Procès Tarnac, 2e semaine : Le phallus et le signe ascendant

Par Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#139, le 26 mars 2018

« La révolution par excellence est celle de l’esprit, issue de la conviction intellectuelle qu’il est indispensable de changer les attitudes mentales et les valeurs qui façonnent le cours du développement d’une nation. Une révolution qui ne vise qu’à changer la politique officielle et les institutions en vue d’améliorer les conditions matérielles a peu de chances d’aboutir à un réel succès. Sans une révolution de l’esprit, les forces qui ont produit les iniquités de l’ordre ancien continueront de prévaloir, en faisant peser une menace constante sur le processus de la réforme et de la régénération. »

Aung San Suu Kyi, Discours du 9 juillet 1990

Préambule

Il semble avoir été beaucoup question, durant la première semaine du procès Tarnac [1], non seulement de faits concernant la nuit du 7 au 8 novembre 2008, nuit des sabotages, mais également de la construction du « groupe de Tarnac » par les services de renseignement français, ces derniers s’étant appuyés pour une part sur leurs propres observations, pour une autre sur les informations provenant de sources étrangères, nord-américaines et anglaises, et notamment d’un singulier agent anglais infiltré dans les milieux dits « anarcho-autonomes ». Cette entrée en matière annonçait la couleur : bien que le « groupe de Tarnac » ne soit plus considéré comme une organisation terroriste (mais comme une association de malfaiteurs), le tribunal n’entendait pas écarter d’un revers de main ce premier versant du dossier, à savoir le prétendu versant « terroriste ». Il s’est agi, au contraire, de reprendre les choses à leur source, en amont, afin d’avoir une vue d’ensemble d’une procédure judiciaire entamée il y a dix ans et de pouvoir en suivre le fil.

Madame le juge Corinne Goetzmann démontrait, ce faisant, qu’elle entendait présider dans le sens de la hauteur, ou de ce qu’André Breton, sur la base d’un apologue japonais, appelle le signe ascendant  : à un jeune disciple qui lui présentait un haiku de sa composition, « Une libellule, enlevez-lui les ailes, un piment », le maître corrigea, sévère : « Un piment, mettez-lui des ailes, une libellule ». Au regard du livre de Breton, il y a toutefois une différence, à savoir que ce n’est pas un homme, poète français ou japonais, qui en l’occurrence s’évertue à distinguer entre un phallus et un signe ascendant, c’est une femme, madame le juge, accompagnée de deux autres femmes, les deux juges assesseurs [2]. Et cela rend ce procès encore plus captivant.

L’arme du crime

Le mardi 20 mars, 5e jour d’audience, il fut question d’objets trouvés dans la Marne. Comme vous le savez, dans un crime, il y a la victime, en l’occurrence la SNCF ; un mobile, en l’occurrence, selon la Cour de cassation, un mobile non terroriste ; la scène, en l’occurrence un coin de rail perdu dans grande banlieue parisienne ; enfin une arme, en l’occurrence deux tuyaux scotchés l’un à l’autre de manière à composer une perche pouvant atteindre la caténaire où déposer un crochet. Car l’arme du crime n’est pas le crochet mais la perche, le crochet étant à la perche ce qu’est la balle au fusil. Or, les policiers de la SDAT ont retrouvé l’arme du crime en mars 2010 : un ticket de caisse a attesté que deux tuyaux ont été acheté dans un Bricorama se trouvant sur le passage de Coupat et Lévy lors de leur folle équipée du 7 novembre 2008, et des fonctionnaires de la DCRI les ont vu, au petit matin du 8 novembre, s’arrêter près d’un pont donnant sur la Marne ; le temps de recouper les faits, et en mars 2010, des hommes grenouilles fouillent à trois reprises le fond de la Marne à cet endroit précis. C’est ainsi qu’ils retrouvent les tuyaux, l’arme du crime.

Le problème soulevé par l’avocate de madame Yldune Lévy, Me Marie Dosé, c’est qu’entre novembre 2008 et mars 2010 il s’est écoulé 16 mois et qu’entre-temps il y a eu des crues, des draguages, des mises en chômage de la Marne, comme l’atteste son enquête, et qu’il est donc fort surprenant qu’on puisse retrouver en mars 2010 deux tuyaux jetés à cet endroit en novembre 2008 ; Me Jérémy Assous, avocat des sept autres inculpés, renchérit : soulevant l’un des tuyaux avec un seul doigt, il démontre par là même au tribunal soit qu’il est redoutablement costaud, soit que de tels tuyaux jetés au fond de la Marne s’envoleraient à la première crue ; le procureur, monsieur Olivier Christen, jusque-là impassible, tantôt observant la salle à distance, comme si un univers étoilé le séparait du commun des mortels, tantôt tapotant sur son téléphone, redescend soudain sur Terre, objectant que la Marne n’est pas l’océan Atlantique (ce ne sont peut-être pas ses mots, mais c’est l’idée) ; c’est alors au tour de Me Jean-Christophe Tymoczko, second avocat de madame Lévy, d’intervenir, citant le procès-verbal d’un homme-grenouille qui a fouillé la Marne lors d’une première plongée infructueuse, et dans lequel le fonctionnaire de police explique que même lesté, le courant est trop fort pour qu’il puisse s’immobiliser dans le périmètre des recherches. Si donc un homme-grenouille de la police ne parvient pas à s’immobiliser en raison du courant de la Marne, même lesté, ce n’est sans doute pas encore l’océan Atlantique, mais on se demande bien comment deux tuyaux aussi lourd qu’un amas de plume ont pu y parvenir durant 16 mois et plusieurs crues, ainsi que des draguages. Il n’empêche, les faits sont là : deux jours après cette plongée infructueuse, une fois la crue apaisée, un homme-grenouille découvre l’arme du crime au fond de la Marne. Son procès-verbal manque, je crois avoir compris, au dossier, mais les tuyaux sont présents dans la salle du tribunal, en chair et en os. C’est donc que quelqu’un a acheté ces tuyaux, puis les a jetés dans la Marne, où ils ont été retrouvés, à l’endroit précis où, 16 mois auparavant, au petit matin du 8 novembre 2008, des agents de la DCRI ont vu le véhicule de Coupat et Lévy s’arrêter, puis repartir quelques instants après.

Il y a donc un crime, un mobile, une arme et des coupables, vraisemblablement deux, sinon huit. Quel argument reste-t-il à la défense, dès lors, sinon remettre en cause la parole des policiers ? Aux 6e et 7e jour d’audience, c’était justement au tour des policiers de la SDAT de témoigner. Et ils entendaient bien rétablir leur honneur, si longtemps sali par les vicieux stratagèmes de la défense et une presse acquise à la cause des anarcho-autonomes. Mais auparavant, restait encore l’après-midi du mardi 20 mars.

Le témoin « T42 »

Lors du 5e jour d’audience, il a aussi été beaucoup question de T42, qui fut très longtemps la pièce maîtresse du versant « terroriste » de l’affaire. T42, c’est un témoin anonyme numéroté 42, non pas qu’il fût le 42e témoin anonyme dans cette affaire, mais parce que la règle est d’associer successivement les témoins anonymes de différentes affaires : leur anonymat ayant une raison, chacun de ces témoins sont regroupés dans un même ensemble et numérotés à la suite les uns des autres. Et pour ce qui nous concerne, T42, c’est donc le témoin anonyme, celui qui a déclaré à la police, quelques jours après les arrestations du 11 novembre 2008, que ce groupe était composé de dangereux terroristes anarcho-autonomes, prêts à en découdre, à poser des bombes, à tuer.

Pour comprendre l’importance capitale de T42, il faut avoir à l’esprit le fil des événements ayant conduit aux arrestations du 11 novembre 2008. La SDAT, la section anti-terroriste de la Police Judicaire, instruite par la DCRI, le service des renseignements, avait un dossier sur le groupe de Tarnac, qu’elle observait de très près ; elle avait notamment pu constater de ses propres yeux que des membres de ce groupe, menés par son chef, Julien Coupat, avaient orchestré des violences lors du sommet de Vichy les 3 et 4 novembre 2008 ; elle savait en outre qu’auparavant, en janvier 2008, Julien Coupat et Yldune Lévy avaient voyagé au Canada, puis franchit clandestinement la frontière vers les Etats-Unis, où ils avaient rencontré d’autres activistes anarcho-autonomes. La SDAT savait donc que c’était une organisation violente, avec des connexions internationales, et qu’en outre Coupat et Lévy étaient passés maîtres en contre-filature : pour se rendre aux Etats-Unis, ils voyagent au Canada, d’où ils passent clandestinement la frontière pour gagner New-York, incognitos. C’est ce qu’on appelle, dans le jargon policier, une « mesure de contre-filature » : pour vous rendre depuis un point X à un point Y, vous empruntez des chemins détournés, passant par W et Z, avant d’atteindre le point Y. Et à l’évidence, des personnes qui procèdent ainsi pour se déplacer d’un point X à un point Y sont des personnes ayant manifestement le souci d’agir, au point Y, à l’abri des regards de la police. La SDAT savait enfin que la bande à Coupat envisageait de passer à l’action sur le territoire français, suivant les instructions du livre L’insurrection qui vient : bloquer les voies de communication, singulièrement ferroviaires, en vue d’engendrer le chaos. Le 8 novembre 2008 au matin, c’était désormais avéré, puisqu’au moins deux fonctionnaires de la SDAT, T2 et T3, se trouvaient sur les lieux du crime, postés en observation, lorsque Coupat et Lévy ont saboté la ligne de chemin de fer, cette nuit-là.

Il manquait pourtant encore un élément crucial dans ce dossier. En effet, pour que des militants internationalistes, certes un peu agités lors d’un sommet des ministres européens de la police à Vichy, et très vraisemblablement mêlés à l’écriture d’un livre appelant à l’insurrection, deviennent des terroristes passibles de vingt ans de prison, il fallait en outre une preuve de leur détermination criminelle. Car, interrompre délibérément la circulation d’un train, en sabotant une ligne, c’est bien une infraction au code pénal, répréhensible par la loi et passible de la correctionnelle, mais ce n’est pas encore un acte de terrorisme, dès lors que cela vise à immobiliser un train, et non à menacer la sécurité des personnes ou la sûreté de l’Etat. Il fallait donc apporter la preuve que leurs intentions étaient criminelles, portant atteinte soit à la sécurité des personnes, soit à la sûreté de l’Etat. Et c’est donc précisément la preuve qu’apportait T42 : ces gens-là sont prêts à tuer, expliquait-il aux policiers de la SDAT, dans son témoignage anonyme. Il les avait entendu exposer leurs objectifs, leur philosophie, il les savait sans état d’âme.

Le masque tombe

Le problème est que l’identité de ce témoin anonyme, au fil des semaines, commença de transparaître, si bien qu’on finit par savoir que c’est un dénommé monsieur Bourgeois, berger de son état, habitant non loin de Tarnac et mêlé à d’étranges affaires : on aurait tué ses chèvres ; il aurait reçu des lettres anonymes le menaçant lui et sa fille ; des experts auraient établi qu’il est lui-même l’auteur de ces lettres anonymes… Qui est donc ce berger, convaincu que les habitants de la ferme du Goutailloux sont les membres d’une organisation terroriste, bientôt appelée le « groupe de Tarnac » ?

À ce moment des débats, Julien Coupat et Mathieu Burnel se sont lancés dans une sorte de discussion talmudique : Burnel soutient que T42 est un mythomane, rien de plus ; Coupat soutient qu’il est manipulé par la police. Disons que, à l’image d’un enseignement du Talmud, les paroles de l’un et l’autre sont également vraies : Burnel a raison, ce berger est manifestement malade, puisqu’il s’écrit des lettres anonymes menaçant de violer sa propre fille ; Coupat a raison, puisque le témoignage de T42, dès lors qu’on lui accorde le statut de preuve, devient une manipulation policière. En réunissant les opinions de l’un et l’autre, on comprend en effet que ce monsieur, nommé Bourgeois comme le juge de Jeanne se nommait Cauchon, qui s’est affublé d’un tatouage marqué « rédemption » sur le torse, qui cherche à fréquenter les milieux anarcho-autonomes, n’y parvient pas, puis quand l’occasion se présente les dénonce anonymement à la police, comme rattrapé par son nom, à l’image de l’assassin acquitté de Jaurès, Raoul Villain, est un grand malade, et que donc pour recevoir son témoignage comme une parole d’évangile, il fallait avoir d’ores et déjà acquis une conviction inébranlable.

Autrement dit, le juge d’instruction monsieur Fragnolli, le procureur de l’époque monsieur Marin et les policiers de la SDAT étaient déjà intimement convaincus que la bande à Coupat représentait une menace « terroriste », mais pour que leur conviction acquiert une valeur juridique, il leur fallait une preuve, un fait, une lettre. C’est ainsi devenu, à leurs yeux, une question strictement procédurale : il manque un papier. Et de fait, si l’identité de T42 n’avait pas été révélée, la conviction du juge d’instruction, du procureur et des fonctionnaires de la SDAT aurait acquis juridiquement, grâce à ce papier, le statut de preuve, sinon de révélation. Et la vérité, du moins leur vérité l’emportait, puisque l’entreprise terroriste était désormais prouvée par le témoignage de T42. Ainsi s’ouvrait le chemin des Assises, les inculpés encourant une peine de vingt ans de prison, de quoi refroidir leurs ardeurs.

Hélas, l’identité de T42 fut bientôt révélée par la presse. Et peu à peu, lentement mais sûrement, aux yeux de tous, son témoignage s’avéra peu fiable, sinon pathologique - aux yeux de tous, sauf du Parquet, qui insista : son témoignage sous anonymat est parfaitement fiable, puisqu’il parle alors sans crainte de représailles et spontanément. Le Parquet fit donc appel, mais la Cour de cassation ne voulut rien savoir : T42 n’est pas fiable, cela ne peut servir de preuve et conséquemment, jusqu’à nouvel ordre, nous avons affaire à d’agités militants internationalistes accusés d’avoir posé un crochet sur un fil à haute tension pour empêcher le passage d’un train, mais non à des terroristes passibles de vingt ans de prison aux Assises. L’argument fut mis en forme autrement par les magistrats de la Cour de cassation, mais c’est tout de même l’idée, tout le monde l’a compris. La forme procédurale l’emportait finalement sur la conviction.

Du fait de l’abandon de la charge « terroriste », l’affaire Tarnac est donc jugée en Correctionnelle. Et une fois refermé le dossier T42, ce mardi 20 mars, 5e jour d’audience, nous en avions apparemment fini avec le versant « terroriste » de l’affaire. Or, le juge d’instruction Fragnolli, les policiers de la SDAT et le Parquet ont beau avoir été recadrés sur ce premier versant, n’en reste pas moins l’autre versant, celui de la dégradation de biens public avec association de malfaiteurs. Car, comme l’a dit le chef des policiers à l’audience du mercredi 21 mars : « les faits sont têtus ».

Un homme inébranlable

Depuis des années, la presse s’est faite l’écho des incohérences factuelles et procédurales de l’instruction, et notamment du procès-verbal rendant compte des événements de la nuit du 7 au 8 novembre 2008. C’était maintenant au tour des policiers de donner leur version des faits, après avoir été si longtemps ridiculisés par les uns et les autres. Dès qu’il entra en scène, on comprit que la récréation était finie. « Monsieur Gardon, a souligné la présidente, se présente spontanément au tribunal, il n’y est pas convoqué ». À l’époque des faits, il était le chef de la section anti-terroriste chargée, entre autres dossiers, du groupe de Tarnac. Car les fonctionnaires de la SDAT travaillent sur différents dossiers, et ils travaillent durs, dévoués jours et nuits à la sécurité et au bien-être des habitants de ce pays. Ils sont « courageux et modestes », a expliqué le chef des policiers au tribunal.

Et en effet, alors qu’on avait tant moqué le travail des policiers de la SDAT chargés du dossier « Tarnac », leur chef, pendant plus de quatre heures, a remis les pendules à l’heure : monsieur Coupat et d’autres membres de son groupe ont été repérés par les services de renseignement comme potentiellement dangereux pour l’ordre public, la sûreté de l’Etat et la sécurité des personnes ; ils ont fait l’objet d’une surveillance rapprochée par les fonctionnaires de la SDAT, notamment à Vichy lors du sommet des 3 et 4 novembre 2008, où des manifestations ont été émaillées de violence ; monsieur Coupat et madame Lévy ont été l’objet d’une filature dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, lors de laquelle ils ont été vus, entre 4h00 et 4h20, à proximité immédiate de l’endroit où fut constaté, à 5h10, les effets de ce qui allait s’avérer être un crochet posé sur une caténaire. Tels sont les faits, et ils sont têtus.

Un à un, les avocats de la défense se sont heurtés aux réponses simples, précises, factuelles, du chef des policiers de la SDAT, qui n’a pas tremblé une seule seconde durant quatre heures. Avec la maîtrise d’un énarque et la cohérence d’un polytechnicien, il a écarté un à un les assaillants puis, faute de combattant, il a quitté l’arène, auréolé de gloire. Il est indéniable, en effet, qu’envisagé sous un jour phallique, il a donné une leçon à chacun des avocats de la défense, pas moins de quatre, les deux avocats des sept inculpés et les deux avocats de la huitième. La défense n’était pas glorieuse cet après-midi-là. Les souris, après avoir dansé, allaient-elles regagner leur trou ?

Puis, à la suite de leur chef, vinrent les témoignages de T1, T2, T3, T4, T5, les cinq policiers de la SDAT (dont l’identité a été gardée secrète, au moyen d’une audience vidéo, visage caché et voix modifiée) qui étaient en fonction la nuit de la filature, du 7 au 8 novembre 2008. Cela occupa les audiences de mercredi 21 et jeudi 22 mars, 6e et 7e jour. Le vendredi, 8e jour d’audience, était prévu un voyage organisé sur les lieux du sabotage. Ayant mon article à écrire avant lundi matin, j’ai séché le pique-nique sur la Marne. Je n’en dirai donc rien. Je m’en tiendrai à ce à quoi j’ai assisté physiquement, c’est-à-dire aux témoignages des policiers de la SDAT. Et c’est leur version de l’histoire que je voudrais maintenant restituer, pour tâcher de bien comprendre ce que représentait à leurs yeux le « groupe de Tarnac », et pourquoi ils tenaient tant à placer ses membres supposés en détention, le plus longtemps possible.

Le train Castor

Repéré par les services de renseignement (la DCRI), le groupe de Tarnac est placé dans l’orbite de la SDAT, qui les surveille de près. Depuis l’après-midi du 7 au matin du 8 novembre 2008, Coupat et Lévy sont pris en filature et sont vus à 4h du matin là où le crochet est constaté une heure plus tard ; un ticket de caisse avère bien longtemps après que des tuyaux pouvant servir à placer ce crochet ont été achetées dans un Bricorama l’après-midi du 7 novembre, non loin d’un lieu où Coupat et Lévy sont passés ce jour-là ; la perquisition des affaires de monsieur Coupat a révélé en outre une liste d’achats à faire, « gants isolants 250 000 volts », « lampe frontale », « tuyaux », ainsi qu’un livre allemand dans lequel figure la photographie d’un crochet et des explications sur la manière de le fabriquer et de l’utiliser afin d’arrêter ou entraver la circulation des trains, et aussi le plan d’une ville en Allemagne avec une croix sur une ligne de chemin de fer, d’où aurait été opéré, un jour quelconque, le transvasement de la cargaison nucléaire d’un train castor à un camion ; enfin, il a également été saisi « deux gilets pare-balle » et la recette de fabrication d’un « cocktail molotov », sans oublier le livre L’insurrection qui vient. Bref, les indices sont convergents : la pose d’un crochet sur une ligne de haute tension est une préoccupation avérée de cette organisation potentiellement terroriste dite « groupe de Tarnac », ou à tout le moins de son chef. Or, dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, un train Castor (transportant des déchets nucléaires) passait de la France à l’Allemagne [3].

A l’évidence, donc, Coupat et Lévy, que la justice les considère comme des « terroristes » ou pas, ont placé le crochet, à cet endroit, dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, entre 4h00 et 4h20 du matin. Quant au reste, les erreurs, les imprécisions, les maladresses commises dans la rédaction des procès-verbaux (maladresses si bien montées en épingle par la presse), ce sont les aléas du travail des policiers, lorsqu’après des dizaines d’heures de travail continu, il faut rédiger ses notes et donner, à Levallois, une forme procédurale au travail de terrain, avant de repartir aussitôt sur les routes de France, Vichy, Tarnac, etc. La présidente du tribunal a toutefois fait remarquer à monsieur Gardon qu’il est singulier qu’un fonctionnaire de police signe seul un procès-verbal attestant de faits qu’un autre que lui a observé. Car dans ce dossier, les procès-verbaux ont la particularité d’être signé par un policier X, bien qu’il y soit aussi beaucoup question de faits observés par un policier Y, qui lui pourtant ne signe pas le P.V., et dont parfois l’identité est couverte par le « secret défense ». Le chef de la SDAT a répondu que c’était la coutume, et les policiers T1, T2, T3, T4, T5 ont confirmé. Les conditions de travail dans la police sont telles qu’on est contraint de procéder ainsi : un policier recoupe et synthétise les observations de ses collègues, généralement de la SDAT, mais parfois aussi de la DCRI. La présidente du tribunal s’en est étonnée. Le policier s’est étonné qu’elle s’en étonne.

La difficulté qui ressort cependant des témoignages successifs du chef, puis de T1, T2, T3, T4, T5, soit les six policiers de la SDAT entendus par le tribunal, c’est qu’il est parfois question d’une filature cette nuit-là parce qu’est prévu le passage d’un train Castor et qu’on craint une action anti-nucléaire, parfois d’une filature sans idée préconçue, juste pour surveiller Coupat, le chef d’une bande anarcho-autonome. C’est une sorte de fêlure dans la version policière des faits. On peut cependant la résorber en concluant que le chef des policiers de la SDAT, monsieur Gardon, a dans l’esprit le train Castor, puis que l’information est partiellement parvenue à l’un d’eux, T2, qui concède avoir entendu parler d’un train Castor, mais sans plus, enfin que l’information s’est égarée, puisque certains des collègues entendus témoignent qu’ils n’en savaient rien, pas plus qu’ils ne connaissaient vraiment l’idéologie des anarcho-autonomes français, des écologistes allemands ou des séparatistes basques. On leur avait demandé de prendre Coupat en filature, ils ont fait leur travail, c’est tout. Cela explique pourquoi, entre 4h20 et 5h10, lorsque les policiers de la SDAT inspectent la voie de chemin de fer après le passage de Coupat et Lévy, ils ne songent pas à regarder en haut, sur la caténaire où est placé le crochet, se contentant de regarder en bas, sur les rails. Ce n’est pas qu’ils regardaient le doigt au lieu de la lune, c’est que l’information n’était pas parvenue jusqu’à eux : les policiers de la SDAT, T1, T2, T3, T4, T5, ignoraient tout du procédé du crochet, des écologistes allemands, du transport des déchets nucléaires, tout juste l’un d’entre eux, T2, avait-il vaguement entendu parler du passage d’un train Castor cette nuit-là. Leur chef, monsieur Gardon, n’avait donc pas jugé nécessaire de leur faire un topo à ce sujet : le train Castor. Cela va les distraire, a-t-il sans doute pensé. Du reste, lui-même, étendu sur sa couche, était peut-être songeur…

Le retour du refoulé

L’idée, dans ce compte-rendu de la deuxième semaine du procès, est de nous en tenir à la procédure judiciaire, puisque l’enjeu, aux yeux du tribunal, n’est pas d’apprécier la fiabilité du traitement des déchets nucléaires, ni de disserter sur l’avenir de la France ou de l’humanité, il est de juger si Coupat et Lévy sont coupables de dégradations de biens publics, éventuellement en association avec les six autres inculpés. Il est cependant clair que la diversité des versions policières sur la question de savoir si le groupe de Tarnac est lié à la mouvance anti-nucléaire signale le problème qui s’est posé, lors de l’instruction de l’affaire, au juge monsieur Fragnolli, au procureur monsieur Marin et aux policiers de la SDAT : en Europe, le mouvement écologiste est ascendant et populaire, et par conséquent qualifier de « terroristes » des militants écologistes, ou tout simplement humanistes, qui dénoncent les conditions de transport et de stockage de déchets nucléaires ultra-dangereux, non seulement pour nous mais pour les générations à venir, quand bien même ils seraient agités et poseraient des crochets, cela risque d’être impopulaire et pire, de soulever un coin du voile sur ce vaste sujet qu’est le nucléaire, l’état des usines, la sécurité du transport de matières hautement radioactives et de leur stockage. L’observation du chef des policiers de la SDAT monsieur Gardon, au sujet du train Castor, nous reconduit donc au premier versant de l’affaire, dit « terroriste », la question étant : la conviction que la bande à Coupat est une organisation terroriste, est-ce que cela exprime la conviction qu’ils sont prêts à fabriquer et poser des bombes ? Ou est-ce que cela exprime la conviction qu’ils sont prêts à poser des crochets afin de protester contre le traitement des déchets nucléaires, et que la pose d’un tel crochet mérite la Cour d’assises ?

L’ancien juge d’instruction monsieur Fragnolli ne pouvant témoigner à l’audience, il fallut s’en tenir au témoignage du chef des policiers de la SDAT, lequel, d’une part rappela le passage d’un train Castor dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, d’autre part expliqua qu’il estimait jusqu’à aujourd’hui que le témoignage de T42 est fiable, parce que c’est alors que monsieur Bourgeois aurait dit, spontanément, ce qu’il sait : ces gens sont prêts à poser des bombes, à tuer. Cela peut vous paraître contradictoire, puisque de prime abord, c’est de deux choses l’une : ou bien l’action du groupe de Tarnac dans la nuit du 7 au 8 novembre est liée à la mouvance écologiste, ou bien elle est liée à la mouvance terroriste (islamiste, séparatiste ou anarcho-autonome). Dans l’esprit du policier de la SDAT, c’est pourtant parfaitement logique : des militants écologistes qui aujourd’hui posent des crochets, demain poseront des bombes nucléaires. C’est sa conviction. Disons qu’à ses yeux, la pose d’un crochet est la version édulcorée d’une attaque à la bombe. Et concédons que c’est une question d’interprétation.

Mais comme expliqué ci-dessus, la conviction du juge d’instruction Fragnolli et des policiers de la SDAT n’a pas obtenu l’aval de la justice. Le témoignage de T42 fut jeté aux oubliettes. « Et pourtant elle tourne », lâcha le chef de la SDAT, devant le tribunal, mercredi 21 mars 2018. Et certes, nous lui accordons volontiers ce point : la Terre tourne. Examinons maintenant si la version policière, à lui accorder le maximum de crédit, tourne, elle aussi. Il va falloir entrer dans certains détails, mais rassurez-vous, on ne perdra pas le fil.

La vérité, rien que la vérité, toute la vérité

Depuis l’après-midi du 7 novembre jusqu’au petit matin du 8 novembre 2008, monsieur Coupat et madame Lévy sont pris en filature par cinq policiers de la SDAT, T1, T2, T3, T4, T5, assistés par une douzaine de fonctionnaires de la DCRI. L’après-midi manquant d’action, je passe directement au début de soirée : Coupat et Lévy mangent dans une pizzeria aux alentours de 21h. Ils jettent quelque chose dans une poubelle (dans laquelle, au petit matin, les policiers retrouveront les emballages d’une lampe frontale), puis ils repartent dans la Mercedes du papa de Julien, qui a prêté aux enfants sa voiture. Coupat père n’ayant pas été poursuivi pour complicité de terrorisme, à la différence de celui qui a logé les assassins du 13 novembre 2015, les policiers ont donc jugé qu’il ignorait les raisons de cette virée nocturne. Du reste, les policiers de la SDAT qui participent à la filature, T1, T2, T3, T4, T5, à les entendre, n’en savent guère plus que le papa, sinon que Julien est le chef d’une bande anarcho-autonome à surveiller de près, parce que potentiellement terroriste. (Seul le chef des policiers de la SDAT, je l’ai souligné, avait distinctement à l’esprit le passage cette nuit-là d’un train Castor, mais lui n’est pas sur le terrain, il est à la maison, il se repose). Après l’épisode de la pizzeria, la filature se poursuit. Et jusqu’aux environs de minuit, à en croire le témoignage des policiers, Coupat, qui conduit la Mercedes, effectue délibérément des mesures de contre-filature, faisant sans cesse demi-tour, s’arrêtant, repartant, tout cela en pleine nuit, sur des routes nationales et départementales, dans la grande banlieue, apparemment sans autre dessein que de mettre en échec d’éventuels poursuivants. Est-il paranoïaque, ce Julien Coupat, ou a-t-il, cette nuit-là, une idée derrière la tête ? Nous avons obtenu très peu d’informations concernant les probables discussions talmudiques entre les agents de la SDAT et de la DCRI sur ce point : Coupat est-il paranoïaque ou bien, manipulé par l’idéologie anarcho-autonome, prépare-t-il un attentat à la bombe ?

C’est à ce sujet que l’accusation et la défense se disputent. Les avocats de Coupat et Lévy arguent que des gens qui se savent pris en filature par la police ne vont pas commettre leur forfait cette nuit-là. Et c’est un argument de poids : si vous vous savez surveillés par l’inspection des impôts, vous n’allez pas planquer votre magot à ce moment-là, sous leur nez, vous allez attendre patiemment votre heure. Mais à cela, les policiers rétorquent, et c’est tout aussi bien fondé : Coupat et Lévy ignoraient qu’ils étaient pris dans les mailles d’un dispositif de filature, sans quoi ils n’auraient pas commis leur sabotage cette nuit-là. Mais en ce cas, demanderez-vous, pourquoi procéder durant des heures à des mesures de contre-filature ? Elémentaire : Coupat et Lévy souhaitaient s’assurer qu’ils n’étaient pas filés, et la quinzaine de policiers de la SDAT et de la DCRI, plus fins tacticiens que leur gibier, ont déjoué toutes les mesures de contre-filature.

Après avoir donc procédé à un certain nombre de tours et détours en grande banlieue, Coupat et Lévy garent leur Mercedes au bord d’une route nationale, où ils s’immobilisent de 23h40 à 3h30. Il était écrit 3h50 sur le P.V. initial des policiers de la SDAT, ce qui a fait couler beaucoup d’encre puisque cela compromettait la suite de la version policière, le temps n’étant pas suffisamment long pour gagner le point X à 4h, mais nous savons aujourd’hui que c’est une erreur de retranscription, un 3 ayant été confondu avec un 5, ce qui est certes regrettable mais compréhensible. (La fatigue, la surcharge de travail, l’urgence, la confusion possible entre un 3 et un 5 lors de la rédaction du P.V., etc.). De 23h40 à 3h30, donc, garés au bord d’une route nationale, Coupat et Lévy font Dieu sait quoi dans leur Mercedes, mais en tout état de cause, ils y passent près de quatre heures. Et forcément, les policiers de la SDAT, ainsi que ceux de la DCRI, pendant ce temps, n’ont rien d’autre à faire, dans leur voiture respective, qu’attendre. C’est le quotidien d’une surveillance : pendant que d’autres citoyens dorment auprès de leur épouse, eux surveillent, en compagnie d’un collègue, des individus suspectés de terrorisme dans une voiture, au bord d’une route de la grande banlieue parisienne, la nuit, durant près de quatre heures. C’est un temps mort. C’est long, mais être un fin limier, c’est savoir s’armer de patience, procéder avec méthode, attendre le moment opportun et alors seulement porter le coup fatal. Reste que pour l’heure, donc, rien d‘autre à faire qu’attendre.

Puis, à 3h30, la Mercedes occupée par Coupat et Lévy repart. L’action reprend. La Mercedes, cette fois, roule droit vers un point X. Coupat ne craint apparemment plus d’être pris en filature. Il atteint à 4h00 un coin de rase campagne, prend un chemin de traverse où il s’arrête, tout feu éteint. Où sommes-nous ? Distingue-t-on une voie ferrée ? Les policiers de la SDAT T2 et T3 arrivent aussitôt sur les lieux, immobilisent leur véhicule à distance raisonnable de leur cible, derrière un talus, de manière à n’être pas repéré par les deux terroristes potentiels qui, comme on l’a vu, craignaient auparavant d’être pris en filature. L’un des deux policiers, T2, le conducteur, sort de la voiture, grimpe en haut du talus muni d’une caméra thermique. Il identifie la Mercedes, puis regagne la voiture. A 4h20, Coupat et Lévy quittent les lieux. Les deux fonctionnaires de la SDAT, eux, s’interrogent : quelle est la raison de cet arrêt de vingt minutes en rase campagne ? Ils décident de jeter un œil sur les voies ferrées, car ils s’avèrent, approchant les lieux, qu’on se trouve à proximité d’une voie ferrée. Le train balaie passe à 5h10 et manque de peu d’écraser les policiers inspectant les voies au péril de leur vie. Le crochet, à cet endroit précis, sera constaté bien plus tard. Les policiers n’ont vu, eux, qu’un arc électrique au moment du passage du train et entendu un bruit sourd, mais en revanche ils n’ont pas vu le crochet, n’ayant pas regardé en haut, mais en bas.

L’information relative au passage du train Castor et au procédé du crochet, ont-ils expliqué, n’était pas parvenue jusqu’à eux. Ils étaient alors sur la piste anarcho-autonome : projet d’action violente en vue de semer le chaos, d’attenter à la sûreté de l’Etat et à la sécurité des personnes, au moyen, par exemple, d’un attentat à la bombe. L’un des policiers de la SDAT, expliquant pourquoi ils inspectaient les rails, et non la caténaire, a même évoqué, comme « élément d’ambiance » de cette filature de la nuit du 7 au 8 novembre 2008, l’explosion de l’usine chimique AZF. (A Toulouse, le 21 septembre 2001, l’explosion d’un stock de nitrate d’ammonium a tué 31 personnes et en a blessé 2500 autres. Accident ou attentat ? Cela n’a jamais été très clair…). Les policiers n’avaient donc pas à l’esprit le crochet des écologistes allemands, mais bien la bombe des anarcho-autonomes français.

Le chef des policiers de la SDAT, qui lui n’a pas participé à la filature, s’en tient aux faits, tous les faits, rien que les faits. Les bornes téléphoniques le prouvent : l’agent T2 et son co-équipier T3 étaient à l’endroit du sabotage dans la nuit du 8 novembre 2008, et il est avéré qu’à 5h23 et 49 secondes T2 a joint par téléphone monsieur Gardon, son chef, qu’il a probablement réveillé, pour l’informer de la situation : T2 a vu distinctement, à l’aide d’une caméra thermique, la Mercedes occupée par Coupat et Lévy s’immobiliser, tout feu, éteint, entre 4h et 4h20, à proximité immédiate du lieu où sera constaté plus tard le sabotage. Il ne les a pas vu sortir de la voiture, en retirer deux grands tubes, les scotcher ensemble avec du sparadrap pour en faire une perche, à l’aide de laquelle placer le crochet sur le fil à haute tension, mais il les bien a vus à cet endroit précis, entre 4h00 et 4h20, ou à tout le moins la Mercedes qu’ils occupaient. C’est le témoignage concordant des policiers T2 et T3. Et ce sont des policiers qui prêtent serment devant un tribunal. Et comme l’a souligné monsieur le procureur Christen, avec pertinence, personne, jusque-là, ne leur a jamais reproché de manquer d’intégrité dans l’exercice de leur fonction. Que voulez-vous de plus ? Tel est l’essentiel de la version policière. Son ossature. Son noyau. Sa couronne. Le problème, c’est que si cette version couronne l’intégrité de la SDAT et l’intelligence de son travail de filature, elle la couronne tout de même d’une bien étrange manière. Pour en prendre toute la mesure, reprenons une fois encore le fil des événements de la nuit.

Petite leçon de matérialisme historique

Les policiers de la SDAT, associés à des fonctionnaires de la DCRI, soit en tout une quinzaine de policiers, passent une douzaine d’heures, depuis l’après-midi du 7 jusqu’au petit matin du 8 novembre 2008, à prendre en filature Coupat et Lévy, deux individus susceptibles de sombrer dans le terrorisme, ; ils observent que les individus surveillés s’efforcent d’échapper à une éventuelle filature, multipliant les tours et détours ; puis de 23h40 à 3h30, les policiers de la SDAT attendent, patiemment, n’ayant rien d’autre à faire puisque Coupat et Lévy sont garés sur le bas-côté d’une nationale ; enfin à 3h30, la Mercedes repart et cette fois file droit jusqu’à un point X, Coupat et Lévy étant manifestement convaincus, à présent, de ne pas être suivis ; ils arrivent au point X à 4h00, un coin de rase campagne ; les deux policiers de la SDAT, T2 et T3, arrivés sur les lieux, s’arrêtent derrière un talus ; T2, le conducteur, grimpe en haut du talus et équipé d’une caméra thermique identifie la Mercedes de Coupat et Lévy, arrêté tout feu éteint, en rase campagne, peut-être à proximité d’une ligne de chemin de fer. A cet instant crucial, il est donc autour de 4h00, le policier de la SDAT est à raisonnable distance de la Mercedes, la nuit, derrière un talus, équipé d’une caméra thermique, en rase campagne. Il peut voir sans risquer d’être vu. Il vient de passer quatre heures à attendre qu’il se passe quelque chose. Il suit les individus Coupat et Lévy depuis l’après-midi. Il sait que ce sont de dangereux anarcho-autonomes, susceptibles de passer à l’action terroriste, et il a l’esprit, comme « éléments d’ambiance », le passage d’un train Castor et l’explosion d’une usine AZF. Il est 4h00 du matin, en rase campagne, à proximité d’une voie ferrée, s’il la distingue. Il va enfin, peut-être, sans doute, se passer quelque chose. Car, pourquoi Coupat a-t-il vainement tenté d’échapper à une hypothétique filature, pour arriver à cet endroit de rase campagne à quatre heures du matin, sinon parce qu’il a une idée derrière la tête ?

Et bien, croyez-moi ou non, mais ce fonctionnaire de la SDAT, à ce moment précis de la filature, au lieu de regarder avec sa caméra thermique ce que font Coupa et Lévy, ou ce qu’ils pourraient faire, sachant qu’on surveille deux individus potentiellement terroristes, qu’ils craignent d’être suivis, que l’intelligence tactique des policiers leur a fait croire qu’ils n’était pas suivi, etc., et bien au lieu de se servir de sa caméra thermique pour observer ce qu’il pourrait se passer, voire de filmer (puisque c’est une caméra, ça doit pouvoir filmer), le policier de la SDAT, T2, figurez-vous qu’il retourne illico dans la voiture attendre avec son collègue, soit parce que ça ne l’intéresse pas plus que ça, la mouvance anarcho-autonome, soit parce qu’un 8 novembre à 4h00 du matin le fond de l’air est froid et qu’on est bien mieux dans sa voiture, soit parce qu’il se dit que les deux tourtereaux sont repartis pour un tour de manège et qu’on n’en a vraisemblablement pour plusieurs heures, soit pour une autre raison, je ne sais pas, je ne peux pas vous en dire plus. Il a juste expliqué, à l’audience, sous couvert d’anonymat, moyennant une liaison vidéo, caché derrière un rideau, cagoulé et la voix modifiée, qu’avec le recul il regrettait de ne pas être resté sur le haut du talus, en observation, avec sa caméra thermique. Bon, en effet, c’est dommage, mais il y aura d’autres affaires, d’autres occasions, d’autres terroristes, il se rattrapera.

Après que le chef des policiers est venu témoigner mercredi 21 mars, lors de la sixième journée d’audience, pour, dit-il, laver l’honneur de la SDAT, le procureur Christen, le lendemain, a tenu à rappeler l’intégrité de ces policiers, que certains croyaient pouvoir mettre en cause. Ils disent donc vrai. L’honneur de la SDAT est-il pour autant sauf ? Imaginez donc : Coupat est un chef de la mouvance anarcho-autonome sans état d’âme, prêt à poser des bombes, à tuer le maximum de gens ; il effectue dans la nuit du 8 novembre 2008 d’incessantes et singulières opérations de contre-filature ; il s’arrête vingt longues minutes à proximité d’une voie de chemin de fer, à 4h du matin en rase campagne, puis repart ; un train passe à 5h10. Or, les policiers de la SDAT sont présents sur les lieux depuis 4h du matin, et pourtant repartent près d’une heure et demie plus tard, après le passage d’un train, sans avoir su où est placée la bombe, si bombe il y avait à cet endroit, sur le passage de ce train, qui pouvait aussi bien être, à en croire leur chef, un train Castor… Bref, vous m’avez compris : à accorder le maximum de crédit à la version policière, il est bien difficile de ne pas conclure que dans ce procès, le pire pour les fonctionnaires de la SDAT, ce serait, finalement, qu’on les croie. Donc oui, monsieur Gardon, les faits sont têtus.

Le parti de l’imaginaire

Les témoignages des policiers T2 et T3, comme vous, m’ont stupéfait : muni d’une caméra thermique, T2 sort à 4h00 de sa voiture, se place en haut du talus, identifie le véhicule Mercedes arrêté, tout feu éteint, en rase campagne, et une fois la Mercedes identifiée, que fait-il ? Il retourne dans sa voiture. Or, c’est précisément dans ce laps de temps, entre 4h00 et 4h20, nous assure la SDAT, que Coupat et Lévy, munis d’une lampe frontale, ont fabriqué leur perche à l’aide de deux tuyaux et d’un sparadrap, puis placé le crochet sur le câble à haute tension. On imagine la scène depuis la Mercedes :

[4h00. La Mercedes s’arrête, tout feu éteint] : C’est ici ? – Oui, mon amour. – Alors allons-y Julien, il n’y a pas de temps à perdre, j’ai hâte de saboter. – Attendons un peu, Yldune. – Mais avec toutes les mesures de contre-filature que nous avons exécutées, tu l’as dit toi-même, nous sommes certains de ne pas avoir été suivis ! – Oui, mais on n’est jamais trop prudent, et il m’a semblé distinguer un phare. – Tu as raison. Oh, comme c’est bon d’être ta complice. [Ils s’embrassent. Quelques minutes passent] – C’est le moment, allons-y ! – Je sors les tuyaux. – Non, je m’en occupe, prends-plutôt les deux gilets pare-balles. – Pourquoi faire ? – Nous protéger. – Mais de qui ? – De la SDAT, pardi ! – Mais tu m’as pourtant assuré qu’ils étaient rigoureusement incompétents ? - Certes, mais les balles peuvent ricocher. Où est la lampe frontale ? – Dans la boîte à gants. – Et le sparadrap ? - Sous le siège. [A proximité de la Mercedes, le couple emboîte les deux tuyaux]. - Comme ça. Han. - Oui, comme ça. – C’est bon, ça tient. - Où sont les ciseaux ? – Zut, les ciseaux ! J’ai oublié de prendre les ciseaux ! – Je rêve, c’est le seul truc que je t’ai demandé ! – Le seul truc ? Passer 4 heures à attendre au bord d’une nationale, la nuit, en hiver, tu crois peut-être que c’est l’empire des sens ? - Bon, ce n’est pas grave, on ne va pas se disputer le jour de notre nuit de noce. Je vais couper avec les dents. – Julien, tu es beau et fort. – Oui, mais quand même tu aurais pu penser aux ciseaux, si les policiers de la SDAT nous voyaient, ils nous prendraient pour des amateurs. Donne-moi la lampe frontale. – Tu ne veux pas que je la tienne ? – Pourquoi crois-tu que j’aie acheté une lampe frontale, sinon pour me l’accrocher sur le front ? - En ce cas, je sers à quoi ? – Initialement, à couper avec les ciseaux, figures-toi ! – Je croyais que c’était une affaire réglée – Pardon ma chérie, je suis tendu comme un câble électrique, ne m’en veux pas. Allons-y, pas de temps à perdre. [Le couple de saboteurs gagne la voie ferrée] – Tu es sûr que ça ne craint rien ? – Aucun risque, le train balai passe à 5h10, j’ai vérifié. Passe-moi le crochet. – Le crochet, quel crochet ? – Quoi, tu ne l’as pas pris ? – Non, tu ne me l’as pas demandé. – Mais si ! – Non Julien, tu ne me l’as pas demandé ! – Bon, on ne va pas se disputer. Tiens-moi la perche, je retourne à la Mercedes de papa. [Après un court laps de temps, Coupat revient muni du crochet] – C’est bon, j’ai le crochet. – Oh, Julien, tu es tellement chou avec ta lampe frontale, on dirait un spéléologue. – C’est quoi un spéléologue ? – C’est quelqu’un qui explore les grottes. – Oui, et qui y laisse des détritus, je parie. Bon, voici, il est accroché. Opération terminée. On se replie. [Le couple regagne la Mercedes, qui redémarre. Il est 4h20].

Envisageons à présent le vécu des deux fonctionnaires de la SDAT, T2 et T3, pendant ce même laps de temps. Donnons encore plus de chair à l’ossature de la vérité policière. Après s’être immobilisée sur le bord d’une route de banlieue depuis 23h40 jusqu’à 3h30, la Mercedes occupée par Coupat et Lévy s’est dirigée tout droit jusqu’à un point X, où elle s’est garée tout feu éteint. Les deux fonctionnaires, T2 et T3, payés par le contribuable, arrivent à proximité relative du point X, se garent tout feu éteint derrière un talus, de manière à ne pas être repérés. T2, le conducteur, sort du véhicule, se glisse prestement en haut du talus, identifie la Mercedes à l’aide d’une caméra thermique, puis regagne illico son véhicule. Il est aux alentours de 4h.

[T2 est revenu s’installer dans le véhicule] – Alors ? – C’est bien la Mercedes, elle s’est immobilisée, tout feu éteint. – Qu’est-ce qu’ils font ? – Je ne sais pas. – Bon, je le note dans mon carnet. [T3 note quelque chose dans son carnet, puis saisit un talkie-walkie]. – Je vais en informer tous les membres du dispositif. « Allo, ici T3, à toutes les voitures, la Mercedes est identifiée, immobilisée, tout feu éteint, en rase campagne, au point X, latitude A, longitude Z, altitude F. On élargit donc le dispositif. Placement aux points de passage ». [Il raccroche. Un temps passe.] – Je me demande ce qu’ils peuvent bien faire à une heure pareille, dans un coin pareil. – Moi aussi. [Appel sur le Talkie-Walkie] « - Allo, ici T3, j’écoute. – T3, ici P4 de la DCRI. Vous avez identifié le véhicule cible ? – Oui, je viens de le dire, donc ou bien je n’ai pas été suffisamment clair, ou bien vous n’avez pas entendu. – Ça va, T3, ne t’énerves pas. On travaille en équipe. Laissons les querelles de côté. Qu’est-ce que font nos deux objectifs ? – Je ne sais pas. – Comment ça tu ne sais pas ? – Si tu n’es pas content, envoie un homme de la DCRI ». [T3 raccroche] – Qu’est-ce qu’il voulait, le gars de la DCRI ? – Comme d’habitude, rien. [Un temps passe] – Je me demande quand même ce qu’ils peuvent bien faire, Coupat et sa copine. – Moi aussi. – Tu ne veux pas aller jeter un œil ? – Je viens d’y aller, tu n’as qu’à y aller toi. – Moi, je prends les notes. – Pas de problème, je prends les notes si tu veux. – - Les fonctions de chacun ont été fixées en amont, lors de la réunion préparatoire, tu le sais très bien : je prends les notes, tu observes. – Pourtant, pas plus tard que la semaine dernière, on a interverti nos positions, rappelles-toi, c’est finalement toi qui t’es posté près de la boulangerie, à Vichy, parce que tu voulais en profiter pour t’acheter un croissant. – Oui, mais c’était un temps mort, ce n’est pas le cas à présent, et si tu prends les notes, tu ne peux pas conduire, donc je vais devoir prendre la place du conducteur, or changer de place, c’est un mouvement inutile et tu sais parfaitement qu’un mouvement inutile est prohibé en temps fort, afin de minimiser les risques. – Ne sois pas de mauvaise foi, ils sont à distance raisonnable et tu n’es pas obligé de claquer la portière comme la dernière fois, à Tarnac, quand tu as fait fuir le bouc qu’on avait pour objectif. – Bon, on ne va pas se disputer, si tu ne veux pas sortir, tu restes dans la voiture, pas de problème, mais la prochaine fois, tu apportes ton thermos, c’est la dernière fois que je partage mon café. - Pas de chantage affectif s’il te plaît, si tu veux sortir voir ce qu’ils font, tu sors voir, mais moi, tu me laisses tranquille, j’ai faim, je manque de sommeil et dehors il fait froid. – Ne t’énerves pas. Tiens, prends encore un peu de café, pendant qu’il est tiède. [Un temps passe]. - Il reste des chips ? – Oui. Tiens. – Merci. – Fais gaffe de pas salir la banquette, on s’est fait disputer la dernière fois. Et passe-moi quelques chips aussi. – Il reste un morceau de pizza je crois. – Oui, mais elle est froide. – Donne, ça va accompagner les chips. [Nouvel appel sur le Talkie-Walkie]. « Allo, ici T3, j’écoute. – T3, ici P12, de la DCRI. – Oui, j’écoute. – Qu’est-ce que font nos deux objectifs ? – Je ne sais pas. – Ils sont sortis de leur voiture ? – Je ne sais pas. – Comment ça tu ne sais pas ? – Je ne sais pas, si tu n’es pas content, tu n’as qu’à regarder de tes propres yeux. – Mais on n’est posté plus loin, il fait nuit et nous n’avons pas la caméra thermique, c’est vous qui l’avez ! – Comme je t’ai dit, le véhicule Mercedes est repéré, s’il y a du nouveau, on vous informe. Terminé. » [T3 raccroche] – Encore la DCRI ! Qu’est-ce qu’ils voulaient ? – Comme d’habitude. C’est leur côté parano. Ils croient toujours qu’on leur cache des infos. [Un temps passe]. – Bon, tu prends la garde, je crois que je vais piquer un petit somme. – D’accord, mais tu ne veux pas d’abord aller jeter un coup d’œil, voir s’ils sont toujours dans la Mercedes ? Peut-être qu’ils sont sortis faire un truc ? – Je t’ai déjà dit non, je suis fatigué, il fait froid et j’y suis déjà allé ! – D’accord, ne t’énerves pas. Décidément, tu es de mauvais de poil ce soir. – Ce soir ? Il est plus de quatre du matin ! – C’est bon, pique un somme, ça va te faire du bien, je prends la garde. [T2 abaisse son siège, ferme les yeux].

[Un temps. Les phares de la Mercedes s’allument dans la nuit, elle repart. Il est 4h20] – Hé, réveille-toi, ils bougent. [T3 reprend le Talkie-Walkie] : « Allo, ici T3, la Mercedes repart. Redéploiement du dispositif de filature – Entendu. » - Ouf, l’action reprend. Je commençai à trouver le temps long. – Moi, je commençai enfin à m’endormir. – Peut-être, mais maintenant reprends tous tes esprits, parce qu’on attend qu’ils s’éloignent et on redéploye le dispositif de filature. [Une minute passe]. – C’est bon, on peut y aller. [T2 démarre la voiture]. – Attends, j’ai une idée ! – Quoi ? – Si on allait jeter un coup d’œil sur les lieux ? - Mais ils vont nous filer entre les doigts ? – Ecoute, les gars de la DCRI peuvent bien se charger de la filature, ils sont une dizaine. – Mais ce sont des branquignoles ! – Comme tu veux. – J’hésite. – Prenons une minute pour réfléchir. – D’accord. [Une minute passe]. – Bon, entendu, après réflexion, tu as raison, nos deux objectifs sont peut-être sortis de la Mercedes faire je ne sais quoi pendant qu’on finissait les chips, mieux vaut aller vérifier. On va scinder le dispositif, ça va le redynamiser. [T3 reprend le Talkie-Walkie] « Allo, à toutes les voitures, la SDAT reste sur les lieux, la DCRI s’occupe seule de la filature à partir de maintenant – Reçu. – Eh, T3, ici P12, vous avez donc vu quelque chose ? – Ou bien je n’ai pas été assez clair, ou bien vous ne m’avez pas entendu : on scinde le dispositif. On redynamise. Terminé. » [T3 raccroche. Le véhicule de la SDAT démarre et se gare à l’endroit occupé par la Mercedes de Coupat et Lévy quelques instants auparavant. T2 et T3 sortent de la voiture et inspectent les lieux]. – Tiens, il y a une voie ferrée. Je n’avais pas fait attention. – Moi non plus. Allons-y voir. – Je vais prendre la caméra thermique, il y a peut-être un cadavre encore chaud. [Ils inspectent minutieusement la voie ferrée. Les minutes passent. Ils sont rejoints par leurs collègues de la SDAT]. – Vous êtes sûrs que ça ne craint rien de marcher sur la voie ferrée. – Non, c’est la nuit, les trains dorment à cette heure-là. – Quelle heure est-il ? – Pas loin de 5h maintenant. – - 4h51, très précisément. - Et vous dites que ça ne craint rien ? – Oui. [Ils continuent d’inspecter les lieux]. – Tu vois quelque chose ? – Avec un briquet, c’est pas facile. – Et toi ? – Moi, je ne fume pas. – Utilise ton téléphone ! – Je l’ai oublié dans la voiture - Et toi, avec la caméra thermique, tu as vu quelque chose ? – J’ai aperçu un mulot. – Sur les rails ? – Non, dans les champs. – Mais pourquoi tu regardes dans les champs ? – Et pourquoi pas ? Tu crois qu’ils auraient déposé un cadavre sur les rails ? Quel intérêt ? – Il a raison, on place un individu vivant et ligoté sur les rails, pas un cadavre, et s’il est vivant, l’individu peut appeler au secours, donc pas besoin de la caméra thermique. – Et s’il est bâillonné ? Je suis désolé, mais plutôt que d’inspecter les champs, il devrait inspecter les rails, on n’est pas venu ici pour explorer la faune ! [L’inspection des rails se poursuit, le temps passe, il est à présent 5h10] – Eh les copains, j’aperçois des phares là-bas, sur les rails, c’est peut-être un train ? – Quelle heure est-il ? – 5h10. – Non, ça doit être une voiture. – Une voiture sur les rails ? - C’est peut-être la Mercedes ? – Je ne sais pas si c’est la Mercedes, en tout cas ça fonce droit sur nous, et à grande vitesse. – Regarde avec la caméra thermique et vois si tu identifies le véhicule cible. – Laisse tomber la caméra thermique, je crois que c’est un train, mieux vaut se replier. – Un train sur les rails, à cette heure-là, ça m’étonnerait. – C’est un train ! [Les policiers de la SDAT plongent sur le bas-côté. Ils ont manqué de peu d’être percutés par un train à grande vitesse. Un arc électrique s’est dessiné dans la nuit étoilée, accompagné d’un bruit sec. Le conducteur du train alerte aussitôt le central. Les policiers de la SDAT se relèvent. Ils l’ont échappé belle].

« On a été échaudé, on a préféré quitter les lieux après ça », a expliqué à l’audience l’un des policiers de la SDAT, pour justifier leur départ après le passage du train, laissant à d’autres le soin de poursuivre les recherches… Quant à savoir pourquoi cet incident – les fonctionnaires de la SDAT ayant manqué de peu d’être percutés par un train, quatre ans, jour pour jour, après qu’un militant écologiste ait été percuté par un train Castor – n’a pas été consigné dans le P.V., monsieur Gardon a répondu : « les policiers de la SDAT sont courageux et modestes ».

Le dilemme tragi-comique

La difficulté de cette affaire Tarnac, vous l’aurez bien compris, c’est que l’alternative est la suivante : ou bien les policiers de la SDAT disent vrai, et en ce cas, ce qui saute aux yeux, c’est leur incroyable incompétence, ce qui n’est pas franchement rassurant, sachant que nous traversons une période difficile, la menace terroriste, notamment dite « islamiste », n’étant un secret pour personne, et les informations relatives aux passages d’un train Castor pas si confidentielles que cela, du moins à observer les agissements de certains militants écologistes la nuit du 7 au 8 novembre 2008, qui sabotèrent les voies ferrées en différents endroits, et paraissent donc autrement mieux informés que les policiers de la SDAT à ce sujet ; ou bien certains policiers de la SDAT mentent effrontément, après avoir pourtant prêté serment devant un tribunal, ce qui n’est pas franchement rassurant non plus, mais pour d’autres raisons, la menace n’étant pas cette fois terroriste, mais anti-terroriste. C’est donc, quel que soit le côté vers lequel on se tourne, une bien triste affaire.

Apparemment, le procureur monsieur Christen et son acolyte sont soucieux, dans le sillage de monsieur Gardon, de laver l‘honneur de la police : les policiers T2 et T3, qui ont témoigné devant le tribunal sous couvert d’anonymat, disent la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. On devine que leur réquisitoire consistera dès lors à placer le tribunal devant ses responsabilités : dans cette affaire, relativement à la question de savoir si la Mercedes a stationné entre 4h00 et 4h20 à l’endroit où fut commis le sabotage dans la nuit du 7 au 8 novembre, c’est la parole des policiers contre celle de Coupat et Lévy, et par conséquent, à moins de conclure que les policiers mentent et que les anarcho-autonomes disent vrai, la culpabilité des prévenus est avérée, car pour quelle raison se trouvaient-ils là, sinon pour placer un crochet sur le fil à haute tension, à l’aide d’une perche composé de deux tuyaux, achetés plus tôt dans l’après-midi, puis jetés dans la Marne au petit matin ? Les deux procureurs défendront ainsi l’honneur de la SDAT, quitte à l’affubler d’un sens du grotesque digne de la Panthère rose. Quant aux avocats des parties civiles, en l’occurrence la SNCF, la raison de leur présence est de réclamer que justice soit rendue et les coupables punis. Les avocats de la défense, eux, s’efforceront d’insinuer le doute dans l’esprit du tribunal : les policiers de la SDAT, T2 et T3, disent-ils la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ? Ou est-ce que, par endroit, ils mentent ? La difficulté, cependant, c’est qu’il ne va pas être aisé d’établir que les policiers de la SDAT, T2 et T3, mentent, d’autant que leur chef s’est porté garant de leur intégrité, de leur courage et de leur modestie. Il est vrai que lui n’étant pas présent sur les lieux entre 4h00 et 5h10, puisqu’à une heure pareille, il est au fond de son lit, il a le beau rôle. Seuls T2 et T3, dans cette affaire, ont décidément le mauvais rôle, destinés qu’ils sont, quoi qu’il advienne, à porter le bonnet d’âne : ou bien ils sont d’une incompétence qui surpasse le grotesque, ou bien ils mentent sous serment (sans doute contraints par leur hiérarchie, sinon pris en otage par la SDAT, elle-même vraisemblablement prise en otage par d’autres, mais enfin, cela n’excuse pas tout).

Comme évoqué plus haut, lors du témoignage spontané du chef des cinq policiers de la SDAT, les avocats de la défense ont échoué à prendre d’assaut la forteresse policière. Certes, le témoignage anonyme du fameux T42 s’est avéré être un élément douteux, aux yeux de certains, mais nous ne sommes finalement pas aux Assises ; et certes, les tuyaux découverts dans la Marne 16 mois après que Coupat et Lévy les y ont jetés, après des crues, des draguages, des mises en chômage du fleuve, cela paraît bien étrange, mais c’est ainsi ; et quoi qu’il en soit l’essentiel n’est pas là, puisque l’essentiel, c’est que T2 est formel : il a identifié la Mercedes à 4h00 à l’endroit du sabotage, et les bornes de téléphone avèrent sa présence, du moins celle de son téléphone, dans cette zone, dès 4h30. Donc au moins deux policiers de la SDAT, T2 et son co-pilote T3, se trouvaient à proximité du lieu où le crochet a été posé cette nuit-là. Et comment sont-ils arrivés là, au lieu précis du sabotage, ces deux policiers de la SDAT, sinon parce qu’ils ont suivi la Mercedes de Coupat, qui les y a conduits ? Quelles que soient les zones d’ombre dans cette affaire, il faudra bien s’en tenir à ces faits, a expliqué le chef de la SDAT devant le tribunal, remettant tout le monde à sa place. Tout le monde… excepté le tribunal, présidé par madame Corinne Goetzmann.

Tiqqun

« Un juge qui prononce une sentence de vérité, par ce seul instant, devient l’associé du Saint béni-soit-Il dans l’œuvre de la Création » (Talmud de Babylone, traité Sabbat, folio 10a)

A l’issue du reportage diffusé dans Envoyé spécial, la semaine précédant l’ouverture du procès, Julien Coupat a dit que l’affaire Tarnac illustrait la thèse de Michel Foucault : « Ce n’est pas la police qui est au service de la justice, c’est la justice qui est au service de la police ». La confrontation entre le chef des policiers de la SDAT chargés du « groupe de Tarnac » et madame le président du tribunal s’annonçait donc comme le moment fort du procès. Et dans un procès, ainsi que le savent les amateurs, on espère toujours pouvoir assister à ce moment crucial où tout bascule, où l’agencement des faits, des discours, des positions, prend sa configuration définitive. C’est arrivé ce mercredi 21 mars, 6e jour d’audience, dans l’après-midi, autour de 15h30, lorsque madame le président du tribunal interrogea le policier de la SDAT, monsieur Gardon, au sujet du témoignage de T42, et que se produisit un coup de théâtre. J’étais alors présent à mon poste d’observation [4], certes pas muni d’une caméra thermique, puisque c’est interdit dans l’enceinte d’un tribunal, mais toutes oreilles dehors et le cœur enflammé.

La veille, on avait donc beaucoup parlé de T42, le témoignage anonyme de monsieur Bourgeois, accusant le groupe de Tarnac, quelques jours après leur arrestation médiatique, d’être des meurtriers en puissance. Et on avait évoqué aussi une singulière audience ordonnée par le juge d’instruction monsieur Fragnolli que Coupat avait qualifié de « complaisante », et que le second procureur, l’acolyte de monsieur Christen, avait préféré qualifier, pour sa part, de « discutable ». De quoi s’agit-il ? En décembre 2008, quelques semaines après sa déposition anonyme, monsieur Bourgeois se plaint à la police d’être harcelé par la presse : son nom est déjà sur toutes les bouches alors qu’on lui avait pourtant garanti l’anonymat ! Il importait dès lors d’assurer la sécurité du témoin, car s’il venait aux oreilles du groupe de Tarnac, via la presse, que le témoin anonyme qui les condamne pourrait être monsieur Bourgeois, ce berger qui un jour leur a emprunté un bouc pour engrosser ses chèvres, sa vie serait mise en danger, puisqu’ils sont prêts à tuer. Afin de garantir la sécurité du témoin, le juge Fragnolli a une idée : on va l’auditionner sous son vrai nom, pour un prétexte quelconque. On repère une liaison téléphonique de 5 minutes avec l’un des inculpés, on convoque monsieur Bourgeois, qui témoigne alors en son nom propre, explique qu’il ne sait rien de ce groupe à qui il a juste emprunté un bouc afin d’engrosser ses chèvres, et le tour est joué : Bourgeois ayant témoigné, ce n’est donc pas lui le témoin anonyme, qui redevient le mystérieux T42. Sa sécurité est de la sorte assurée, et la procédure peut tranquillement suivre son cours. Le problème est que c’est une infraction au code pénal, puisque cela consiste à inscrire dans la procédure, en toute connaissance de cause, un faux témoignage.

Le juge d’instruction Fragnolli ne pouvant témoigner devant le tribunal, c’est à monsieur Gardon que madame le président a demandé des explications ; ce à quoi le policier, en toute cohérence, a répondu qu’il ne pouvait pas agir en ces matières sans l’autorisation du juge d’instruction, et que par conséquent, dès lors que le juge lui ordonnait de procéder à l’audition de monsieur Bourgeois et d’enregistrer son second témoignage, de sorte que coexistent dans l’instruction le témoignage de T42 et celui de monsieur Bourgeois, il s’est exécuté. Ce n’est pas à lui, en effet, d’aller vérifier dans le code pénal la légalité des ordres du juge qui instruit l’affaire. Il est un chef de la SDAT et non un magistrat de la Cour de cassation. Soit. Mais, précisément, vous vous êtes exécuté, a fait remarquer madame le président du tribunal. C’est qu’en effet, elle a décidé de suivre ce fil : l’instruction visait à incriminer les huit inculpés pour terrorisme, et pour ce faire, on était donc prêt à enfreindre le code pénal.

Monsieur Gardon, cependant, a su parer à tous les coups, en policier anti-terroriste, en homme de la SDAT : le témoignage de T42, a-t-il expliqué au tribunal, est fiable ; toutefois, loyal envers le droit, le policier s’est empressé d’ajouter qu’il n’est plus question d’inculper le groupe de Tarnac pour terrorisme, en vertu du jugement rendu par la Cour de cassation. La décision du juge d’instruction Fragnolli de procéder à ces deux auditions du même homme, une fois sous anonymat, une fois sous son nom, n’en visait donc pas moins à sauvegarder une preuve de la vérité, tout en assurant la sécurité physique d’un homme risquant d’être menacé par un groupe terroriste. Décision nécessaire au regard de la morale, mais peut-être illégale au regard du code pénal ; « c’est une question d’interprétation », a conclu le chef des policiers de la SDAT. Alors, madame le président du tribunal lui fait observer que cela n’est pas peut-être illégal, c’est illégal, puisque cela revient à enregistrer dans la procédure un faux témoignage : s’il dit vrai sous anonymat, ce monsieur Bourgeois, explique la juge au policier, alors ce qu’il dit après, en son nom cette fois, est faux, puisqu’il livre une « version contradictoire ».

Et c’est le coup de théâtre. Le chef des policiers de la SDAT chargés de la surveillance du groupe de Tarnac, droit comme un piquet, sans se démonter le moins du monde, persiste et signe : « C’est une question d’interprétation ». Et il s’explique : dès lors que monsieur Bourgeois déclare qu’ « il ne sait pas ce que le groupe fait », ce n’est pas l’inverse ou la contradiction de son témoignage anonyme, puisque l’inverse ou la contradiction, étant posé qu’il a d’abord dit « je sais que le groupe est dangereux », ce serait s’il avait dit ensuite : « je sais que le groupe n’est pas dangereux ». C’est donc une version « édulcorée », mais pas « contradictoire ». Et la question de savoir si le juge d’instruction Fragnolli a enfreint le code pénal, afin d’assurer la sécurité de son témoin anonyme, T42, reste donc ouverte : « c’est une question d’interprétation ». Telle est la leçon de droit que le chef des policiers de la SDAT est venu administrer au tribunal. Le problème, c’est que la juge maintient : « Non, ce n’est pas une interprétation, monsieur Gardon. Il y en a dans ce dossier, mais pas là ».

Je n’en crois pas mes oreilles. Elle lui a donc fait cracher le morceau, sans un cri, sans tonnerre ni foudre, sans bruit et fureur, mais par une voix de fin silence. Quand j’y repense, se heurtant tour à tour à l’inébranlable policier, les avocats de la défense qui sont intervenus après la juge, et si longuement, ont donc combattu en vain, tels des boucs rendus furieux par la présence du prédateur, ce qui n’était déjà plus, depuis ce coup de théâtre, qu’un risible épouvantail, sinon une panthère rose. Madame le président du tribunal, dans ce procès Tarnac, apparaît décidément souveraine.

Conclusion

Qu’a dit le chef des policiers de la SDAT chargés de surveiller la mouvance anarcho-autonome, lorsqu’il a été interrogé par la juge ? Il a dit, en toutes lettres et noir sur blanc, sans peur et sans reproche, après avoir prêté serment devant le tribunal, qu’à ses yeux, et oreilles, l’énoncé « je sais » et l’énoncé « je ne sais pas » ne composent pas deux énoncés contradictoires, l’un étant la « version contradictoire » de l’autre, mais bien deux énoncés susceptibles de coexister dans la même instruction, l’un étant, selon ses termes, la « version édulcorée » de l’autre. Et le procureur, la veille, avait lui-même corrigé Coupat sur ce point, expliquant que c’est « discutable », mais non pas « complaisant ». Soit. Discutons-en.

Depuis au moins le procès de Socrate, nous savons qu’un antagonisme existe entre des gens appelés « philosophes » et d’autres appelés « sophistes », et que cet antagonisme, en quelque sorte originaire, repose précisément sur le fait que pour les premiers, l’énoncé « je sais » et l’énoncé « je ne sais pas » sont contradictoires, tandis que pour les seconds, c’est une question d’interprétation.

A cette lumière, on comprend bien des choses, et notamment comment, dans cette « affaire Tarnac », le juge d’instruction, le procureur et les policiers de la SDAT se sont affranchis méthodiquement tant des lois de la pensée que des règles du droit, pour ne plus donner force de loi qu’à leur seule et intime conviction : cette bande de la mouvance « anarcho-autonome » est nocive et dangereuse. Sur cette base, ne leur restait dès lors plus qu’à dérouler le fil mis à nu par madame le président du tribunal : « je sais » et « je ne sais pas », qu’est-ce que cela a donc de si contradictoire ? S’ensuit un certain type de garde-à-vue, de recoupement des faits et des informations, de réunion des preuves, de rédaction des procès-verbaux, etc. Et voilà l’affaire Tarnac résumé en un mot, un axiome : « je sais » et « je ne sais pas » ne sont pas deux énoncés contradictoires.

C’est donc, chacun le comprend clairement et distinctement à présent, par la relaxe de Julien C. et Yldune L., et a fortiori des six autres inculpés, Elsa H., Bertrand D., Christophe B., Manon G., Benjamin R. et Mathieu B., qu’une certaine conception tant de la justice que de la police infligera une correction méritée à une bande de sophistes armés, et avèrera du même coup, aux yeux de tous, que s’il y a bien une éthique hors la Loi, l’éthique demeure aussi, et peut-être d’abord, dans la Loi. Bref, une révolution de l’esprit est en cours…

[1Du procès, prévu sur trois semaines, j’ai suivi les débats de la seconde semaine. N’ayant pu la première semaine accéder à une salle trop exigüe, j’ai dû me contenter d’en suivre le déroulement dans les journaux. Devant me rendre par ailleurs à l’étranger dès lundi, je passe le relai à un autre correspondant de Lundimatin pour la troisième semaine.

[2Et d’une quatrième juge assesseur en l’occurrence, au cas l’une des deux juges assesseurs, enceinte, accoucherait.

[3C’était également le jour anniversaire de la mort d’un militant anti-nucléaire percuté par un train Castor (7 novembre 2004). Le policier ne l’a pas mentionné, mais je le précise au lecteur.

[4Grâce à une jeune femme qui, in extremis, m’a laissé passer devant elle à l‘entrée du tribunal, et que je tiens ici à remercier.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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