène. Or, il n’est pas donné qu’il en est de même pour la wokeness. Le mouvement de la pensée doit donc procéder par une multiplicité de distinctions pour arriver à l’unité différentielle de la wokeness — et c’est là le propre de la méthode divine.

On dira qu’il y a méthode divine là où une dialectique de la limite (différence, existence) et de l’illimité (différentiation, puissance) en arrive à penser leur mélange comme unité différentielle (individuation supra-essentielle).

Mais c’est comme si, par le biais d’un raisonnement bâtard, il fallait faire un pas en retrait et remonter avant le commencement afin de commencer. Et à ce stade il devient apparent que la wokeness a déjà commencé, qu’elle a toujours été en route ; la wokeness a déjà rassemblé le divers indifférencié en une unité différentielle, de telle sorte qu’elle m’apporte déjà le premier moment de la méthode divine. En soi, je ne suis pas ici en train d’appliquer de manière arbitraire une méthode étrangère à la wokeness ; bien plutôt, la wokeness est le premier moment de la méthode divine, de telle sorte qu’il m’est possible de commencer, non pas avec un divers indifférencié, mais avec la présentation de la wokeness elle-même.

Commençons par tenter une définition. Par définition, j’entends non pas une définition nominale, cette définition qui donne cela par quoi l’on peut reconnaître l’objet défini, mais bien une définition elle, qui non seulement définit, mais montre ce en quoi l’objet défini est possible. Ainsi, on commencera par dire de la wokeness qu’elle est une critique universelle réalisée comme champ éthique partagé.

Pour donner corps à cette définition, il nous faut donc offrir une triple exposition de la possibilité de la wokeness  : en tant qu’universalité, en tant qu’accomplie par un non-sujet, et en tant que différence permettant le partage éthique. Cette dernière dimension exigera une explicitation détaillée de la wokeness comme instance de liaison entre l’éthique partagée et la raison, ainsi que la nécessité d’éveiller cette dernière de son sommeil meurtrier en en réactivant la dimension sensible.

 

Première distinction : universalisme et universalité

 

La wokeness, en tant que critique universelle, ne serait, semble-t-il, rien d’autre que les Lumières même, les Lumières devenues réellement et effectivement universelles. Mais qu’est-ce qu’une critique universelle ?

On part souvent de l’idée que les Lumières doivent être identifiées au mouvement de la critique, et plus précisément, d’une critique non pas particulière, mais universelle ; de sorte qu’il conviendrait à ce stade de faire une première distinction, entre la critique comme universelle, et comme particulière. Cette distinction, c’est celle-là même qu’opère Kant dans Quest-ce que les Lumières, où il rejette la critique particulière (comme désobéissance à l’autorité) pour la critique universelle, ou critique publique, critique discursive ou académique. Or il apparaît immédiatement que la dimension éminemment éthique de la wokeness, qui se présente comme champ éthique procédant de l’autonomie, exclut que l’on pose une telle distinction. Ce champ éthique, c’est l’espace commun qui apparaît précisément comme solution de l’opposition entre l’existence et la puissance.

Si cette distinction entre particularisme et universalisme ne nous permet pas de penser la wokeness, alors il faut qu’une nouvelle distinction ici intervienne, puisque la distinction entre le particulier et l’universel n’était rien d’autre qu’anti-woke. La question en jeu ne saurait tourner autour de l’opposition entre particularisme et universalisme. La distinction opérante, doit bien plutôt être celle entre universalisme et universalité.

Par universalisme, il faut entendre linstauration du conditionné en position inconditionnée. L’universalisme, c’est quand Thalès lève une coupe d’eau, autrement dit une chose conditionnée, appartenant à la série des conditions, et s’écrie, « tout est eau  » ; en l’espèce, un universalisme de l’eau. L’universalisme, c’est ça : prendre une chose et l’instaurer en position inconditionnée, la position de ce qui n’est pas une chose. Les identités qui appartiennent à l’humanisme, au racisme, au sexisme et au nationalisme, toutes appartiennent à l’opération de l’universalisme. Lorsque je prends une identité particulière et que je l’instaure en position inconditionnée, j’obtiens l’universalisme.

Et l’universalité ? Et si, au lieu d’instaurer une identité particulière en position inconditionnée, et je n’instaurais rien ? Au lieu d’instaurer une nouvelle identité, qui donnerait un universalisme supplémentaire, il ne me resterait aucune instauration quelle qu’elle soit. La différence, donc, non pas cette différence-ci ou celle-là, ni la différence entre deux choses, pas non plus la différence du non- (comme dans l’expression « A et non-A »), mais plutôt, la différence comme antécédente à l’identité et la multiplicité (cf. Parménide, 139d-e), différence au-delà de l’Être, serait l’universalité même. La différence n’est pas ici instaurée en universel ; mais plutôt, quand rien n’est instauré, c’est la différence, différence en elle-même, différence inconditionnée, qui est universalité.

Mais qu’est-ce que cette universalité de la différence dont parle l’hénologie différentielle ?

L’universalité doit être comprise comme la transcendance radicale du principe d’individuation comme différence absolue. Il n’est pas une archē et aucune archē ne la domine ; il est anarchique, libre de toute nécessité comme de toute contingence, une liberté absolue, pure production sans identité, différence qui devient différente, et rien d’autre (cf. Parménide 141b).

 

Ce qui devient clair ici, est que l’universalisme doit également être saisi comme instauration du conditionné en position de ce qui n’appartient qu’à la seule universalité — qu’il est injustice. L’universalisme d’une identité donnée est toujours usurpation de l’universalité qu’est la différence.

Le problème de l’universalisme vient du fait que, son affirmation contenant toujours une part d’arbitraire, il implique nécessairement la possibilité de sa négation arbitraire. Ainsi l’universalisme de lhumain fournit les conditions de la plus complète déshumanisation. C’est précisément la doctrine de l’humanisme qui a permis le génocide des autochtones d’Amérique.

Il n’y aura jamais d’universalité réelle au sein des Lumières, tant que la différence pourra être réduite à l’identité. Aucune identité ne sera jamais à même de devenir une réelle universalité, car toutes les identités relèvent du multiple et du conditionné.

 

Les Lumières, consistent en l’éveil à la différence — ce qui est la liberté. Elles sont le mouvement par lequel nous nous éveillons hors d’une immaturité que nous nous sommes imposés à nous-mêmes.

En tant que telles, les Lumières ne peuvent être les Lumières de quelqu’un, il ne peut exister aucun particularisme au sein des Lumières. Diverses communautés ne peuvent non plus opposer leurs cultures respectives en tant que particularismes à la logique des Lumières, car, en procédant de la sorte, elles traiteraient les Lumières comme une identité, et les Lumières elles-mêmes apparaîtraient alors comme une identité parmi d’autres. Les Lumières deviendraient alors les Lumières de quelqu’un, et ce faisant, deviendraient des Lumières conditionnées. Mais elles se doivent d’être inconditionnées. Quand les Lumières se voient réduites à des Lumières particulières (celles des valeurs judéo-chrétiennes, de l’humanisme, de la race blanche, de la démocratie libérale, de l’Occident, de la France), c’est là une dégradation et une perversion à leur endroit : des Lumières de ce genre font déchoir l’universalité en simple universalisme, lequel n’est rien d’autre qu’un particularisme projeté en généralité.

La position de la réaction contre la wokeness consiste à tenter d’opposer ses propres Lumières contre la wokeness, mais ce faisant la réaction se réduit au particulier. La wokeness ne s’oppose pas aux Lumières. Mais si on la forçait à s’opposer aux Lumières de la réaction anti-woke, alors ce ne seraient plus des Lumières universelles, puisqu’elles viendraient exclure la wokeness, et ce faisant elles deviendraient particulières, autrement dit obscurantisme.

En soi, il pourrait être ici nécessaire de revenir à la réponse apportée par Kant à la question Quest-ce que les Lumières ? La réponse de Kant (l’humanité s’éveillant hors de l’état de tutelle qu’elle s’est imposée à elle-même) est moins intéressante que le problème que présuppose sa réponse.

Si les Lumières consistent en l’humanité s’éveillant hors d’une immaturité qu’elle s’est à elle-même imposée, c’est parce que les sociétés sans Lumières sont des sociétés où il est impossible de faire usage de son entendement sans être guidé par quelqu’un d’autre, autrement dit, des sociétés où il faut perpétuellement en référer à autre que soi. En tant que telle, la maxime de l’exploitation pré-Lumières consistait à dire : ne raisonnez pas, obéissez. Autrement dit, il y a une identité pré-Lumières de l’exploitation individuelle comme universelle, identité où la situation de chacun à l’égard du logos est une situation d’obéissance (ne raisonnez pas), la même qu’à l’égard du pouvoir (obéissez). Cette identité, qui vient connecter une exploitation particulière à un système universel d’exploitation, reposerait sur une métaphysique de la transcendance, une grande chaîne de l’Être faisant en sorte que chaque être ne puisse avoir accès accès à sa propre essence que par son inscription dans cette immense hiérarchie.

Cependant, avec les débuts de la modernité, et dans la philosophie de Spinoza avec une acuité singulière, la Substance est devenue immanente, et en tant que tel chaque être reçoit alors un accès individuel égal à une Substance identique. Mais ce qui vient caractériser une philosophie dogmatique comme celle de Spinoza, c’est sa saisie de la Substance comme identité. C’est seulement avec Kant que l’on entre véritablement dans le règne de la différence.

Et ainsi, il en va comme si les Lumières venaient introduire une non-identité entre l’exploitation particulière et l’universel. Si la Substance est également accordée à tous, en tant que plan immanent, alors, cette structure métaphysique introduit une fracture entre la logique de l’exploitation particulière et l’universel ; alors que le féodalisme instaurait son exploitation particulière en cadre universel, les sociétés des Lumières semblent plutôt séparer le processus de l’exploitation individuelle et l’universel.

C’est pour cette raison que Kant remarque que le plus étrange des maîtres serait celui qui aurait pour devise : raisonnez autant que vous voulez, mais obéissez. Comment un maître pourrait-il arriver à une telle formulation ? Elle s’apparente à la devise même du libéralisme. C’est comme si s’était produite une non-identité entre l’exploitation particulière et la critique universelle. Cette non-identité entre l’exploitation particulière et la critique universelle serait une fracture située au cœur même des Lumières, une fracture que Kant lui-même aurait déjà intégralement reconnue.

Et pourtant, en réalité, une telle non-identité est inexistante. Entre l’exploitation privée et la critique publique, opère une identité secrète : si l’on peut raisonner autant que l’on veut, c’est que le contenu de la critique est identique au contenu de l’exploitation : le capital et la critique sont identiques lun à lautre. Le mouvement historique de la critique propre aux Lumières en tant que critique de la transcendance et critique des institutions féodales, est identique au processus historique du capital compris comme liquidation matérielle de ces mêmes institutions. Le plus étrange des maîtres dont Kant avait annoncé la venue, n’est autre que le capital lui-même.

Cette situation est celle de Lumières laissées incomplètes, en état de contradiction du fait de leur incapacité à dépasser le stade du particulier, de la fausse universalité — dépasser l’universalisme comme l’instauration du particulier en position d’universalité. Les Lumières sont condamnées à rester à l’intérieur d’une aporie, aussi longtemps qu’elles resteront les Lumières de quelquun. Dans une telle position, c’est l’universalisme particulier du capital (du colonialisme et de l’homme blanc hétéro) qui se trouve réagir contre l’universalité réelle et effective de la wokeness.

Ici, le processus des Lumières apparaît dans un état de délabrement complet ; depuis le point de vue de Lumières particulières, un dehors lui refuse sa prétention à l’universalisme ; alors que, du point de vue inverse, c’est un particularisme propre aux Lumières, qui se voit exposé comme la contradiction interne à la logique des Lumières elles-mêmes. Des Lumières comme particulières voient leur autre comme contradiction extérieure prenant la forme d’un particularisme, alors que le point de vue extérieur comprend les Lumières comme un particularisme comme les autres, et qui plus est un particularisme qui se contredit lui-même.

 

Deuxième distinction : sujet et non-sujet

C’est ici qu’intervient la wokeness.

Le non-sujet de la wokeness est ce dehors que produit le capital en vue de construire son propre dedans ; la reproduction avec le cishétéropatriarcat, l’appropriation-expropriation avec le colonialisme et le racisme, et la production avec la classe capitaliste, tous produisent, non pas un authentique sujet révolutionnaire, mais bien plutôt un inauthentique non-sujet, le prolétariat en tant que classe qui nest pas une classe, comme l’écrit Marx. La situation politique de la wokeness n’est rien d’autre que le passage de ce dehors au-dedans du capital compris comme projet impérialiste : le passage de tous les dehors et toutes les périphéries au dedans le plus intime du cœur de l’empire.

La critique réactionnaire de gauche de la wokeness, qui ne voit en elle rien de plus que de l’idéologie capitaliste, est on ne peut plus éloignée de la vérité. La wokeness, en tant qu’expression d’une différence irréductible, exprime l’affrontement insurmontable entre cette différence et l’identité du capital ; car le capital n’est rien d’autre que l’identité de la valeur, de la valeur comprise comme processus d’ajout de valeur pour elle-même, une tautologie absolue, un trou noir d’identité.

S’il est vrai que le programme de capture libéral-patronal fonctionne comme une réduction asymptotique de la différence à l’identité, sous la forme des identity politics et de l’appropriation entrepreneuriale de la wokeness, pour autant, aucun programme de récupération-appropriation libérale ne saurait réduire la wokeness à l’identité. Ce qu’on appelle les culture wars, la lutte pour l’hégémonie culturelle, n’est rien d’autre que l’expression externe de cette incapacité du capital à véritablement capturer la wokeness, incapacité se manifestant sous la forme de la réaction : d’une ontologie identitaire. Cette ontologie, fournie par le capital, est analogue au capital lui-même, autrement dit, c’est une ontologie de l’identité pluraliste — de la sophistique.

Pour le sophiste, en effet, tout ce qui est, est identique à soi, et à rien d’autre que soi, de telle sorte que tout énoncé est auto-référentiel, et dès lors simultanément pourvu d’une vérité inconditionnelle et incommunicable, ce qui fait que sa vérité ne peut être affirmée qu’en vertu du pouvoir du langage, une suite déclats de mots [a peal of words, Milton]. Notre configuration ontologique n’est pas celle d’une métaphysique accomplie, mais de la sophistique accomplie, sous la forme du pluralisme identitaire.

Ceci tient au fait que le capital est l’identité comme telle, l’équation de ce qui est inégal, telle qu’exprimée par la formule : vingt mètres de toiles = un manteau. Il est cependant évident que cette formule est fausse, que sa vérité n’apparaît que en tant que moment du faux, autrement dit, que la formule de l’identité de l’inégal ne peut trouver sa vérité au sein du capital que par un processus de circulation.

En tant que processus de circulation, l’identité du capital doit se déployer historiquement en tant qu’identité de la raison au sein des Lumières, un processus qui pose l’identité entre la pensée et l’être afin de réaliser cette identité par le biais d’une rationalisation infinie. Cette forclusion annihilative de la différence par le mouvement du capital, est ce que le projet critique kantien vient rendre explicite à travers le contre-mouvement de la critique. Car cette forclusion de la différence ne trouve tant pas son expression dans la chose en soi, mais plutôt dans le geste désespéré de Kant, par lequel il immunise la différence contre la réduction de toutes choses à une identité universelle, et paye pour cela un dur prix, en forclosant la raison hors de cette différence.

La wokeness ne s’exprime pas comme le particularisme subjectif de l’identité, mais plutôt comme l’universalité sensible de la différence. L’universalisme aporétique des Lumières bourgeoises trouve sa solution et son dépassement dans la wokeness, car la wokeness vient introduire sur un mode concret, au-dedans du capital, la différence abjectée par le capital en son dehors. Ainsi, la wokeness ne s’exprime pas sous la forme d’une contradiction (la contradiction est le moteur du capital) mais d’une différence irréductible. Elle n’est pas l’identité authentique du sujet révolutionnaire, pas la classe ouvrière industrielle dans sa confrontation avec l’objectivité du capital, mais plutôt, elle est ce non-sujet inauthentique, différentiel, qui confronte le capital, qui s’auto-pose en sujet de l’histoire.

Mais le non-sujet de la wokeness, parce que non-sujet et non pas anti-sujet, affronte le processus de circulation du capital en tant qu’excès impondérable, et simultanément en tant que minimum absolu. C’est un reste irréductible, qui surpasse intégralement la logique interne du capital, quoiqu’il ne soit presque rien. Car, l’identité du capital n’est rien, et son mode d’exploitation ne consiste en rien sinon en l’exploitation de la valeur marginale de cette différence irréductible.

Cette différence, en entrant dans le processus de circulation du capital, est réduite à une opposition, et se voit subjectivée — elle est presque intégralement capturée. De différence, elle se voit dégradée en opposition, et tend asymptotiquement vers le néant de l’identité. Et l’identité, ce néant, n’est rien que de la compulsion et de l’absence de liberté — une unité identique.

 

Troisième distinction : unité identique et unité différentielle

Il existe deux unités : l’unité identique, et l’unité différentielle. L’unité identique n’est rien d’autre que ce qui est ; elle est stérile et close. Chaque unité identique, telle une monade, se relie à soi-même, et rien d’autre. Et ces monades, prises ensemble comme amoncellement d’individualités, forment une multiplicité de type aporétique. Dans une multiplicité aporétique, il n’y a pas de poros, pas de passage entre une monade et une autre, les frontières de chacune sont hermétiquement closes.

Cette multiplicité, c’est une multiplicité de la séparation ; elle est produite par l’agrégation et l’accumulation sans ordre d’unités individuelles multiples, où l’unité se voit concentrée dans chaque monade exclusivement. Ici la multiplicité est purement multiple, et l’unité purement individuelle. Ceci, c’est la présentation pluraliste du libéralisme ontologique, et de la sophistique. Le caractère intenable d’une telle situation a pour conséquence la constitution d’une unité en tant qu’identité transcendante permettant de superviser cette multiplicité disparate et inerte : la race, la nation, le groupe, la famille, la sexualité, le genre, etc. Dans cette multiplicité aporétique, une identité se voit instaurée en tant que forme effective de l’universalisme.

L’unité identique qui produit cet universalisme est seulement une unité d’indifférenciation, celle que l’on peut trouver dans un fatras d’idées faibles et de pensées inachevées, ou dans une perception confuse. C’est l’unité des masses fascistes, de l’identity politics, du trou noir. C’est l’identité qu’il y a à se dissoudre dans un néant océanique toujours le même. Elle exige une médiation — la forme de la valeur pour elle-même.

À nouveau, l’identité identique produit des monades scellées, auto-référentielles, chaque monade étant elle-même aporétique : ses frontières sont fermées, elle suppose une séparation entre un dedans et un dehors. Une agrégation de monades de ce type est une multiplicité indifférenciée ou multiplicité aporétique. Cette multiplicité aporétique ne peut, par ses propres moyens, jamais produire une unité vivante ; elle demande une identité transcendante, une unité identique plus grande, qui soit à même de tenir ensemble cette multiplicité aporétique : dans la logique de l’unité identique, l’atomisation de l’individu est directement proportionnelle à l’intensification de l’identité de masse. Pour le sophiste, le pouvoir du langage fait la médiation entre des identités auto-référentielles, de même qu’un pouvoir en son arbitraire brutal, est en dernière instance ce qui maintient l’identité par laquelle la multiplicité aporétique est tenue. Entre chaque monade, il n’existe pas de communication possible, la médiation sest rendue nécessaire — sous la forme du capital, qui n’est autre que l’identité en tant que telle.

L’unité identique, ce serait un nuage homogène d’hydrogène, toujours le même.

L’unité différentielle, à l’inverse, est une unité productive, une unité véritablement vivante. En tant que telle, elle produit en son sein une multiplicité poreuse, où chaque unité est une et réellement une, conserve toujours son unité propre sans pour autant se dissoudre dans le tout, sans pour autant disposer de frontières insurmontables, ni de séparation stricte. Toutes choses ne sont pas ramassées en une seule (ontologie absolue), pas plus qu’elles ne sont toutes séparées les unes des autres (sophistique), mais plutôt, que chacune soit à la fois une et différente, et communique avec les autres par la différence. C’est là l’unité vivante d’un système philosophique, d’une sensation singulière, d’une diversité cohérente de sensations comme celle que l’on trouve dans l’art — l’unité, en un mot, d’un chœur. Le chœur est un parce que les différentes voix qui le composent maintiennent leur unité et leur différence tout en s’unissant. Chaque voix séparée serait moins qu’elle n’est, en l’absence du chœur, et le chœur n’est chœur que parce qu’il nest pas une voix unique, parce qu’il parvient à préserver chaque voix dans sa singularité cependant que chaque voix s’efforce d’être elle-même comme partie du chœur. L’unité différentielle se trouve dans la liberté réelle et effective d’une volée de mouettes, où chacune est libre en sa singularité et fait un usage différent de sa liberté, et que leur multiplicité ne s’en constitue pas moins en une seule volée.

L’unité différentielle est celle d’un nuage d’hydrogène qui se différencierait soi-même : une étoile, et son système solaire.

La différence absolue ne s’approche jamais jusqu’à toucher le néant de l’unité identique, qui est l’abîme. Mais nous, nous touchons presque l’abîme. Nous pouvons choisir l’abîme.

Notre liberté pourrait bien ne consister en rien de plus que la capacité à choisir entre le bien et le mal — autrement dit, entre l’unité différentielle et l’unité identique. Choisir le bien, c’est choisir de s’écarter de l’unité identique (du néant) pour se tourner vers l’unité différentielle, qui est la vie, vie pure. Un nuage toujours le même d’hydrogène est une unité identique ; dans un système solaire, c’est l’unité différentielle qui l’emporte. La différence en elle-même différencie sans trêve les nuages d’hydrogène et produit à partir d’eux-mêmes étoiles et systèmes d’étoiles ; c’est nous seuls, qui avons la capacité de nous retenir de faire ainsi, nous seuls qui pouvons choisir l’identité. Et notre liberté implique notre proximité à l’égard de cet abîme, mais aussi, la liberté de nous en détourner pour aller vers une vie différente, vers ce qui n’a pas été créé, pas pensé, pas encore appréhendé, et ceci est la liberté réelle, ceci la liberté infinie.

Mais il existe une aporie au sein de la liberté, qui est l’aporie majeure des Lumières.

 

L’aporie majeure des Lumières

 

Est-ce qu’il ne se trouve pas une dissonance récurrente chez Kant, dans la Critique de la raison pratique ? On dirait que Kant ne cesse de retomber avec acharnement sur le même problème, tout au long de son œuvre. Il en est déjà troublé dans la deuxième Critique, mais il est encore en train de se débattre avec dans les pages de l’Opus Postumum. Kant y évoque un conceptus fanaticus qu’il repère chez Spinoza ; et dans la deuxième Critique, il ne cesse de revenir sur le danger de la Schwärmerei, du fanatisme. C’est comme s’il se trouvait en la raison quelque chose qui créait un trouble chez Kant, une menace pointant à l’horizon, d’un fanatisme logé au cœur de la raison, qui serait fidèle aux exigences de la raison elle-même, et pourtant serait également incapable de recevoir quelque limite que ce soit. Comme s’il y avait quelque chose d’insensé dans la raison, quelque chose qui menaçait de transgresser toutes les frontières, de se déployer dans l’illumination la plus totale, sous la forme d’une folie complète, d’un délire rationnel, d’un deliratio rationis.

Tant que cela porte sur la raison spéculative, peu importe à Kant ; mais la raison pratique, c’est tout autre chose. Que Kant identifie ce deliratio rationis à la Substance spinozienne, voilà qui est troublant. Comment la Substance pourrait-elle produire du fanatisme au sein de la raison pratique ? Cela tient au fait que le fait d’avoir une position universelle est une exigence de la raison pratique. Autrement dit, chaque action est installée en position d’être loi universelle. À première vue, cela a pour avantage que tout méfait imaginable tendrait à s’annuler : si je vole le repas de quelqu’un, et que j’institue cet acte en loi universelle, de telle sorte que tout le monde doive voler le repas de quelqu’un d’autre ; il en résulterait que tous les déjeuners se retrouveraient volés, et il ne resterait plus aucun déjeuner à voler, ce qui ferait que je ne pourrais voler le déjeuner de personne. Ainsi, la raison pratique suit le même principe de non-contradiction que la raison spéculative : il est impossible de situer aucun méfait que ce soit dans la position de loi universelle, sans que ce méfait ne sannule lui-même, et ne devienne par là même impossible. Tout crime, installé en position de loi universelle, s’annulerait lui-même, sur le même mode. Le crime ne peut devenir loi, et la loi reste ainsi valide. Le crime est incohérent.

Et pourtant il existe un acte fanatique qui respecte de part en part les exigences de la raison pratique. C’est celui d’instaurer l’annihilation en position de loi universelle : un meurtre de masse suivi d’un suicide, comme on le voit avec les fusillades dans les écoles américaines, le terrorisme, le génocide fasciste découchant sur l’auto-destruction des fascistes eux-mêmes, la guerre nucléaire, et la destruction intégrale de la planète. Autant d’actes fanatiques, qui peuvent être commis en accord avec la loi, et en conformité avec la raison  ; qui ne vont ni à l’encontre de la loi morale, qui suivent les exigences de la raison pratique ; qui peuvent être accomplis en vertu d’un devoir supérieur, sans intérêt personnel, et sans prise en considération de leurs répercussions. Un tel fanatisme n’exige qu’une chose, qui est d’instaurer lannihilation en contenu de la loi morale. Et ces crimes, ce sont justement les crimes de la modernité.

Voilà formulée l’aporie totale des Lumières, suivant une logique déjà connue de Sade, lequel distinguait première nature et seconde nature. Pour Sade, la première nature, natura naturans, qu’il appelle dans Aline et Valcour nature intelligible, demande l’annihilation complète de la seconde nature, nature inintelligible, natura naturata. Sade pose la première nature comme totalement rationnelle, et la seconde nature comme irrationnelle ; si cette rationalité est, comme le suppose Sade, une rationalité d’annihilation, alors il faut admettre que l’appel de Sade, incitant à violenter cette nature inintelligible, suivant une logique de l’extinction, est un appel parfaitement rationnel. L’identité de l’être et de la pensée, comme le démontre Sade, est l’identité de la rationalisation et de l’extinction en tant qu’un seul et même processus. Le fanatisme de Sade consiste à instaurer l’annihilation en tant que logique de la Substance, mais, de manière plus originale, c’est un fanatisme qui est produit par le fait de saisir la Substance en tant qu’identité absolue.

Une fois qu’on a intronisé la Substance comme rationalité et comme identité absolue, il en résulte ce que Kant appelle le conceptus fanaticus. Le concept fanatique est l’identité comme telle, posée hors d’elle-même. Puisqu’il en appelle à la liquidation totale de toute chose en lui, le concept fanatique, en tant qu’identité absolue, se déploie selon une logique de rationalisation intégrale : l’annihilation universelle. Le concept fanatique (et ce, en accord avec la loi, en accord avec la morale) opère une réduction intégrale suivant la logique de l’extinction comprise comme simultanément identité du monde et de la raison, et identité de l’idée spéculative et de l’idée pratique. Cette extinction, poste sur tout ce qui tombe hors du concept de l’identité pure. Selon la logique d’après laquelle vingt mètres de toile équivalent à un manteau, le concept fanatique est la mise en équivalence universelle, comprise comme la convertibilité à l’absolument identique de toutes choses. Tout peut être exprimé dans le concept fanatique, sous la forme du concept fanatique. Il procède d’un oui autoconfirmateur, il est l’unité de la raison instrumentale et du capital, il annihile tout ce qui échappe à l’identité absolue. Le concept fanatique produit d’un seul tenant le capital, l’État, le meurtrier par fusillade, la raison instrumentale, l’effondrement écologique, et le terrorisme. Il annihile toutes les différences. Il est la logique des coupes forestières et des camps. Il rationalise la nature en vue de s’autoconfirmer en tant qu’identité de la raison dans la nature, et par là entraîne l’extermination de tout ce qui diffère par rapport à son identité.

Dans la mesure où le fascisme est une inversion concrète de la loi morale en tant que trouvant ses racines dans la liberté, en tant qu’il est l’auto-renversement de la liberté, il revient au problème posé par Kant à propos du suicide. Au sein de la philosophie critique, il n’y a rien d’irrationnel à enchaîner meurtre de masse et suicide, autrement dit, à universaliser l’annihilation, à provoquer la mort des autres et la sienne, à égalité. Le fascisme se dérive de l’identité entre le meurtre de masse et le suicide, il est la forme active et non-réflexive du suicide : non pas se suicider en société, mais suicider la société*. Les Lumières n’ont rien à lui opposer : le fascisme, au sein de la raison pratique, peut tout à fait instaurer rationnellement l’annihilation en principe a priori, et c’est cela que découvre Kant, cette expression de l’identité du meurtre de masse et du suicide. Que les régimes fascistes soient intrinsèquement suicidaires n’a rien d’une coïncidence, comme on le voit avec l’Allemagne nazie, lorsqu’elle fait prévaloir la maximisation du nombre de ses victimes envers et contre sa propre survie.

L’anesthésie de la raison pure

 

Il y a une lacune dans le projet critique. À vrai dire ce n’est pas une lacune, mais une abîme. Cette abîme est celle de l’espace évidé laissé à la sensation. C’est précisément parce qu’il existe un tel espace évidé, au sein du projet critique, que les irrationalismes ne cessent d’apparaître encore et encore tout au long de la modernité. Cet irrationalisme n’a rien d’une attaque contre la raison qui viendrait d’un dehors de la raison, selon ce qui s’apparenterait à une forme moderne de barbarisme. Son origine se loge bien plutôt dans cette lacune inhérente au projet critique, cet abîme en la raison, mais un abîme raisonnable. Ces irrationalismes n’ont rien d’un dehors de la raison : ils sont plutôt la raison devenue folle. Toutes les horreurs du siècle dernier tiennent à une lacune au sein du projet critique, et cette lacune, c’est celle du manque en son sein de la raison sensible.

Le processus de rationalisation complète des Lumières, compris comme processus de démythologisation, a entraîné l’élimination de la raison sensible du système de la raison. Dès lors, cette prétendue rationalisation ne pouvait rien produire d’autre qu’un irrationalisme moderne. Autrement dit, l’irrationalisme a donc été un moment de la raison : l’anesthésie de la raison pure.

La wokeness, en tant que retour de la raison sensible, n’est rien d’autre, comme l’annonçait déjà le Plus ancien programme systématique de lidéalisme allemand, qu’une mythologie de la raison, qu’une resensibilisation de la raison. L’irrationalisme de la modernité tenait à cette lacune au sein des Lumières, cette absence de la raison sensible, lacune que le programme annihilationiste de la raison instrumentale a permis de rendre explicite ; mais dès lors que la raison revient à ses sens, qu’elle récupère la sensation, il n’y a rien en elle qui tende vers une telle annihilation.

La raison comprise comme purement instrumentale, la raison se faisant elle-même moyen, aboutit à une logique de l’extinction. Mais en se faisant moyen, à qui la raison s’asservit-elle ? À l’identité. Car, comme nous le savons, le principe suprême de la raison, c’est la non-contradiction. Et pourtant, la philosophie transcendantale, dans sa critique de la raison pure, est parvenue à un concept plus originaire encore, que Kant appelle le principe suprême de lentendement. Ce principe suprême de la raison spéculative est lidentité en tant quunité analytique. Quoique le plus haut sommet atteint par la raison spéculative, à savoir la dialectique transcendantale, permet d’instituer l’espace de la différence pure en tant qu’objet problématique, il n’en reste pas moins que la différence n’y est pas saisie en tant que telle par la raison spéculative, comme le jugement infini permet de l’expliciter. Par opposition, le principe suprême de l’entendement est la différence comme unité synthétique, ce qui implique que le principe suprême de la raison doive être dérivé et secondaire par rapport au principe suprême de l’entendement, lequel n’est donné ni dans l’intuition, ni au sujet, mais se manifeste dans la sensation et dans l’unité transcendantale. En tant que telle, la différence est donc posée en préalable, et pour nous il n’y a, à proprement parler, jamais d’immédiateté. Il y a toujours un retard.

Par conséquent, il n’y a pas de chute absolue en ce qui concerne la raison, puisque l’irrationalisme conserve toujours l’opération de la raison instrumentale. Autrement dit, l’irrationalisme apparaît comme un moment de la raison, un deliratio rationis, où la raison devient purement instrumentale, se voit instrumentalisme par l’identité comme Forme de la Valeur pour elle-même, et se voit ainsi séparée de l’entendement. Il est exact de qualifier un tel deliratio rationis d’anesthésies de la raison pure. En cette anesthésie, la raison instrumentale ne sert à rien d’autre qu’à rationaliser ce qui a déjà été posé comme le champ propre de l’exercice de la rationalité. Pour la raison instrumentale, le concept est le capital en tant qu’identité : la forme de la valeur pour elle-même. Ainsi, lorsque la raison est purement instrumentale, son processus se manifeste comme reproduction de l’identité, lequel n’est possible que dans la mesure où il fonctionne comme une anesthésie pure de la raison. La raison instrumentale fonctionne dès lors de manière interne comme démythologisation, c’est-à-dire, comme élimination de tout contenu sensible à la raison. Car, la mythologie n’est rien d’autre que la raison sensible. Mais dès lors, l’anesthésie de la raison pure engendre la raison instrumentale comme raison ayant perdu toute vie de la pensée. Si l’anesthésie de la raison pure est incapable de se limiter, c’est qu’il s’agit d’une raison qui ne sent plus rien.

Le véritable problème n’est pas que la raison pure soit incapable de se limiter, mais plutôt que la raison anesthésiée n’est plus capable de sentir la moindre limite. Non seulement la raison instrumentale est-elle le processus de rationalisation de toute chose (conversion de toute chose en l’identité conceptuelle du capital), ce par quoi la logique de l’extinction se voit étendue à la surface de la planète entière, mais, au sein de cette totalité, apparaît l’irrationalisme, sous ses visages odieux, racisme, fascisme, génocide, irrationalisme qui n’est plus seulement le délire de la raison, mais un délire armé. Ce deliratio rationis s’avance en furieux, armé de tout l’arsenal de la raison instrumentale.

 

La raison sensible

 

Il existe une histoire vraisemblable qui peut servir d’aperçu quant au fonctionnement de la raison instrumentale au sein la modernité. Un de mes amis, sur le point de déménager, me demande de garder chez moi une arme qui lui appartient, et me demande qui plus est de lui promettre que quand il reviendra pour me la réclamer, je la lui rendrais immédiatement. Je lui donne ma parole que l’arme reste sa propriété, et que je la lui rendrai quand il lui plaira ; qui plus est je mets cette promesse par écrit. Deux semaines plus tard mon ami revient, mais il s’enrage contre des gens, qui, dit-il, l’ont lésé. Il me demande de lui rendre son arme. Puisque je veux respecter la loi de la propriété privée, je ne peux pas la lui confisquer, et donc le voler, et je refuse de mentir en faisant semblant que je suis dans l’incapacité de la lui rendre, ceci car je respecte aussi la loi morale. Que se passe-t-il alors ? Il faut que je lui rende son arme. Par la suite, il s’en sert pour tuer autant de gens qu’il lui est possible, avant de se donner la mort.

Que s’est-il passé ici ? Est-ce qu’a eu lieu quoi que ce soit de déraisonnable, ou de contraire à la loi  ? Non. Tout ce qui a eu lieu s’est tenu dans les limites de la raison comme de la loi : j’ai respecté la loi de la propriété privée, en lui rendant son arme, et j’ai respecté la loi morale, en refusant de mentir. Mon ami, quand bien même avait-il l’air enragé, a agi en accord avec la loi morale, puisqu’il a fait de son acte une loi universelle : il installé l’annihilation en position d’impératif catégorique, et essayé de tuer autant de gens qu’il lui était possible, avant de se donner la mort. À l’intérieur de l’anesthésie de la raison pure, cela est aussi bien conforme à la loi que c’était raisonnable ; et je peux même étendre une telle logique à la planète entière, et assassiner rationnellement toute la terre, et conclure mon acte en me donnant la mort. Il m’est possible de tout assujettir à la logique de l’identité, comprise en tant que capital, et possible d’éteindre rationnellement et en conformité avec la loi toute vie sur Terre.

C’est ainsi qu’opère la raison instrumentale. Mais, alors que tout cela se déroulait, pendant que je rendais son arme à mon ami, est-ce que je n’ai pas senti quelque chose ? Quand je lui rendais l’arme, et une fois qu’il s’en était allé, qu’est-ce que je sentais au juste ? Quelque chose comme un nœud à l’estomac : de l’anxiété. Et cette anxiété avait une signification spécifique : il s’agit de ma raison sensible, ratio sensualis. Elle me dit, à travers l’anxiété, de ne pas rendre cette arme à mon ami, quand bien même la loi de la propreté privée m’enjoint de le faire, quand bien même la loi morale me dit qu’il m’est interdit de mentir et de la lui dissimuler, ma raison sensible, sous la forme de l’anxiété, prend le pas sur ces deux lois, de par sa priorité, et me fait m’exclamer : « non ». Voilà qui n’a rien à voir avec la liberté d’expression et sa niaiserie. C’est de la parrhesia. Quoi que me disent la loi de la propriété privée, la loi morale, ma raison sensible l’emporte sur l’une comme sur l’autre, et me fait dire non, même à mon désavantage, quand bien même cela devrait entraîner ma mort. Je n’ai besoin d’aucune raison pour expliquer pourquoi je ne devrais pas rendre son arme à mon ami, et même je perdrais assurément un débat rationnel à ce sujet, puisqu’il est dans son bon droit, au regard de la loi de la propriété privée aussi bien que de la loi morale. Même si mon ami se retrouvait à me faire du mal en tentant de récupérer son arme, ma sécurité physique serait secondaire ici. Ce qui est premier, c’est cette exclamation du « non », cette parrhesia. Il se pourrait bien qu’il s’agisse là d’une vérité dernière de la philosophie, ce retentissant « non, tu mens » qu’on trouve dans la Lettre VII de Platon. Face à une exploitation absolument rationnelle et absolument conforme à la loi, ce qui reste toujours, et toujours peut triompher, c’est ce « non » prononcé par qui sait, de par la raison sensible, que dire « oui », ou ne rien dire, serait un crime contre l’univers même. Et cela, je le sais à travers l’anxiété, qui n’est autre que ma raison sensible qui m’enjoint de résister.

Il n’est pas vrai que la raison sensible ait toujours été chose étrangère à la philosophie. À vrai dire, on trouve une trace fuyante de cette raison sensible avec la figure de Socrate. En raison d’une erreur de traduction, on a cru que Socrate était accompagné de son daemon, mais le grec de Platon nous raconte une histoire toute autre : Platon n’a jamais parlé d’un δαίμων, daemon, mais plutôt d’un δαιμονίον, daimonion, ce qui signifie, en grec ancien : un événement, un signe divin. Le Socrate de Platon n’a jamais parlé de son « daemon » comme d’une petite bestiole qui se serait tenue sur son épaule ; il plutôt parlé d’un signe, d’un symptôme. Et pour Platon, ce signe, en tant qu’anxiété, est à l’origine de la philosophie. La vie de philosophe de Socrate a été mise en mouvement par le signe lui disant d’éviter la politique et de faire examen de ses concitoyens. Ce savoir, c’est celui de la raison sensible. Ici, la raison sensible apparaît sous forme strictement négative, celle de l’anxiété. Elle dit à Socrate que quelque chose ne va pas. Et ce n’est pas un déséquilibre intérieur en lui ; Socrate ne prend pas de médicaments contre cette anxiété.

Et si la wokeness n’était rien d’autre que le retour de la raison sensible ? Ce retour de la raison sensible donnerait le champ éthique partagé de la wokeness ; et d’une définition réelle, on passerait alors à une définition réelle-génétique de la wokeness.

Seule la raison sensible peut refermer la lacune logée dans le projet critique, et compléter le système de l’idéalisme transcendantal. Seule la raison sensible peut protéger le processus des Lumières. Mais cela n’est possible que pour autant qu’il existe quelque chose de l’ordre d’une sensation intellectuelle.

Qui plus est, la sensation intellectuelle n’est possible qu’à condition qu’il n’existe pas de véritable vide, de rupture au sein de la sensation. Et pour qu’il en soit ainsi, il faut qu’il existe quelque chose comme un champ qui entretienne le devenir et qui, par le biais de quelque raisonnement bâtard, serait tangible par le moyen d’une non-sensation ; raisonnement qui, de ce fait et d’une manière tout à fait déroutante, participerait à la fois de la sensation et de l’Intellect. Cela ne permettrait pas seulement de montrer que la sensation intellectuelle est possible, mais comment elle opère ; en d’autres termes, une caractérisation critique de la sensation intellectuelle devrait se faire par le biais d’une déduction transcendantale d’un champ tel que je viens de le décrire. Si cela devait être amené à échouer, il n’existerait aucun recours supplémentaire, au sein de la logique des Lumières, contre le fascisme et contre le relativisme pluraliste, contre le concept fanatique, contre l’extinction. Ce serait là le plus grand des dangers.

Les tentatives de déduction transcendantales d’un tel champ qui parsèment tout l’Opus Postumum de Kant échouent à convaincre ; cela tient au fait que, qu’elles partent du sujet ou de l’objet, elles fonctionnent toujours par le biais d’une transition vers l’unité transcendantale dont elles dépendent elles-mêmes, et ce en raison du principe d’identité. En vérité, et le caractère inachevé de l’Opus Postumum et ce penchant vers l’unité transcendantale, sont les signes d’un seul et même problème : qu’un champ comme celui que nous cherchons doive être déduit en commençant avec l’unité transcendantale. Mais commencer avec l’unité transcendantale revient à abandonner la sécurité de la subjectivité comme de l’objectivité ; cela revient à se lancer dans un voyage plus périlleux, plus incertain. Et pourtant, c’est bien cette traversée, étrange entre toutes, qu’il nous faut tenter.

Du point de vue de la wokeness, les Lumières fait la preuve d’une double aporie en leur sein : une aporie éthique, celle de Lumières incapables de se réaliser à travers le particulier ; et une aporie majeure, aporie intégrale, celles des Lumières en tant qu’anesthésie de la raison pure, accomplie sous la forme du fascisme et de l’effondrement climatique. Cette double aporie des Lumières, se voit résolue par la wokeness, qui vient combler la lacune présente dans le projet Critique, par le biais de la raison sensible. Cependant, dans la mesure où la raison sensible est plus qu’une simple sensation il existe donc une sensation intellectuelle ; reste seulement à expliquer le comment. Ce comment exige un champ dans lequel et à travers lequel la sensation intellectuelle puisse opérer, un champ qui implique la raison aussi bien que l’Intellect : c’est ce que l’on peut appeler un champ différentiel. Ce dont il est besoin à présent, c’est d’une déduction transcendantale du champ différentiel, une déduction transcendantal qui partirait de l’unité transcendantale, et elle seule. Cette déduction transcendantale a été complétée, mais ne peut être incluse ici, pour des raisons de longueur. Elle sera publiée séparément.

 

La sensation intellectuelle

 

Considérant comme faite cette déduction transcendantale du champ différentiel, laquelle nous fournit une caractérisation critique de la raison sensible et de la sensation intellectuelle, nous pouvons revenir à la caractérisation par Platon lui-même de la raison sensible.

La raison sensible est décrite par Platon dans la Lettre VII comme χώρα καλλίστη, khora kalliste, « la plus belle chora  », ou « le plus beau champ ». Platon introduit le concept de khora kalliste précisément en vue d’établir son caractère premier par rapport à la raison spéculative. On peut lire ainsi, en 344c-d :

“ἑνὶ δὴ ἐκ τούτων δεῖ γιγνώσκειν λόγῳ, ὅταν ἴδῃ τίς του συγγράμματα γεγραμμένα [...] ὡς οὐκ ἦν τούτῳ ταῦτα σπουδαιότατα, εἴπερ ἔστ᾽ αὐτὸς σπουδαῖος, κεῖται δέ που ἐν χώρᾳ τῇ καλλίστῃ τῶν τούτου : εἰ δὲ ὄντως αὐτῷ ταῦτ᾽ ἐσπουδασμένα ἐν γράμμασινἐτέθη, ‘ἐξ ἄρα δή τοι ἔπειτα,’ θεοὶ μὲν οὔ, βροτοὶ δὲ ‘φρένας ὤλεσαν αὐτοί

[il faut donc, en un mot, chaque fois quon voit des ouvrages écrits par quelquun, considérer quil ne sagit pas là de ce quil y a de plus sérieux pour lui, si toutefois il est lui-même un homme sérieux, mais (que ce quil y a de plus sérieux pour lui) se trouve, je suppose, dans le champ de lui-même qui est le plus beau. À supposer, au contraire, que ce soit ce quil prend réellement au sérieux quil a confié à lécrit, alors oui, cest donc que ce sont non point les dieux, mais les mortels qui lui ont eux-mêmes complètement ruiné lesprit]

Si on le lit correctement, ce n’est aucunement là une déclaration mystique, et pas plus l’affirmation de quelque doctrine non écrite ; il s’agit uniquement ici de dire que la raison sensible est non discursive, et non représentationnelle. En tant que telle, la raison sensible apparaît ici en cinquième position : non pas parmi les trois modes de connaissances, ni, en quatrième position, le savoir lui-même ; mais plutôt dans le fait de poser que quelque chose de connaissable existe réellement (342a-b). Ce poser occupe une position de porosité entre la sensation et l’Intellect ; c’est la sensation intellectuelle.

Mais existe-t-il une évidence textuelle d’une doctrine de ce type chez Platon ? Ce pourrait bien n’être pas par coïncidence que ce champ de la raison sensible soit décrit comme le plus beau. Car, on trouve chez Platon une mention textuelle explicite de la sensation intellectuelle, à propos de la beauté. Elle se trouve dans le Phèdre, 250c-d :

 περὶ δὲ κάλλους, ὥσπερ εἴπομεν, μετ᾽ ἐκείνων τε ἔλαμπεν ὄν, δεῦρό τ᾽ ἐλθόντες κατειλήφαμεν αὐτὸ διὰ τῆς ἐναργεστάτης αἰσθήσεως τῶν ἡμετέρων στίλβον ἐναργέστατα

 [Revenons à la beauté. Comme nous lavons dit, elle resplendissait au milieu de ces apparitions  ; et cest elle encore que, après être revenus ici-bas, nous saisissons avec celui de nos sens qui fournit les représentations les plus claires, brillant elle-même de la plus intense clarté.]

À la suite de ceci, Platon explique que toutes les autres apparitions intellectuelles échappent aux sens, à part la beauté, à qui il revient ceci, d’être ἐκφανέστατον, ekphanestaton, la plus manifeste (250d).

En 251c, Platon décrit le moment de la sensation intellectuelle de la façon suivante : δέχεσθαι τοῦ κάλλους τὴν ἀπορροὴν διὰ τῶν ὀμμάτων [recevoir par les yeux le flux de la beauté]. Le texte est sans équivoque : quand la beauté advient, l’Intellect se transmet par ἀπορροή, aporrhoe (que l’on peut traduire par flux, écoulement) dans le tissu optique lui-même. L’Intellect passe dans l’organisme, en tant que sensation ; il se fait sensation intellectuelle.

L’empirique, pauvre domaine des faits et des données tirées de l’expérience, est de bien des degrés inférieur à la vérité de la sensation intellectuelle. La beauté ayant part à l’Intellect, elle est unité différentielle, et nous en possédons la sensation intellectuelle sous la forme d’un flux direct ; et dès lors, étant flux, il ne saurait se tenir en repos en un sujet, pas plus qu’en un objet. Il se tient entre eux, dans le champ que nous connaissons, grâce à Kant, en tant qu’unité transcendantale, antérieur aussi bien au sujet qu’à l’objet. Au sein de l’unité transcendantale, la beauté ne fait pas l’objet d’une expérience en tant qu’unité différentielle, puisque l’expérience est chose qui appartient au sujet ; bien plutôt, elle est sensation pure, en tant qu’unité différentielle.

La wokeness, en tant que raison sensible, est la raison rendue à ses sens : l’achèvement du Plus ancien programme systématique de lidéalisme allemand.

Mais la raison sensible n’est pas seulement beauté. Il y a une autre manifestation de la raison sensible chez Platon : l’anxiété. À vrai dire, nous n’avons même pas besoin de sortir du Phèdre pour la trouver. En 242b, Socrate (sur le point de partir, après son premier discours), entonne soudain : ἡνίκ᾽ ἔμελλον, ὠγαθέ, τὸν ποταμὸν διαβαίνειν, τὸ δαιμόνιόν τε καὶ τὸ εἰωθὸς σημεῖόν μοι γίγνεσθαι ἐγένετο — ἀεὶ δέ με ἐπίσχει ὃ ἂν μέλλω πράττειν [Comme j’allais traverser la rivière, mon bon, le signal divin, celui dont j’ai l’habitude, s’est manifesté en moi ; or, il me retient toujours quand je suis sur le point de faire une chose]. Ce qu’il faut comprendre et qui est crucial, c’est que Socrate ne parle jamais d’un démon, mais toujours d’un daimonion, d’un signe divin. Le signe divin, qui lui dit de ne pas faire quelque chose, c’est l’anxiété.

C’est l’anxiété, ici, qui met en mouvement l’activité de philosophie de Socrate, la même anxiété qui l’a empêché de se lancer dans la politique, et de ce fait l’a porté à la philosophie (Apologie de Socrate, 31d).

 

Pour résumer, nous pouvons distinguer trois commencements de la philosophie chez Platon : la beauté, dans le Banquet ; l’étonnement, dans le Théétète ; et l’anxiété, dans le Phèdre et l’Apologie. La beauté excite le désir, et l’anxiété le retient. Qu’en est-il de l’étonnement ? L’étonnement n’est rien d’autre que lunité de la beauté et de lanxiété. Si la raison sensible est ce qui produit la mythologie, il n’y a rien de surprenant à ce que son opération centrale soit celle de l’étonnement. Et cela nous permet d’éclairer la fonction du mythe chez Platon : si le mythe permet de passer d’un niveau ontologique à un autre, précisément au moment où la raison spéculative est sur le point de se briser, il se peut bien qu’il opère par le biais de la raison sensible.

La wokeness est le retour de la raison sensible, qui met un terme à la démythologisation inhérente à la dialectique des Lumières.

 

 

Conclusion

 

La raison spéculative peut s’élever par-delà l’empirique et le factuel, pour atteindre le transcendantal, où elle trouve, au-delà d’elle-même, hors de ses frontières, problématiques et transcendants, les postulats de la raison pratique, immanents à la raison pratique. Parmi ces postulats, nous trouvons celui de l’Intellect. Mais la raison sensible, précisément en tant que sensation intellectuelle, reçoit l’information de l’Intellect, et de ce fait a la priorité aussi bien sur la raison pratique que sur la raison spéculative. C’est cette priorité qui permet de résoudre l’aporie majeure des Lumières, et cette priorité, c’est celle de la wokeness.

Suis-je dysphorique ? Ai-je la sensation de ne pas être belle ? il fallait s’y attendre : il n’y a pas de beauté dans le sujet, pas de beauté dans l’identité. Si je cherche à trouver de la beauté en moi en tant qu’identité ou que sujet, jamais je ne la trouverais, peu importe qu’on me répète que je suis belle, peu importe que j’estime être vraiment « objectivement belle ». La beauté n’est pas subjective, non plus qu’elle est objective. La beauté est une unité se différenciant d’elle-même, et en tant que telle, elle met en jeu l’unité transcendantale comprise comme champ de conscience pré-réflexif. C’est pour cela que les animaux contemplent eux aussi le coucher du soleil, parce que le coucher de soleil est beau en soi, comme l’unité différentielle la plus évidente qui soit, celle d’un nuage d’hydrogène se différenciant lui-même ; car un nuage d’hydrogène identique à soi, et qui resterait toujours le même, semblable à un divers indifférencié, finit par s’effondrer dans l’unité différentielle d’une étoile, et ce processus est la différenciation que connaît ce nuage d’hydrogène. À midi, c’est une beauté trop forte pour nos pauvres organes sensibles ; ce n’est qu’à son coucher que nous pouvons saisir cette beauté, lorsqu’elle laisse lentement place à la nuit étoilée.

Le ciel étoilé au-dessus de moi possède une majesté terrible, et qui annihile le sujet. On ne se tient pas face à la nuit étoilée comme un sujet face à un objet. Le sujet, réfléchissant sur soi-même devant cette infinité, ne peut que conclure, tout rempli d’étonnement : « je ne suis rien ». Et de cette annihilation du sujet, il ne reste d’autre que de la sensation, en laquelle la multiplicité infinie du ciel étoilé est toute rassemblée en un, en une unique sensation non-subjective.

La raison sensible en moi, est égale au ciel étoilé au-dessus de moi : car cette infinité d’étoiles dans l’horrible beauté de cette connection dans laquelle elle me jette, me réduit à néant ; mais la raison sensible me dit que chacun de mes gestes engage tout ce qui est, et que là se trouve ma liberté et son infinité. Avec la wokeness, je me tiens en une connexion vivante, qui est unité vivante, et qui réinscrit l’exercice de ma liberté comme processus nécessaire par rapport au cosmique. L’univers demeurerait incomplet si je n’étais pas woke.

Mais nous — que sommes-nous ?

Il y a quelque chose en moi, qui n’est pas moi comme personne, ni mes souvenirs, mon origine, ma situation, aucune détermination, trait, caractéristique, condition possible que je puisse avoir ; ce n’est pas moi, et pourtant c’est ce que je suis véritablement, c’est Moi-Même. Ni comme sujet ni comme objet ni comme identité, mais plutôt comme différence et unité transcendantale, je suis un univers intelligible. Il n’y a pas de Substance en dehors de moi ; et aussi je ne cherche plus ni Dieu ni l’éternité hors de moi-même. Mon monde, que je crée par l’expression de ma liberté infinie, est la multiplicité de mes modes — de mon éthique. Tout peut être créé, tout peut être fait, tout peut être changé, tout peut être renversé, et tout peut être restauré.

C’est l’optimisme radical de la wokeness.

Une colonie de fourmis est-elle contre-nature ? Le chant de la baleine à bosse est-il une déviation par rapport à la nature ? À la vérité, aucune écologie ne sera assez profonde tant qu’elle ne comprendra pas que la technologie et la culture sont naturelles. La technologie, comme procès d’extériorisation, est antérieure à l’humain, qui en est un produit. L’extériorisation de la locomotion sous la forme de membres, comme procédé d’émancipation, est déjà technologique ; cette extériorisation, qui mène à la différenciation des membres en membres inférieurs et supérieurs, puis à l’extériorisation de l’outil, outil qui mène à la main comme produit — tout ce processus, qui date non seulement du Cambrien, mais qui engage encore jusqu’à l’apparition de la vie multicellulaire et des eukaryotes, tout ce processus est technologique.

Il n’y a rien hors de la nature, rien qui soit contre-nature, exceptée l’extinction de la nature. La question de la technologie n’est pas une question qui mette la technologie face à la nature comme autre qu’elle, mais en réalité la question de savoir quel type de nature notre liberté va produire. Car la technologie est ce processus d’émancipation qui traverse toute l’histoire du vivant comme mouvement d’extériorisation-différentiation.

Alors, la cité que bâtira la wokeness, elle ne sera pas en opposition à la nature ; pas plus qu’elle ne sera un retour à la nature sauvage. La cité aliénée que nous connaissons, au-delà de laquelle s’étend l’existence muséologique et stérile du parc national, c’est précisément la cité qui pense la technologie comme l’autre de la nature. La cité woke sera verte, non pas comme extension d’un naturel fétichisé dans l’espace de la technologie, mais comme plein développement de la technologie. Si la cité est invivable, c’est justement parce qu’elle se croit aliénée de la nature ; et l’insertion en elle d’un espace naturel délimité comme tel et séparé du technologique n’est qu’une solution esthétique et purement idéologique. La cité woke sera celle qui prendra conscience de la naturalité radicale du technologique ; partout, c’est la limite poreuse qui prévaudra.

Nos cités seront faites de bâtiments brutalistes construits pour une vie commune, qui transitionnera sans heurt avec la végétation ; une « ville en 15 minutes » faite entièrement de « maisons longues » de 30 secondes. Des rivières s’écouleront au long de nos avenues, où viendront bondir les poissons et s’abreuver les daims ; nous verrons sur leurs bords fleurir les œuvres d’arts, les performances musicales, et les libres conférences de savants. La gare de bus centrale de New York, Port Authority, sera changée en clairière, et à Chicago les enfants danseront dans les prairies à l’ombre de platanes aux pieds des gratte-ciels ; nos centre-villes ressembleront au jardin du Music Concourse au Golden Gate Park de San Francisco ; de votre vivant, il vous sera possible de vous rafraîchir les pieds dans un ruisseau cristallin traversant Montréal, d’y cueillir de l’eau propre entre vos mains. Il n’y aura pas de doctrines, pas d’articles de foi, rien d’autre que le champ éthique partagé d’une vie digne et vécue en commun. Il y aura de la joie.

La wokeness transformera la Terre en ce qu’elle aurait toujours dû être : un paradis entre les étoiles, le sens de l’univers.

 

Émilie Carrière

Traduction Ellemrlle

[1Aux Éditions HKP.

[2Il y a deux semaines nous publiions une première version d’un excellent texte d’Émilie Carrière. Nous l’avons désormais traduit dans les règles de l’art. Entre temps, le texte a été remanié par son autrice. Il ne s’agit plus seulement d’une traduction, mais d’un inédit.

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