Si le numérique est un formidable outil pour espionner et pister ceux qui en font usage, s’il permet ce « flicage généralisé » que dénoncent ses détracteurs, il a un défaut majeur et constitutif : sa réversibilité. Si vous utilisez les nouvelles technologies pour épier vos adversaires, connaître leurs préoccupations, devancer les coups qu’ils préparent ; soyez certains que, au même moment, ils vous observent par l’autre bout de la lunette. Le numérique est une technologie symétrique : l’information passe dans les deux sens.
Le rêve des États – rêve fou et insensé – serait au contraire d’en faire une technologie asymétrique. D’où les crédits toujours plus indécents accordés aux acteurs de la cybersécurité. Les États, comme les industriels du reste, voudraient pouvoir espionner toujours sans être espionnés jamais. Mais c’est là un vœu vain, qui ne changera rien au fait que le numérique est symétrique par nature.
Pour toutes ces raisons, et sans renoncer pour autant à œuvrer secrètement à cette asymétrie rêvée, les États, les armées et les industriels s’étaient résignés – du moins provisoirement. En effet, toutes choses étant égales par ailleurs, il fallait bien admettre que la seule manière de conserver quelques coups d’avance dans cette grande partie d’échecs à mort qu’était la mondialisation, sans renoncer pour autant à son autonomie stratégique, était de ne pas recourir au numérique. Ainsi, alors qu’ils continuaient à faire l’apologie des nouvelles technologies, les mêmes États, armées et industriels, à des fins de supériorité opérationnelle, furent contraints de dénumériser leurs services de renseignement et d’intelligence économique.
Il y a une histoire parallèle à celle du développement des nouvelles technologies : celle de leur mise au ban. Ainsi, au début des années 70, alors que les premiers ordinateurs pénètrent dans les foyers, les acteurs étatiques, conscient du problème, renouent en toute discrétion avec des systèmes de communication et de surveillance à l’ancienne : pigeons voyageurs, chats-espions, dauphins détecteurs. Mais, dans le domaine de la prospective stratégique, c’est surtout le grand retour des pratiques divinatoires.
Ce sont les stratèges militaires qui, les premiers, dans un contexte de guerre froide prolongée, ont mis en place ces fameux O.D. (Omen Departments) ou « Auguratoires », visant à percer de manière asymétrique les intentions de leurs adversaires. Chaque nation avait sa spécialité. Certes, les Chinois n’avaient jamais cessé de pratiquer l’achilléomancie (divination par les baguettes d’achillée) et de remettre leurs décisions aux obscurs présages du Yi King ; mais les hérauts de la nouvelle économie, croyant trouver là une occasion de maximiser encore leurs avantages, en firent un usage intensifié. De même, dans les pays africains, les décideurs avaient toujours, quelle que soit l’occasion, consulté sorciers et marabouts ; il ne fallut que quelques années, toutefois, pour que leurs services, jusque-là bon marché, se négocient à prix d’or. Les États-Unis, comme on peut le supposer, s’engouffrèrent dans la brèche avec des budgets inégalés et expérimentèrent toutes les techniques existantes, avant de se souvenir qu’ils possédaient leurs propres pratiques vernaculaires, en l’occurrence l’oniromancie, pratiquée depuis toujours par les peuples autochtones (notamment Sénécas, Navajos, Pawnees et Iroquois), et la capnomancie (divination par la fumée). Les petits suivirent les grands, si tant est que, dans une économie globalisée, un pays qui n’aurait pas accepté de se plier à ces nouvelles règles se fût mis de lui-même en position de hors-jeu. Aujourd’hui comme hier, il était désormais inenvisageable de partir à la guerre, de choisir l’emplacement d’une mine de lithium ou de désigner un homme ou une femme pour une fonction régalienne sans consulter les augures.
En France, Alain Minc avait été l’un des plus fervents zélateurs de ces pratiques, dont la célèbre fondation Saint-Simon s’était très rapidement et très secrètement faite le relais. Les astrologues avaient été les premiers à profiter de cette forte demande en prospective « non conventionnelle », avant de perdre des parts de marché au profit d’autres pratiques mantiques comme la météoromancie, la cubomancie (divination par les jets de dés), la taromancie et surtout l’ornithomancie, dont Alain Minc n’avait jamais manqué de louer les avantages. « C’est triste à dire, répétait-il à tout-va, mais c’est encore ce qui marche le mieux ! »
Dans la Grèce antique, la classe des oiseaux oraculaires ou oiseaux à présage comptait de nombreuses espèces. Les résultats étaient plus ou moins probants. Les Romains, par souci d’efficacité, firent les comptes. En matière de fiabilité auguratoire, les gallinacés caracolaient loin devant les autres volatiles, oiseaux de proie inclus. De là l’essor fulgurant, dès le ve siècle, de la pratique du tripudium, qui consistait à observer la prise de nourriture des poulets sacrés.
Il paraît difficile de croire aujourd’hui que, comme le supposaient les devins de l’Antiquité, les poulets sont les messagers des dieux, dont ils comprendraient plus rapidement la volonté silencieuse, étant avec eux dans une intimité plus étroite. Aussi bien, il n’a échappé à personne que les poulets ne savaient même pas voler et donc qu’ils étaient presque aussi loin du soleil que les taupes et les lombrics. Et pourtant... Pourtant, les Romains avaient raison. La statistique moderne, confirmant les calculs des anciens, a rapidement établi que c’était bel et bien ça qui marchait – et qui marchait même du feu de dieu ! Bien avant le début des années 80, les spécialistes étaient déjà catégoriques sur ce point. Des poulets avaient été observés, disséqués, vivisséqués. Cocorico ! Les chercheurs du CNRS, du DTR7, de la PALS-TM et du JNFSCT étaient unanimes : aucune entité divinatoire n’arrivait à la cheville du poulet. En d’autres termes, la France avait tous les atouts en main pour se hisser loin au-dessus de la mêlée.
Ainsi, on sait peu que, dans les années 80 et 90, les sous-sols de l’Élysée et de Matignon abritèrent de véritables et industriels élevages de poulets. Des dizaines, des centaines d’augures, de devins, de prêtresses et d’haruspices y conseillaient la Présidence, d’un côté, et les membres du gouvernement, de l’autre. Une fois par semaine, Alain Minc venait leur donner du bon grain en personne. Si les poulets l’acceptaient, le présage était bon ; s’ils le refusaient, il était néfaste. Ces années-là, en France, l’art de lire dans les entrailles des poulets retrouva presque son niveau de la Rome antique.
Au moment où le gouvernement faisait la promotion du Minitel auprès des ménages, des cohortes de poulets étaient transférées dans les sous-sols de la place Beauvau. Le département avait été créé au début des années 90, sous l’impulsion conjointe de Claude Allègre et Lionel Jospin, grands chantres du numérique par ailleurs. On pouvait résumer les choses de la manière suivante : toute la politique française des années 90, puis des années 2000, s’était fondée sur les bons ou mauvais caprices des poulets.