Au sein du mouvement de l’histoire, se bouscule un immense tumulte de gestes. Des mains s’empressent de placer des composantes sur des circuits imprimés qui défilent sur les chaînes de montage, des bras s’étirent pour renverser les clôtures grillagées qui entourent les camps de détention. Un doigt glisse sur la surface d’un écran, un dos se courbe pour coucher un enfant dans son lit, un enchevêtrement de corps s’élance et brise les lignes de policiers qui tentent d’encercler une foule dans la rue. Parfois guidées ou contraintes, parfois conscientes et libres, nos vies sont faites de successions de gestes, de formes cherchant leurs contours dans le monde.
Au fil des siècles, notre compréhension du geste s’est réduite au point qu’il n’est considéré aujourd’hui que comme l’ensemble des mouvements expressifs et communicationnels du corps. Dans ce sens limité et appauvri, le geste est simplement compris comme une part du langage visuel, une image du mouvement destinée uniquement à être lue et interprétée. Ce rétrécissement de la signification du geste a accompagné de l’ascension historique des technologies de surveillance, de la politique représentative et de l’économie spectaculaire – le progrès historique de la compréhension de la vie comme image. Mais dans l’étymologie du geste, nous trouvons un concept beaucoup plus large qui englobe toutes les façons dont nous nous comportons dans le monde, toutes les façons dont une vie devient mouvement à mesure qu’elle se déroule dans la dimension du temps. Le geste, dans ce sens plus large, concerne l’apparence aussi bien que l’action, les sens aussi bien que le physique, nous permettant d’aborder la vie non seulement comme quelque chose à percevoir, mais aussi comme quelque chose qui a une force. C’est sur la base de cette compréhension élargie que nous pouvons commencer à schématiser la manière dont le geste donne forme à l’autonomie et à la créativité de la vie, ainsi que la manière dont les mécanismes de domination et de contrôle aspirent à capturer et à s’approprier le geste.
Les gestes sont improvisation et réinvention chaque fois qu’on les exécute ; ils sont aussi répétition et font appel à l’histoire des gestes passés tout en devenant eux-mêmes histoire. Escalader une falaise pour la centième fois puise dans les quatre-vingt-dix-neuf autres ascensions qui l’ont précédée ; en même temps, elle élabore une nouvelle manière et se présente comme une ascension unique et singulière. Ainsi, un geste utilise les muscles, les souvenirs, les instincts et les techniques existantes, façonnées par les gestes passés, tout en les réformant et en les remodelant dans le cours même de son exécution. Dans l’une des dernières scènes du film Roma d’Alfonso Cuaron, nous entrevoyons cette invention et cette répétition simultanées du geste : après qu’un enfant a été sauvé des vagues déchaînées de la mer et ramené à sa famille sur le rivage, tout le monde se prend dans les bras et s’effondre ensemble sur le sable. Cette étreinte répète les étreintes passées et leur ressemble – elle a une intensité, une durée, une apparence et une forme familières – et pourtant, elle apparaît aussi comme un geste nouveau, fondamentalement différent de tous les gestes qui l’ont précédée et aussi unique que le moment et le lieu où elle se déroule. Répertoire est le concept dont nous disposons pour appréhender ce caractère unique mais répétitif des gestes, pour voir dans la singularité de chaque geste sa multiplicité.
Un répertoire n’est pas un point entre le passé et l’avenir, il se présente plutôt comme le passage par lequel ils se connectent et coïncident, par lequel le passé devient avenir et l’avenir, passé. C’est en ce sens qu’un répertoire donne forme à des gestes en passe d’être exécutés et actualisés, mais le répertoire a également une temporalité qui ne peut être si clairement contenue dans un présent fini et ponctuel. Lorsque nous disons qu’une danseurse dispose d’un répertoire qu’ielle a développé et dont ielle dispose, nous ne faisons pas tant référence à un geste ou à un ensemble de gestes spécifiques qu’à un potentiel gestuel, entraîné et affiné au fil des représentations et des répétitions, un réservoir de gestes passés qui peuvent donner forme et structure aux gestes futurs. En ce sens, toute danse particulière est indissociable du potentiel de danser, du répertoire à travers lequel tout geste devient art. Comme l’a éclairci Robert Hurley, considérer la danse principalement comme une chose et non comme un potentiel, c’est être victime de la nature spectaculaire de la société, c’est saisir le monde comme un ensemble de marchandises, d’objets et d’images isolées, c’est donc manquer tout de la créativité indisciplinée qui sous-tend toute existence.
Comme un répertoire concerne la manière dont les potentiels de la vie s’expriment, il a également été historiquement considéré comme un objet de plus à dominer afin de capturer, remodeler et subordonner le potentiel de la vie. Aux étages hyper surveillés et automatisés des entrepôts d’Amazon, des personnes sont embauchées pour travailler comme « préparateurrices [1]] » et chargées de collecter des produits dans des bacs en plastique, puis de les placer dans des boîtes de livraison en carton. Que le métier tire son nom du geste en dit déjà long : dans ce cas précis, le geste n’est rien d’autre que la forme vécue capturée par l’économie, puis remodelée pour apparaître comme travail. Chaque préparateurrice doit se tenir debout à son poste, face à un terminal informatique qui affiche l’image d’un produit, puis une tour verticale de bacs est déplacée par un robot à roulettes qui l’amène près de lui, à portée de main. Un projecteur placé au-dessus projette alors un rectangle de lumière blanche sur le bac cible, indiquant l’emplacement du produit au préparateur, à la préparatrice et guidant sa main vers lui. Une fois le produit saisi, il doit être scanné au terminal, emballé et envoyé. Des systèmes de vision automatisés vérifient que le produit désigné se trouve dans la bonne boîte, puis un bip sonore signale que la tâche est accomplie. Le préparateur, la préparatrice appuie alors sur un bouton, se voit attribuer un autre bac, que le robot lui place à ses côtés, et le processus recommence.
Les entrepôts Amazon et les personnes qui y travaillent fonctionnent sur la base d’une fragmentation perpétuelle et englobante, processus qui isole d’abord une vie particulière en tant que travailleurse, puis isole ses différentes capacités et potentiels en les décomposant en gestes toujours plus infimes et élémentaires. Lever un bras, pivoter le torse et bouger un œil : ces mouvements sont considérés comme les éléments isolés d’un processus qui peut être quantifié, affiné et réorganisé au besoin par des algorithmes conçus pour optimiser chaque tâche. Une fois décomposés et atomisés autant que possible, une série de signaux envoyés par des machines chorégraphie ces gestes fragmentés et les assemble en un répertoire programmable et donc automatisable, afin de réduire la pensée à son minimum absolu, le corps du travailleur toujours plus synchronisé aux instructions calibrées du système. Dans ce contexte, le répertoire ne réside donc pas au sein d’une vie ou entre plusieurs, mais existe plutôt comme code, données et dispositifs, subsumant et soumettant les potentiels d’un corps aux commandes et aux contrôles de machines en réseau. Plus la vie est effectivement dépossédée de ses gestes et de ses répertoires, à mesure qu’ils sont capturés et placés sous la management des machines, plus l’autonomie de la vie est effectivement détruite.
Nous voyons ici comment le geste est subsumé à la fois pour sa capacité physique à agir dans et sur le monde – se pencher, atteindre, saisir, soulever, etc. – et pour son existence sensible, en tant qu’image pouvant être lue par une machine et donc capturée, analysée et gérée numériquement par des systèmes en réseau. Un geste apparaît et agit, et peut donc être observé et orchestré, suivi et entraîné, surveillé et subsumé. Simultanément, la capacité même de percevoir est saisie comme un autre élément de contrôle. La vue et l’ouïe ne sont plus tant des moyens de découvrir le monde que des ports, par où des instructions et des informations peuvent arriver. Amazon a même breveté des bracelets électroniques qui vibrent lorsqu’ils s’approchent d’une cible programmée, transformant le toucher lui-même en mécanisme de rétroaction et intégrant davantage la vie à ses boucles cybernétiques. La vie est finalement dépossédée non seulement de ses gestes, mais aussi de ses sens, qui sont capturés et placés sous le contrôle de systèmes en réseau qui visent à déplacer les corps de la même manière qu’ils redirigent des paquets de données ou ajustent la trajectoire de vol des drones.
Dans cet environnement des plus contrôlés, tout ce que fait le, la préparateurrice est surveillé, puis modifié, pour être à nouveau surveillé et modifié, dans les cycles sans fin de supervision et de gestion en réseau. Le nombre exact de degrés qu’il faut à l’inclinaison de son dos pour atteindre un bac, la vitesse à laquelle il, elle doit quitter son poste et y revenir après une pause toilettes et le nombre de micro-tâches qu’il doit accomplir chaque heure sont ainsi organisés en ligne relativement à toutes les autres préparateurrices travaillant à proximité. Les vies et leurs gestes sont considérés comme des variables distinctes à équilibrer et à ajuster par rapport à toutes les autres vies et à tous les autres gestes, synthétisant la cinétique et la cybernétique afin de subsumer davantage la vie, et de finalement briser les corps alors que l’accélération et la répétition incessantes des tâches érodent les tendons, les articulations et les muscles, autant que le sens existentiel de l’être. Cette structure finit par mettre en œuvre et perpétuer la réticulation des gestes de la vie, capturant ceux-ci dans des systèmes en réseau qui contrôlent l’ordre et la forme selon lesquels ils sont exécutés. Les gestes propres à chacune sont confinés à un temps imaginaire en dehors des heures de travail, à mesure qu’une part de plus en plus importante de la vie est consacrée à s’efforcer d’accomplir les gestes déterminés par le répertoire de l’ennemi. La poésie du geste est lentement étouffée dans cette économie en ligne des gestes, dans ces formes en réseau de domination sociale qui imposent leur ordre algorithmique aux capacités créatives de la vie.
La mise en économie du geste s’est construite sur la métaphysique fondatrice de la civilisation occidentale, système qui a trouvé sa première articulation complète dans les écrits d’Aristote sur l’éthique et la politique dans la Grèce antique. Aristote affirmait que la vie est composée d’une série de capacités : la capacité de grandir, de manger, de bouger, de se reproduire et de penser, entre autres. Certaines de ces capacités sont communes à différentes espèces, mais pour Aristote, la capacité de raisonner est une capacité supérieure par essence, exclusive à l’être humain, qui le distingue et le place au-dessus de toutes les autres formes de vie. Pour Aristote, la vie bonne exige donc de créer rationnellement de l’ordre dans sa propre vie, mais aussi d’imposer rationnellement de l’ordre aux être dépourvus de raison, comme les animaux, ou dotés d’une capacité de raisonnement inférieure, comme les femmes ou les esclaves. Le désir d’imposer de l’ordre pour soi-même se mute en désir d’imposer de l’ordre à son foyer, puis à sa ville, puis à son territoire, et ainsi de suite. La question de la capacité a donc été dès le début formulée comme la question de la maîtrise, celle de savoir quelles capacités surpassent les autres dans la hiérarchie et, par conséquent, quelles vies doivent gouverner et lesquelles doivent être gouvernées. C’est depuis cette maîtrise que nous devons retrouver le geste et le répertoire et c’est contre elle que la lutte pour se libérer doit être menée.
Le système métaphysique établi par Aristote présente finalement la vie non pas comme quelque chose à vivre, mais plutôt comme un ensemble de capacités à utiliser, plus ou moins efficacement, plus ou moins rationnellement, de manière plus ou moins rentable. Nous voyons ici l’intimité profonde entre technique et technologie dans la société occidentale, la manière dont l’art de la technê (τέχνη) s’est totalement dissout dans la fonction, l’opération et l’instrument. La potentialité créative de la vie est considérée comme une ressource à dépenser ou mettre à profit, comme un ensemble d’actions et de capacités isolées qui doivent être rendues productives, comme une technologie de plus à intégrer à la machine économique et à la désolation qu’elle propage. Cette conception économique de la vie, implicite dans la pensée d’Aristote, crée donc les conditions dans lesquelles les capacités des formes de vie supposées inférieures (esclaves, travailleurses, animaux, enfants, etc.) doivent être soumises à un maître de sorte que leurs vies ne soient pas gâchées, qu’elles ne soient pas utilisées à mauvais escient ou délaissées, inutiles. C’est ici que nous pouvons voir comment le geste, en tant que capacité, a été exposé à la domination et à la rationalité de l’économie et a donc du être rendu utile à tout prix. L’économie interne en chaque vie l’oblige à administrer, rationnellement, à ses propres capacités inférieures le meilleur usage, mais cette économie réapparaît ensuite comme une économie entre les vies, désirant imposer un ordre rationnel à la vie dans son ensemble. C’est là rien de moins que le schéma essentiel sur lequel la société occidentale s’est fondée : la domination par un être de ses capacités propres, elle-même soumise à la domination des capacités des autres – métaphysique du gouvernant et du gouverné.
Alors que dans l’entrepôt de distribution, nous avons vu comment le répertoire est saisi comme le moyen de dominer la vie qui l’interprète, dans d’autres contextes, certains répertoires sont modelés pour permettre à certaines vies de mieux en dominer d’autres et de diriger la violence vers elles. Près de la base militaire de Tze’elim, dans le désert du Néguev, se trouve un centre d’entraînement construit par l’armée israélienne et conçu pour préparer les soldats au combat à Gaza. Construit comme une ville arabe factice avec une mosquée, une place centrale, des ruelles, des magasins et des maisons, cet espace architectural permet aux unités militaires de répéter toute une série d’opérations et de scénarios dans un environnement simulé. Les soldats courent dans les rues, sautent par-dessus des barrières et s’entraînent à diverses techniques et formations, répétant systématiquement les gestes exécutés afin de constituer un répertoire au fil du temps. Des entreprises israéliennes telles que Bagira Systems produisent également des équipements de réalité virtuelle et des environnements d’entraînement numériques qui peuvent être déployés dans des installations telles que le centre d’entraînement du Néguev, créant des ennemis simulés à exterminer afin que le répertoire puisse être approfondi et affiné par des moyens informatiques. Des images de la vie sont produites pour que des vies réelles puissent être tuées. Ces technologies architecturales et algorithmiques visent en fin de compte à développer les répertoires des soldats afin que, lorsqu’ils seront finalement déployés à Gaza ou en Cisjordanie, ils disposent déjà d’un ensemble d’instincts, de techniques, d’actions et de réflexes conçus pour infliger un maximum de violence. Les corps prennent de nouvelles formes musculaires, les sens et les réflexes sont aiguisés. Dans ce contexte, le répertoire apparaît comme une technologie moins économique que militaire, comme une chose devant être continuellement fabriquée et entretenue afin de pouvoir être rapidement déployée, le moment venu, pour détruire.
Si Israël est à l’avant-garde du développement de ces programmes de formation, il existe également toute une série de projets de ce type aux États-Unis, notamment le Centre de Formation à la Sécurité Publique d’Atlanta (connu sous le nom de Cop City), construit pour les entraînements policiers, ou l’établissement de Fort Benning destiné à préparer les agents du Service de l’immigration et des douanes des États-Unis (ICE – Immigration and Customs Enforcement) à donner lieu à des disparitions et expulsions de masse. Les entreprises privées chargées de construire ces centres de formation, telles que Strategic Operations Incorporated, mettent en avant la nature modulaire de l’architecture dans leurs supports marketing, affirmant que la police et l’armée pourront s’entraîner dans un espace reconfigurable et reprogrammable offrant la possibilité d’accroître les combinaisons des répertoires qui y sont répétés. Tout comme les jeux de guerre militaires sont conçus pour cartographier nos différentes stratégies en fonction d’une série de conditions initiales, ces centres de formation fournissent les moyens de développer une gamme de répertoires pouvant être utilisés dans divers scénarios et situations.
La militarisation systématique du répertoire est l’une des raisons pour lesquelles les forces de police du monde entier sont si facilement reconnaissables : non seulement en raison de la similarité de leurs uniformes et de leurs équipements, mais aussi car elles adoptent le même répertoire de gestes lorsqu’elles passent à l’offensive, s’organisant en lignes et en escouades d’intervention, suivant des tactiques scriptées et des formations répétées selon une forme largement homogène. En Israël, aux États-Unis et à travers un réseau mondial d’États-nations, nous voyons ainsi la violence simulée du passé montée en répertoires, actualisés quand se déversent d’immenses quantités de violence au présent et vers l’avenir. Si, dans l’entrepôt Amazon, le répertoire est utilisé comme une arme pour asservir les vies mêmes qui sont contraintes de le mettre en œuvre, dans ces centres d’entraînement simulés, le répertoire est une arme que certaines vies sont prêtes à utiliser pour en brutaliser et éliminer d’autres.
À ces formes de domination qui s’approprient le répertoire comme leur matière première, s’opposent des pratiques qui considèrent le geste comme quelque chose de radicalement opposé à l’ordre et à la contrainte, comme ce qui a le potentiel de libérer et répandre le désordre plutôt que de dominer et d’imposer l’ordre. À travers les révoltes du XXIe siècle, une grande diversité de répertoires s’est constituée, circulant ensuite d’une révolte à l’autre, à travers des constellations de luttes. Paradigmatiques à cet égard ont été les soulèvements de Hong Kong en 2018, qui ont abouti à un processus d’invention et d’expérimentation incroyablement créatif. Une nouvelle forme a été donnée aux répertoires, dans le but de créer de multiples strates dans les lignes de défense à l’avant des manifestations, de se rassembler et de se disperser rapidement face aux déploiements policiers, de libérer les personnes arrêtées, d’utiliser des lasers et de lancer des projectiles pour défendre un espace. Apparus physiquement dans les rues au milieu du tumulte des conflits, et sensiblement à travers la multiplication d’images partagées entre amies à travers villes et quartiers, puis au-delà des frontières, les gestes et techniques de ce soulèvement réapparurent plus tard sous de nouvelles formes lors des soulèvements aux États-Unis, au Liban, en Thaïlande, en France, en Iran et dans d’autres lieux d’explosion sociale dans les mois et années qui suivirent. Alors que dans l’économie, l’apparition du geste en tant qu’image se donne comme un moyen de contrôle, dans le cadre des soulèvements, l’apparition d’un geste en tant qu’image prend un potentiel différent, à mesure que sa propagation contagieuse touche des endroits disparates où des gens perçoivent ce qui se déploie ailleurs et commencent à l’expérimenter là où ils sont. Ces images se multiplient et se propagent rapidement à travers la forme-réseau de la société, aussi bien qu’elles sautent soudain dans le monde réel et envahissent les rues, où elles luttent pour trouver une nouvelle forme liée aux spécificités du contexte.
S’attarder sur l’un de ces gestes en particulier peut aider à révéler la manière dont un geste trouve sa place et se développe au sein d’un répertoire. Le gaz lacrymogène s’est avéré être l’arme de prédilection de nombreux contingents de police à travers le monde qui aspirent à réprimer les soulèvements en les étouffant dans des nuages de gaz toxiques. Par conséquent, trouver des moyens de réagir à l’utilisation du gaz lacrymogène s’est avéré être l’un des répertoires essentiels à cultiver et à populariser au sein des insurrections. La première fois que l’on est exposé au gaz lacrymogène, l’instinct est de courir, de retenir son souffle et de fuir dans la direction qui permet de s’éloigner le plus rapidement possible du gaz. Cette tentative frénétique et désespérée de fuite entraîne le plus souvent la dissolution de ce qui était en train de ce passer, et un accroissement redoutable de la vulnérabilité, car la foule se fragmente en individus paniqués et isolés, facilement brutalisés et arrêtés. L’un des premiers répertoires qui commence à prendre forme dans de telles situations consiste donc simplement à se préparer pour ne pas courir, mais, à la place, marcher et rester calme, en ayant pris le temps d’observer son environnement pour ensuite agir différemment. Un changement aussi élémentaire dans les gestes suffit à transformer radicalement la situation, en tenant ensemble les personnes réunies, leur permettant de se défendre et de prendre soin les unes des autres, laissant ainsi davantage de temps et d’espace pour qu’émergent d’autres gestes. Ce passage de la fuite à la marche et au calme fonctionne donc comme action, mais aussi comme image, pouvant être perçue par celleux qui se trouvent à proximité, devenant relation quand celleux qui autrement s’enfuiraient voient les autres autour rester calmes et trouvent ainsi le moyen de le rester eux-mêmes.
Une fois que les gens ont développé le répertoire par lequel ils ne paniquent ni ne fuient les gaz et donc se donnent le temps de réagir, d’autres répertoires deviennent alors possibles et commencent à prendre forme. Lorsque des grenades lacrymogènes sont lancées et tombent dans la foule, les gens ont appris à les renvoyer vers les lignes de police : ce geste peut sembler assez simple à première vue mais, dans la pratique, il nécessite une technique considérable et doit donc être pratiqué et perfectionné comme tout autre art. Comme les grenades lacrymogènes deviennent dangereusement chaudes lorsqu’elles sont activées, elles doivent non seulement être manipulées avec des gants résistants à la chaleur, mais aussi être ramassées rapidement et relâchées tout aussi vite pour éviter de se brûler ou de laisser le gaz se répandre trop loin ou trop densément. Lorsqu’une personne ayant développé ce répertoire s’apprête à saisir la grenade, tout son corps se penche et se courbe comme un arc. Son bras se renverse rapidement en un mouvement continu du sol jusqu’audessus de sa tête, réduisant au minimum le temps où la grenade est tenue tout en la lançant dans les airs avec une force maximale, tandis que toute la tension accumulée dans le corps est libérée, et la grenade vole selon une courbe élégante dans le prolongement de celle du corps qui l’a lancée. La foule est ainsi soulagée du gaz et la police doit faire face aux effets de l’arme qu’elle a elle-même déployée. Ce geste de renvoi d’une lacrymo prend davantage forme chaque fois qu’il est exécuté, il se fond progressivement dans un répertoire, d’une manière qui n’est pas si éloignée de celle dont une pirouette en danse classique ou une riposte en escrime s’affinent au fil du temps.
À Hong Kong, un répertoire supplémentaire a été développé pour contrer l’utilisation des gaz lacrymogènes, impliquant plusieurs personnes qui exécutent ensemble des gestes dans une séquence minutieusement chorégraphiée. Dès que la grenade touche le sol, une personne la recouvre d’un cône de signalisation tandis que plusieurs autres arrosent la zone et versent de l’eau directement dans l’ouverture du cône, interrompant rapidement et efficacement le flux de gaz. Ce répertoire particulier a l’avantage de laisser les autres membres de la foule continuer leurs actions en cours. Le fait de voir qu’un groupe est capable de neutraliser rapidement et habilement la menace des gaz lacrymogènes permet à d’autres individus et groupes de se livrer à tous les autres gestes de la révolte, tels que traîner des objets dans la rue pour bloquer les véhicules de police, porter secours aux blessées dans la foule ou taguer les murs environnants. Pour paraphraser Gilles Deleuze et Baruch Spinoza, la révolte ne se préoccupe pas tant de ce qu’une vie est que de ce qu’une vie peut faire. Un tel changement abandonne toute nécessité de définir ou de fixer le geste en tant que chose, car il apparaît plutôt dans sa créativité et son autonomie et, donc, comme un danger immense pour toutes les formes de domination et de contrôle.
Les caractères physiques et sensibles du geste acquièrent une logique formelle entièrement distincte lorsqu’il échappe à l’économie et éclate dans la révolte. Les actions et leurs apparences ne sont plus des moyens de capturer et d’orchestrer la vie, mais offrent plutôt une intensification collective de ce que la vie peut faire et être. Les choses accomplies et vues lors d’un soulèvement contribuent à de nouvelles expérimentations et improvisations, à une explosion incontrôlée de gestes dans la révolte qui vise principalement à multiplier les potentiels de la vie. Les soulèvements ne sont en ce sens rien de moins qu’un laboratoire insurrectionnel du geste, permettant aux formes de s’affiner et de s’élaborer grâce à la complémentarité des répertoires et à leur confrontation entre eux. La forme de vie trouve ses contours au milieu des vies, tout comme la liberté de toutes est la condition nécessaire à la liberté de chaque vie.
Rétrospectivement, il ressort clairement des soulèvements de Hong Kong que même cette explosion créative de nouveaux gestes et l’affinement militant des répertoires n’ont pas suffi à vaincre les forces de police militarisées de l’État chinois qui avaient envahi la ville. La révolte a finalement été brutalement réprimée, puis la pandémie a largement effacé son souvenir de l’imaginaire mondial. Cependant, l’insurrection de Hong Kong (comme tous les soulèvements qui l’ont précédée et suivie) ont encore énormément à nous apprendre. L’une des leçons que nous pouvons en tirer concerne la nécessité de créer et de défendre un espace ouvert pour l’expérimentation et l’évolution des répertoires, afin de ne pas laisser les soulèvements se diviser autour de quelque forme d’action idéale, mais plutôt de voir comment des gestes divers peuvent se compléter les uns les autres, non pas dans une harmonie stricte et imposée, mais dans une cacophonie créative et ruisselante. Décider à l’avance quels types de répertoires seront autorisés lors d’une insurrection, puis la contrôler pour qu’elle suive le scénario prévu : c’est là la garantie de rester hors sujet et de n’apprendre absolument rien. La présence de divers groupes autoritaires au sein des soulèvements – qu’ils se présentent sous la forme d’une police libérale pacifique exigeant que tout le monde défile en rond indéfiniment ou d’activistes partisanes désireuxses de les contrôler pour s’en faire les cheffes et les représentantes – n’est donc rien d’autre qu’une contrainte supplémentaire à défaire au bout du compte, par les gestes indisciplinés qui circulent et prennent forme dans ces situations.
Une autre leçon concerne la nécessité de propager et de multiplier les soulèvements au-delà de tout contexte isolé, pour laisser les gestes se multiplier et se transformer en formes susceptibles de renverser définitivement la domination à l’échelle mondiale. Si la forme d’un soulèvement dans une banlieue, une ville ou une métropole varie considérablement, tout comme les gestes qui y sont déployés – ce qui constitue un répertoire précieux au Caire sera très différent de ce qui est nécessaire à Los Angeles, dans le Val de Suse ou à Jénine – il est clair que les gestes et les répertoires doivent néanmoins trouver des moyens de circuler entre ces divers contextes afin d’être adaptés et traduits sous de nouvelles formes selon les besoins. Cette transmission et cette expérimentation planétaires des répertoires sont devenues nécessaires notament parce que les forces policières et militaires auxquelles ils s’opposent font également circuler des répertoires entre elles à travers les pays et les continents. C’est en ce sens que la prétendue opposition entre « répression intérieure » et « opérations étrangères » n’est qu’un mirage qui masque l’élaboration et la diffusion incessantes de toutes les formes de violence étatique, émergeant comme formes mondiales de domination qui doivent être confrontées à des formes mondiales de révolte. De même que les forces militaires israéliennes entraînent leurs forces anti-émeutes aux États-Unis, les soulèvements doivent eux aussi trouver des moyens de faire circuler entre eux les répertoires, les gestes, les techniques, les formes, les capacités et les connaissances.
Celleux qui ont pris part aux soulèvements à Hong Kong ont compilé ce qu’ielles avaient appris dans la rue dans des brochures électroniques accessibles à toutes en tout lieu, diffusant et multipliant ainsi les répertoires concernant la manière de rester fluides dans les rues, de démanteler les équipements de surveillance, de tenir l’espace, de remédier aux effets des armes chimiques et bien d’autres. Cette pratique consistant à développer mais aussi à partager ce qui se déroule en contexte insurrectionnel doit être consciemment généralisée dans les années à venir, chaque répertoire étant compris à la fois comme action et comme image, comme pratique et comme théorie, comme un ensemble à déployer dans les rues mais aussi à diffuser en tant que concept. C’est seulement en multipliant et en affinant collectivement des répertoires que les soulèvements pourront émerger, non comme forme de désordre qui reste éphémère et isolée, mais comme forme de désordre de force et d’ampleur historiques à l’échelle mondiale.
La fragmentation et la subordination des gestes par le capitalisme constituent une attaque profonde contre la vie elle-même, une guerre sans compromis menée contre la vie et toutes les forces créatrices qui y participent. Une dimension fondamentale de notre autonomie réside donc dans la manière dont nous saisissons notre vie comme une gestuelle singulière qui nous est propre, comme un potentiel qui se déploie tout au long de notre existence et qui est intimement lié à celui de nombreuses autres vies. L’atomisation totale de la société de réseau, qui divise la gestuelle de nos vies en unités toujours plus petites soumises à la surveillance et au contrôle, n’aboutit à rien de moins qu’une désintégration et une dégradation intégrales du sens de la vie. La vie s’effrite en capacités fragmentées pouvant être mesurées, calculées et dépensées, capacités ensuite ordonnées et organisées de manières essentiellement hostiles à la vie et qui rendent de moins en moins possible de contempler ou d’apprécier la vie même. Qu’est-ce qu’un répertoire ? Un répertoire est ce que le capitalisme et la société de réseau ont historiquement réussi à capturer et à domestiquer, à subsumer et à économiser, à dresser et à apprivoiser. Qu’est-ce qu’un répertoire ? Un répertoire est ce qui doit être repris comme moyen de vivre l’autonomie et l’anarchie inhérentes à la vie, de défendre et d’intensifier tout ce qui, de la vie, reste créatif, sauvage et libre.
Ian Alan Paul







