Qu’aurait dit mon grand-père de Gaza ?

Valentine Fell

paru dans lundimatin#408, le 18 décembre 2023

Dans ce texte saisissant Valentine Fell se remémore le rapport de son grand-père juif rescapé à sa propre judéité. Elle se glisse dans ce minuscule écart parfois infranchissable entre l’innommable de la Shoah et l’inassumable de la destruction de Gaza.

Je me souviens de son regard inquiet grossi par les verres de ses lunettes, de son poignet serré par le petit bracelet de cuir noir élimé d’une vieille montre dont il aimait remonter les aiguilles. Et si je ferme les yeux, j’entends encore sa voix rauque. Celle qu’ont les vieilles personnes souvent enrhumées. Régulièrement au cours des cinq années précédant sa disparition, nous avions pris l’habitude de déjeuner en tête à tête. Mon grand-père m’accueillait dans sa petite cuisine et je l’écoutais parler de son enfance boulevard Rochechouart. Au numéro 53 se trouvait l’appartement familial et quasiment en face, au 90, la boutique tenue par ses parents, tailleurs. Le magasin se composait d’une grande pièce comprenant un rayonnage où étaient rangés tous les coupons de tissu, un petit bureau et un salon d’essayage. Dans l’arrière-boutique une grande table servait tour à tour au travail, au repas et aux devoirs des trois enfants. Il avait 15 ans quand son père fixa à la vitrine un écriteau de 70 centimètres de long sur 40 de large. Dans un encadrement gris était écrit en majuscule : JUDISCHES GESCHAFT et juste en dessous en minuscule et en italique : Entreprise Juive. À l’école sa place était à présent au fond, avec les autres kids dont le manteau était estampillé. « Il fallait avoir du caractère pour ne pas aller se faire recenser », avait-il un jour grommelé, la tête baissée dans son assiette.

Je devais avoir à peine plus que son âge à cette période, quand un midi, alors que je passais la porte de chez lui il se décomposa. Ses joues flasques se gonflèrent, écarlates, explosèrent en un cri. « C’est quoi ça » hurla le vieil homme. À mon cou, scintillait l’or d’une Magen David que le désir d’appartenance irriguant l’adolescence, m’avait poussé à acheter. Robert avait eu beau décrire la terreur d’une époque, c’est à cet instant, dans son visage contrit qu’elle m’apparut en flash :

Robert 15 ans marchant le long du boulevard Rochechouart et accélérant le pas devant une affiche où l’on peut lire « il faut aussi balayer les JUIFS pour que notre maison soit propre », Robert 16 ans tendant ses faux papiers aux gendarmes patrouillant sur la route de Castaignos-Souslens, village entre les deux Zones, Robert 18 ans, sautant d’un train en route pour les camps de travail sous le regard tétanisé des autres prisonniers, Robert 19 ans signant pour faire supprimer officiellement son nom : Pinkowsky. Robert Pinchon travaillant sans relâche, économisant sans exception, car l’argent synonyme d’autonomie s’entendait aussi comme capacité à fuir.

Robert devenu papa, puis papi, criant sur sa petite fille dont le subjectif ne permettait pas de sentir ce que cette étoile renversait en lui.

Il avait fallu deux générations pour que son traumatisme s’estompe en histoire familiale. Pour que sa peur ne soit plus une émotion mais une multitude de souvenirs. Il avait fallu un signe pour que tout resurgisse d’un coup.

« L’homme est méchant par essence, l’individu est méchant. Foncièrement », répétait-il en servant nos bols de soupe tandis que j’ôtais de ma chaine le signe distinctif. « C’est préférable de ne pas dire ce qu’on est. D’ailleurs, on n’est rien de spécial. Simplement c’est préférable de ne pas donner l’occasion d’être vu comme ils aimeraient nous voir. À l’époque ils ne voulaient pas de nous, maintenant ce sont des musulmans dont ils ne veulent pas. On a cette chance-là, de pouvoir être invisible. » Incrédule, je déglutissais le liquide épais et chaud en le regardant se recomposer.

Qui étaient-ils ?

Il y a 2 mois, vendredi 28 octobre 2023, j’ai repensé à ce déjeuner avec feu mon grand-père. Allongée sur mon canapé j’appelais son fantôme mais sans réponse j’écrivis un message à ma mère, sa fille.

— Tu comprends toi ?
—  ?
— Qu’un peuple qui a été exterminé en massacre un autre ? ... J’ai honte.
— Parce que tu es israélienne ?
— Non mais qui sont les Israéliens ? Des descendants de la Shoah je crois. Comme moi.
— On en parlera … mais ne rentre pas dans les clivages simplistes. Nuance, nuance, nuance.
— Maman, regarde juste le live de l’AFP et l’horizon criblé de lignes orangées. Les gens de Gaza n’ont que la mer pour se noyer.
— Je ne peux pas.
— Il faut regarder les choses en face pour pouvoir les nuancer. On entend que les explosions au loin et la respiration du mec qui tourne de temps en temps la caméra pour cadrer là où ça crame le plus.

Il était bientôt une heure du matin. À Gaza, ils effaçaient des vies par centaines. Je m’endormis en entendant Robert souffler : « les Gazaouis meurent dans un couloir et ceux qui ne meurent pas, les observent disparaitre. » Dans le noir de la nuit, les corps tétanisés ingurgitent la Haine qui s’engouffre dans les maisons aux vitres explosées par les souffles d’air. Quel lendemain aux survivants ? Combien d’années faudra-t-il à ces âmes et à leur descendance pour qu’une confiance en l’Autre puisse de nouveau exister ?

Il y a quatre-vingts ans, en 1941, Robert avait écrit dans un petit carnet bleu, de la taille d’une poche arrière de jean : « Cinq mille ans d’expérience nous en ont donné la leçon, nous avons quitté Babylone, nous avons fui l’Égypte, nous nous sommes sauvés d’Espagne, nous sommes partis de Russie où nos mères cachées dans ces silos creusés en pleine terre, servant de réserve de glace en été, priaient pour échapper aux viols continuels perpétrés contre les juives. Et aujourd’hui, je m’en irai de la France que j’aime tant mais qui me lâche. OUI il faut partir. Pour cela, il faut abandonner Paris pour commencer, partir vers le sud soi-disant Zone Libre, il faut préparer le départ de la famille, direction Marseille, vers l’Espagne, et ensuite les États-Unis, l’Amérique. » C’est ma mère qui, pour donner suite à notre échange de la veille, m’en fait la lecture. Derrière ses lunettes, je reconnais l’inquiétude de son père. Les attaques du 7 octobre ont tiré du fond de sa chaire une peur ancestrale que lui chantaient ses parents. Eux-mêmes l’ayant entendu de leurs ancêtres et ceux-là, de leurs aïeux.

L’absence de condamnation des attaques du Hamas dans la bouche de certains représentants et la recrudescence des actes antisémites, semblent murmurer la fin d’une accalmie. Gagnée par la peur, sa vue s’oblitère, son champ de vision se réduit. Et dans l’obscurité, assourdie par la croyance d’une prédestination à l’errance et à la souffrance, elle s’accroche au fil des informations que nos médias généraux distillent. Un soir, elle regarde à la télé la libération des otages israéliens. « Et celle des palestiniens tu vas regarder », je lui demande. Elle ne répond pas mais ses yeux semblent dire : « Ce n’est pas pareil ». Sur l’écran, une mère serre son enfant, en respire tout l’être. Dans ses mains et contre son cœur, elle imprime la chair de sa chair. Elle en pleure bien sûr. Et les yeux de la mienne ne voient pas le soulagement de cette mère-ci comme celui de cette mère-là. C’est un autre récit qu’Ils font de ces retrouvailles.

En tournant les feuilles aussi fines que le papier à cigarette, du carnet de Robert, je découvre ses pensées les plus intimes et ses réflexions les plus banales. Dans un coin de page il y a une addition, un peu plus loin le nom de trois personnes « prises », le tout, en minuscule pour économiser au mieux ce dernier lieu d’expression. À cette époque, la loi empêchant la propagande antisémite ayant été abrogée, les journaux, affiches, expositions façonnaient sans complexe l’opinion publique en dégradant les Juifs. Les mesures appliquées sous l’Occupation par le gouvernement de Vichy quant à elles, leur interdisaient toute prise de parole. Rendue distinguable dans l’espace public, cette part de la population, support d’un discours fasciste indiscutable, était isolée dans les derniers wagons du métro, n’avait pas droit au téléphone ni d’entrer dans les commerces, sauf entre 15H et 16H, était soumise à un couvre-feu et révoquée des professions dites de la pensée. Réduits à une masse dans laquelle se confondaient toutes les singularités la composant, ces corps sans voix, ni âmes, devenaient déportables.

Plus de vingt mille civils gazaouis ont été assassinés par le Likoud en deux mois. Ils disent poursuivre la « dénazification » de la Bande de Gaza. Les mots n’ont-ils plus aucun sens ? Sur Tiktok un petit garçon qui fait la queue au moment de la trêve pour remplir un jerricane d’essence, s’exprime de façon plus censée que ces hommes. L’enfant dit : « j’ai cru qu’on allait mourir avant la pause. Maintenant je crois que je n’aurais jamais de fuel. » Dans la foule son corps se perd, ici les nôtres s’éloignent. La peur des uns, le désespoir et la rage des autres, sont trop vifs pour laisser une place à l’empathie. Ils en font leur jeu, nous simplifient en camps. Les politiques extrêmes arrosent chaque matin nos passions comme une plante verte, le sourire aux lèvres, grisés de voir que ça pousse. Sans doute sentent-ils approcher leur idéal d’un monde sans différence.

Mais supprime-t-on jamais totalement l’Autre ?

Ne plante-t-on pas seulement la terreur dans les corps ayant survécu au massacre et à la silenciation ? Cette terreur transmise aux enfants et aux enfants des enfants, justifiera toutes les attaques défensives à venir, nourrira toutes les politiques d’enfermement futures. Du repli à l’impossibilité d’empathie avec l’Autre, il n’y a qu’un pas.

Lorsque j’ai fait lire ce texte à ma mère avant de le soumettre elle m’a d’abord répondu être gênée par l’amalgame que je faisais, en disant avoir honte des actions commises par le gouvernement d’extrême droite israélien. Ainsi je me réduisais, et avec moi tous les Juifs et leur pluralité, à un camp. Spontanément je lui ai dit : « Mais toi quand le Hamas a attaqué, tu t’es indigné que les musulmans ne se lèvent pas pour dénoncer. Alors j’ai imaginé qu’il fallait qu’on s’indigne nous aussi maintenant que le Likoud dévaste tout. Il y a eu un moment de silence puis elle a murmuré : « J’ai eu tort … Personne ne devrait avoir honte à la place des fascistes pour leurs actions. Et encore moins sur la base d’une religion commune. Tu vois, il faut du temps, mais les avis bougent… » Puis on s’est demandé ce que Robert aurait dit du massacre là-bas et de ses répercussions ici. La peur gravée en lui aurait-elle troublé tout discours rationnel ou lui aurait-elle permis au contraire la plus grande compassion avec cette population qu’ils assassinent ?

Une chose dont ni elle ni moi ne doutions, c’est qu’il aurait été profondément soulagé d’avoir réussi à se rendre invisible.

Valentine Fell


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