Qu’est-ce qu’un film colonial ?

À propos de L’imaginaire colonial au cinéma d’Alain Brossat
Alain Naze

paru dans lundimatin#475, le 12 mai 2025

Le nouveau livre d’Alain Brossat vise à faire émerger un genre cinématographique inédit, celui du « film colonial ». La spécificité de ce genre tient d’abord au fait qu’il emprunte à de multiples autres genres, déjà cartographiés, comme le film noir, le western, le film d’aventures, etc., ou, plutôt, qu’il a existé jusqu’ici de façon seulement masquée, non nommée. C’est donc à un travail de décryptage auquel nous invite l’auteur, en mettant en place un ensemble d’indices, de constantes, de critères permettant d’identifier ce genre cinématographique derrière les étiquetages classiques.

Pour ce faire, l’auteur s’appuie sur une riche filmographie, qui, nécessairement non exhaustive, invite chacun à prolonger ce travail, consistant à affiner son regard, et à détecter la présence du genre propre au film colonial, à travers des productions diversement étiquetées. Il s’agirait de détecter, dans ces films, la présence de « la Colonie », sous des aspects divers, mais présentant des traits caractéristiques bien précis. Si ce genre cinématographique est resté jusqu’ici non apparent, c’est que la colonie se trouvait comme naturalisée, du fait de nos habitudes de perception et de l’insuffisance de nos problématisations – l’émergence de la pensée décoloniale a rendu possible une modification du regard, un étonnement face à ce qui, jusqu’ici, semblait non problématique, ou plutôt hors de toute saisie systématique. C’est que le film colonial, s’il peut présenter des traits caricaturaux (sur lesquels, généralement, on ne s’attarde guère, les jugeant comme témoignant pour des temps révolus), peut aussi se détecter à travers des productions beaucoup plus subtiles, jusque dans des films aux intentions nettement anticolonialistes. C’est aussi en cela que ce livre est précieux, en fournissant tout un appareillage conceptuel permettant non seulement d’identifier les traits caractérisant des films relevant franchement du genre colonial, mais aussi d’identifier certaines survivances d’éléments propres au genre colonial, dans des films qui, semblant rompre avec ce genre, en conservent pourtant certaines caractéristiques.

L’analyse des films les plus grossièrement caractéristiques du genre colonial constitue un passage obligé dans le travail effectué par ce livre, car elle permet de mettre en évidence des tendances lourdes propres à ce genre, ce qui permettra, dans la suite de l’ouvrage, de cerner les survivances, parfois difficilement perceptibles a priori, dans des productions cinématographiques plus ambiguës quant à leurs emprunts à ce genre. Autrement dit, les films coloniaux produits entre 1930 et 1960 nous semblent si éloignés de notre sensibilité actuelle que nous tendons à leur attribuer une « valeur archivistique et documentaire », éprouvant « leur radicale incorrection normative » (p.18). Mais, précisément, concernant ces productions, nous tendons à en éluder l’étrangeté, les considérant comme ringardes et kitsch, alors que, comme le souligne l’auteur, « chacun de ces films devrait être, pour nous, une piqûre de rappel, tant est intacte leur puissance remémorative, indissociable de la criminelle candeur avec laquelle ils donnent corps à l’idéologie coloniale et perpétuent les formes et les images qui s’associent à celle-ci » (p.19). Ainsi, c’est parce que ces productions datées seraient porteuses d’invariants du cinéma colonial qu’il s’agirait de les prendre au sérieux, de façon à saisir en quoi elles ne sont pas étrangères à notre temps, loin de seulement témoigner pour un passé révolu.

Le premier critère du film colonial sera donc d’être généralement un film d’aventures, situé dans un cadre exotique : exotisme du paysage, d’abord, empreint à la fois de « merveilleux » et d’une « inquiétante étrangeté » (p.27), univers prompt à embarquer le spectateur dans une forme de divertissement onirique. Or, Alain Brossat montre bien que ce rêve est moins innocent qu’on pourrait le croire : « ce rêve, c’est celui de la Colonie, avec majuscule, la colonie générique en général » (p.28). Autrement dit, la colonie inscrite dans ces paysages n’est pas la colonie des historiens, mais plutôt une forme de colonie-substance, circulant au sein d’environnements assez arbitraires, mais s’inscrivant pourtant presque toujours « dans un espace réel qui est celui de la colonisation occidentale » (p.28). La fluidité de la colonie peut se percevoir à travers le caractère interchangeable des lieux (un film situé en Indochine faisant l’objet d’un remake en Afrique équatoriale, par exemple), mais aussi de « l’indigène » (de type « générique » lui-même), puisqu’on n’hésitera pas, à l’occasion, à faire incarner un personnage japonais par un acteur coréen, par exemple, puisqu’il s’agit de mettre en scène le « type » asiatique. À cet égard, la Colonie ne sera pas peuplée à proprement parler d’êtres humains, mais bien plutôt d’ « espèces », parfaitement distinctes : les Blancs et les indigènes, ou les autochtones. Les premiers se caractérisent par leur accoutrement (l’inévitable casque colonial notamment), mais surtout leur langue (phrases complètes à la grammaire correcte), ou encore par le fait d’être identifiés au moyen de caractéristiques personnelles, individuelles, marquées. À ce titre, ils seront les maîtres du récit (critère essentiel du film colonial), leurs aventures constituant la trame de l’intrigue. Les seconds, eux, relèveront bien davantage du décor, presque à titre de paysage : ils sont l’image de la nature, ou plutôt de la sauvagerie (faisant écho aux animaux sauvages), avec leur individualité quasiment gommée (un peu moins pour ceux qui sont au contact des Blancs, c’est-à-dire à leur service), leur expression dans des sabirs incompréhensibles, accompagnée de mimiques souvent grotesques. C’est donc bien une frontière entre « espèces vivantes qui ne se mélangent pas », selon une « grammaire des corps » (p.30) que dessine la Colonie.

Il ne s’agirait pourtant pas de penser que le film colonial se présente, frontalement, comme un plaidoyer pour la défense du suprémacisme blanc. C’est seulement que « ce motif y est établi au centre du tableau », constituant ainsi « la matrice du film colonial » (p.34). C’est là que se situe sans doute le nœud de la difficulté consistant à chercher à « sortir de cette configuration, de cette topographie à la fois mentale et pratique » (Ibid.). Difficulté à laquelle se confronteront les films post-coloniaux, ou même anticolonialistes, et qui indique bien que le film colonial déborde infiniment les intentions du réalisateur  : « les méchants du film colonial deviennent éventuellement les bons du film post-colonial ou anticolonialiste, mais ce qui demeure invariant, c’est la description d’un monde divisé non pas simplement entre gens de statut social différent, riches et pauvres [là est toute la différence avec l’œuvre d’un cinéaste comme Satyajit Ray], mais bien entre maîtres et serviteurs (voire esclaves) et le fait que cette division est placée sous le signe de la race » (Ibid.). L’analyse, par l’auteur, du film Soldier Blue, de Ralph Nelson (1970) indique clairement cette difficulté, quand celle d’Élise ou la vraie vie, de Michel Drach (1970), à l’inverse, met en évidence des procédés cinématographiques et de narration permettant de dessiner des lignes de fuite hors de la topographie coloniale. Dans les limites de ce texte, on ne peut reproduire la richesse d’analyse de ces deux films, et l’on se contentera donc d’indiquer ici quelques caractéristiques qui font toute la différence. Dans le cas du film de Ralph Nelson, il est fréquemment présenté comme un western « révisionniste », déjà en ce qu’il vise à redresser un tort : là où l’ouverture du film se présente comme le massacre d’une colonne de l’armée par des Cheyennes, on comprend rapidement que cette action violente constitue plutôt une riposte au harcèlement dont les Cheyennes sont l’objet, depuis bien des années. Cette révélation provient des paroles d’une jeune fille, « jadis enlevée par les Indiens » : « Elle n’est pas seulement la narratrice à laquelle revient la charge de présenter un récit de l’histoire de la conquête de l’Ouest redressé, mettant en exergue le tort irréparable subi par les Indiens, elle est aussi la médiatrice culturelle qui tente de rendre le Blanc sensible à la façon dont l’Indien perçoit le préjudice qui lui est infligé par la Conquête et dont il y réagit » (P.96). Cet effort pour aboutir à une position prenant en compte une perspective autre échoue dans le cadre de la narration, le film s’achevant sur le massacre des habitants du village indien où la jeune fille a vécu. Mais c’est au-delà de l’intrigue que le film échoue en sa tentative révisionniste : « véhémence protestataire et pamphlétaire ne suffisent pas à opérer le franchissement du color divide séparant l’habitant “premier” du colon, l’Indien du Blanc » (p.97). En effet, et ce n’est certes pas là l’essentiel, « la narratrice est une blanche aux yeux clairs », et surtout, le casting du film invisibilise l’autre partie (« dans sa réalité sensible »), en ce que les rôles d’Indiens, à une exception près, sont confiés à des Mexicains, « le look “latino” se substituant à la condition indienne » (Ibid.). À tous ces éléments, qui font obstacle à la sortie de l’espace de la Colonie, il faudrait ajouter la « transfiguration ornementale du bain de sang », lorsque les Indiens sont massacrés : « le massacre devient un spectacle de grand guignol, avec cet étalage de mutilations, de corps ensanglantés, de manifestations de bestialité blanche » (p.98). Au bout du compte, avec toutes les meilleures intentions du monde, Soldier Blue apparaît comme « une mise en spectacle esthétisante de la mauvaise conscience historique états-unienne » (Ibid.).

Concernant Éloïse ou la vraie vie, il semble que, cette fois, la frontière du color divide soit franchie, à quelques réserves près. C’est en cela que les enseignements relatifs à ce film sont d’importance, indiquant des manières d’échapper à l’espace de la Colonie. D’abord, ce film tranche avec l’essentiel des fictions traitant de la guerre d’Algérie du point de vue de la « matrice narrative » (p.102) : on n’est plus dans le djebel, mais dans un atelier de montage des usines Renault, mais, surtout, un contre champ effectif y est présent, en ce que « l’Algérien n’est pas seulement l’Autre dont la condition et le combat attirent la sympathie, il est aussi lui-même point de vue, perspective, acteur de la narration » (p.103). Élise, amoureuse d’Arezki, n’écrase donc jamais le point de vue de l’Autre, mieux, elle montre bien que « le passage à l’Autre est possible, fût-il perpétuellement contrarié, infiniment périlleux, fragile, éphémère, réversible, même » (Ibid.). Même si ce film, comme l’indique l’auteur, n’est pas exempt de défauts (ce film demeure « un film “blanc” – ce qui se traduit notamment par le fait que l’altérité des principaux personnages algériens […] est rabotée – ils sont “blanchis”, parlent un français trop châtié, leurs gestes et leurs conduites composent des figures de prolétaires algériens travaillant en France dans les années 1960 recevables par le public français progressiste […]. Ils sont, grâce à leurs bonnes manières, rendus fréquentables pour ce public bien disposé (humaniste de gauche, anticolonialiste…) ») (p.103-104), mais l’essentiel réside sans doute dans le fait que coïncident ici personnages et acteurs – les acteurs sont « des Arabes, des Algériens et non pas des Européens darkfaced » (p.104).

Le livre d’Alain Brossat a aussi le mérite d’inscrire son propos sur le cinéma colonial dans un rapport de résonance, mieux, de continuité, avec les formes politiques de colonialisme et de néo-colonialisme. En témoigne l’alternance entre chapitres consacrés spécifiquement au cinéma (ce qui n’exclut évidemment pas une portée politique, de fait), notamment avec des analyses détaillées de certains films, et chapitres traitant de questions directement politiques et géopolitiques. D’une part, ce cinéma, en nous faisant demeurer, volens nolens, dans l’espace de la Colonie, revêt une dimension politique, mais, d’autre part, c’est l’idéologie politique elle-même qui ne se défait pas de son inconscient colonial. Congruence, de fait, des perspectives cinématographiques et proprement politiques : la guerre des espèces, ainsi, peut être mise en scène par l’intermédiaire de la matrice du film colonial, mais ce qui est ici indiqué, c’est que cet « inconscient blanc de la démocratie occidentale » est aussi ce qui a irrigué tous ces films coloniaux. On peut, à cet égard, indiquer ici un autre critère du film colonial, qui est l’inversion des torts infligés. Les 55 jours de Pékin, de Nicholas Ray illustre bien ce pli, en reconfigurant une révolte (la révolte des Boxers), occasionnée, notamment, par un refus des humiliations infligées par les Occidentaux à l’encontre des Chinois, et plus largement par un anti-impérialisme, en « émeutes sanglantes et aveugles, conduites par des sectaires sauvages animés par une haine primitive des Blancs qui ne leur veulent pourtant que du bien » (p.87). Dès lors, les Occidentaux (incarnés exemplairement en cette occurrence par Charlton Heston, Ava Gardner, David Niven) sont présentés comme menant une « action de résistance héroïque conduite par une poignée de Blancs, issus de toutes les nations représentatives de cette espèce distinguée » contre « des hordes de rebelles asiates furieux, xénophobes et fanatisé » (Ibid.). On retrouve ici ce schéma de retournement qui a été si souvent à l’œuvre dans les westerns, où les Indiens d’Amérique apparaissent le plus souvent comme horde sauvage, assoiffée de sang, cruelle, et menaçant d’extermination les Blancs, installés dans leur bon droit. Historiquement, ce sont bien évidemment les Indiens qui ont été exterminés, et c’est bien en cela que le suprémacisme blanc s’inscrit dans l’histoire des États-Unis, originairement – Naissance d’une nation en témoigne exemplairement dans le partage qui s’y joue entre espèces.

Mutatis mutandis, les événements sanglants du 7 octobre portent la trace d’un tel retournement. Généralement, cette action ultra-violente est présentée comme l’acte fondateur de la guerre actuelle menée par l’armée israélienne, et visant à se défendre (officiellement), et en fait à exterminer le peuple palestinien, en même temps qu’à le nier par déportation. Les « méchants » (« ils ne comprennent que la force »), c’est le Hamas, et rien n’aurait justifié une telle action extrême de leur part. On gomme ainsi toutes ces décennies d’occupation israélienne, d’humiliation et d’attrition du peuple palestinien. Quelque réserve qu’on puisse entretenir à l’égard de cette organisation qu’est le Hamas, comment ignorer que cette action violente du 7 octobre s’inscrit dans une histoire de négation du peuple palestinien ? Je dis cela parce que le livre d’Alain Brossat me semble ouvrir à ce type d’élargissement (il en est question, d’ailleurs, aussi, dans le livre) : c’est encore la Colonie qui triomphe en ces temps, habillée, selon les besoins de l’époque, en « seule démocratie du Proche-Orient ». On retrouve, dans cette actualité tragique, des traits du cinéma colonial : les combattants du Hamas deviennent des bêtes sanguinaires (assimilation des Palestiniens à des animaux par un ministre israélien), les victimes israéliennes ont un visage et un nom, les victimes palestiniennes sont invisibilisées et anonymes, et le maître du récit est blanc, les journalistes palestiniens éliminés par l’armée israélienne étant considérés comme des propagandistes palestiniens, bref, des militants pro-Hamas, n’ayant de journalistes que le nom. Et, comme dans le cinéma colonial, les Occidentaux (l’image d’Israël comme rempart de l’Occident en milieu hostile) n’agissent que pour le bien de l’humanité : rendre possible l’affranchissement des Palestiniens de la tutelle dictatoriale du Hamas, leur rendre possible l’accès à une existence démocratique. Sans entrer dans une comptabilité morbide, on remarquera la disproportion entre morts israéliens et palestiniens, qui n’est pas sans rappeler la disproportion entre Indiens tués dans certains westerns (tombant de cheval, sans identité individuelle) et Blancs tués (avec la caméra s’attardant sur cette fin de vie, quelques mots éventuellement échangés avec les proches).

C’est peut-être dans les pages consacrées à « l’inconscient blanc de la démocratie occidentale » que le lien entre les dimensions cinématographique et politique, historique, se détecte de la manière la plus nette. Je voudrais en particulier évoquer cette notion d’« Universel boiteux » (p.141) dont parle l’auteur, à propos des révolutions américaine et française. En effet, ces révolutions s’autorisent d’une « présomption d’universalité », comme si elles s’adressaient à « l’humanité générique » (Ibid.), quand cet universel abstrait fonctionne en fait comme un trompe-l’œil : « Le genre humain ou bien l’Homme sans déterminations particulières au nom desquels les acteurs majeurs de ces révolutions parlent et agissent a bel et bien une couleur et leur intrinsèque blancheur est bel et bien leur impensé » (Ibid.). À cet égard, c’est la révolution haïtienne qui est en mesure de dessiner « une ligne de fuite hors de la captation de la figure de l’Universel associée à celle de l’Homme générique par un particulier – le Blanc européen ou d’origine européenne » (p.142). Là, enfin, l’esclave noir se trouvait en capacité d’exposer « sa pleine humanité et sa condition de majorité » (Ibid.), or, comme le montre Alain Brossat, la révolution haïtienne n’était pas prévue par « le Grand Narrateur blanc de la modernité politique » (Ibid.), raison pour laquelle le peuple haïtien a été continûment « puni pour avoir osé renverser le pouvoir blanc, vaincu les armées blanches, privé l’Europe des richesses extraites de la grande île » (p.143). C’est bien là qu’apparaît en toute évidence la question du narrateur, du point de vue selon lequel l’histoire est racontée. Une histoire des vaincus ne se gagne qu’à la condition de renverser les formes majeures du récit, c’est-à-dire qu’à la condition d’imposer un contre champ consistant – du cinéma au politique, la conséquence est bonne.

Alain Naze

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :