Prisonniers, mais pourtant mobiles ? Un discours en tension

Christophe Mincke

paru dans lundimatin#268, le 21 décembre 2020

Ces dernières années ont vu apparaître la volonté des pouvoirs publiques de rendre la prison de plus en plus « normale ». D’en faire une institution par laquelle l’individu enfermé pourra répondre à des attentes sociales d’autonomie et de mobilité dans une voeu pieu de réinsertion. À cette fin, la prison se devra d’être la plus « ouverte » possible. Depuis sa lecture critique de la « loi de principes concernant l’administration des établissements pénitentiaires ainsi que le statut juridique des détenus » du 12 janvier 2005, Christophe Mincke, docteur en droit et sociologue, relève une tension extraordinaire dans la volonté d’abolir la distinction entre la prison et la société libre. Se dirige-t-on vers une abolition de la prison ou, au contraire, vers une extension de ses modes de fonctionnements au-delà de ses murs ?

Cet article est extrait du 3e numéro de l’excellente revue belge La Brèche, « journal d’analyse critique du monde caréral, passeur des voix qui le peuplent ou qui y sont confrontées »

Depuis qu’elle est au centre de nos systèmes répressifs et de nos imaginaires pénaux, la prison a été investie des attentes les plus diverses et les plus contradictoires. On en a attendu la pure infliction d’une douleur punitive, l’amendement du détenu, la discipline des corps et des esprits, la dissuasion des citoyens libres, la simple neutralisation d’individus dangereux ou gênants, la mise à profit des corps contraints de travailler, la préparation d’une réinsertion sociale, la réhabilitation d’individus non conformes ou défaillants, etc. La plupart de ces fonctions, bien que difficilement compatibles dans les faits, ont cohabité dans les discours. Si bien que la prison est, depuis toujours, au centre d’un nœud de contradictions discursives (et pratiques).

Ces discours et attentes, de manière régulière, sont confrontés à des crises au cours desquelles leur vanité devient manifeste et donnent alors à penser que la prison est en bout de course. Privée de légitimité, il semble qu’elle va apparaître comme une pure violence, coûteuse et inefficace, voire contre-productive, qui entraînera sa chute. Pourtant, jusqu’à présent, elle a surmonté chaque crise en s’appuyant sur de nouveaux discours et en développant de nouvelles pratiques.

C’est ainsi qu’en réponse à un mouvement abolitionniste qui fit fond sur les contestations sociales nées à l’articulation des années 1960 et 1970, et après avoir fait le gros dos et continué de fonctionner malgré des fondations fragilisées, la prison a été réinventée, du moins en rêve.

Loin de disparaître, elle a connu une expansion inédite de sa population à partir des années 1980 et, surtout, 1990. Alors qu’en parallèle se diversifiaient et se consolidaient les prétendues alternatives à l’emprisonnement – médiation pénale, surveillance électronique, peine de travail, etc. – et qu’émergeaient de nouvelles légitimations de la prison, les établissements pénitentiaires, notamment en Belgique, se remplissaient à un rythme accéléré. [1]

Pendant que les prétendues alternatives à l’emprisonnement se diversifiaient et se consolidaient – médiation pénale, surveillance électronique, peine de travail, etc. -, pendant que de nouvelles légitimations de la prison émergeaient, les établissements pénitentiaires, notamment en Belgique, se remplissaient à un rythme accéléré.

C’est dans ce contexte que vit le jour la première loi pénitentiaire belge, la loi de principes concernant l’administration des établissements pénitentiaires ainsi que le statut juridique des détenus du 12 janvier 2005. Ce texte fut longuement préparé par le professeur Lieven Dupont, avec le soutien du cabinet de la justice et de l’administration dans un premier temps, puis au sein d’une « Commission Dupont » [2] qui remit un volumineux rapport ainsi qu’un avant-projet de loi. [3] Ces pièces du dossier furent publiées en tant que documents parlementaires et suivies de longs débats. S’ils ne constituent pas l’expression d’une hypothétique « volonté du législateur », ils forment néanmoins un discours détaillé et relativement cohérent sur la prison de demain. Héritant des réflexions des quarante dernières années sur les principes susceptibles de fonder une prison légitime, ils nous donnent à voir une singulière façon de concevoir la peine de privation de liberté et le cadre dans lequel elle doit être exécutée.

Normalisation

Si le projet repose sur un éventail de principes de base, il en est un qui semble particulièrement essentiel : celui de la normalisation. Afin de limiter les effets délétères de l’incarcération – une autre thématique récurrente – l’ambition affichée est en effet de réduire, tant que faire se peut, la différence entre l’intérieur et l’extérieur de la prison. La vie doit dès lors s’y dérouler de la manière la plus normale possible. Les implications sont bien entendu innombrables, puisqu’elles concernent tous les aspects de la vie en prison : visites et relations à la famille, santé, loisirs, formation, accès aux biens de consommation et à l’information, etc.

C’est ainsi que la prison se doit d’être la plus ouverte possible et que la continuité doit être assurée entre l’intérieur et l’extérieur. Cette prison ouverte, qui est désignée comme un idéal, est bien entendu à l’opposé de l’image que nous nous en faisons traditionnellement : celle d’un lieu entièrement dédié à l’immobilisation où tout mouvement est entravé, voire prohibé, où les règles de vie, les rythmes, les activités, les conditions matérielles d’existence sont sans aucun rapport avec ce qui a cours dans la société libre. On conçoit l’ampleur du bouleversement qui est ici envisagé.

Mobilité

Dans le cadre de cette prison « normalisée », on attend du détenu qu’il soit un citoyen presque ordinaire. De nos jours, cela n’implique pas tant d’être discret, obéissant, conforme aux attentes ou en un mot : discipliné, au sens de Foucault, mais bien d’être capable d’initiative, de coopération et de flexibilité. On attend du détenu qu’il soit un participant actif au projet carcéral, comme on attend de l’employé qu’il soit un collaborateur proactif et flexible d’un projet entrepreneurial, ou de l’allocataire social qu’il soit un membre enthousiaste de l’équipe chargée de le réinsérer socialement.

Cette thématique, qui s’articule autour d’impératifs d’activité, d’activation, de participation et d’adaptation [4], se donne à voir dans mille détails, mais de manière particulièrement flagrante dans l’instauration d’un plan de détention [5]. Il s’agit pour le détenu, à son entrée en prison, de s’atteler à la conception d’un projet pour sa détention. Soutenu par des assistants sociaux en prison, en lien avec d’éventuels partenaires extérieurs (la victime si le projet est de l’indemniser, un médecin s’il est de régler un problème de santé, une structure de formation s’il s’agit de se préparer à l’exercice d’un métier, etc.), le détenu est invité à déterminer le contenu de son séjour derrière les barreaux. Bien entendu, ce projet personnel servira à évaluer les fruits qu’aura portés l’exécution de sa peine lorsqu’il demandera une libération conditionnelle, laquelle sera elle-même conditionnée à l’élaboration d’un plan de réinsertion.

La peine privative de liberté est pensée, dans le rapport Dupont, comme une coquille vide qui n’a d’autre objectif que l’exécution d’une condamnation judiciaire, mais qui doit être l’occasion de poursuivre d’autres buts. C’est dans ce cadre qu’il peut être soutenu que « le condamné est responsable du sens à donner à la détention car, après tout, il s’agit de ’sa’ peine. Le condamné obtient voix au chapitre en ce qui concerne le contenu de la peine. » [6] On le voit, la mobilisation du détenu vise à lui faire très largement endosser la responsabilité de sa propre peine, de son sens à son contenu.

Autonomie

Les quelques éléments que nous avons brièvement relevés ci-dessus prennent place à la suite d’un diagnostic clair des problèmes posés par la prison. Au premier rang de ceux-ci, l’annihilation, chez le détenu, de toute capacité à être autonome et flexible. Le modèle-repoussoir est celui de la prison comme institution totale : prenant en charge le détenu dans tous les aspects de sa vie, elle le prive de toute possibilité d’assumer ses responsabilités et le réduit progressivement à la passivité. Or, ce qui put à une époque passer pour une vertu, sous la forme de l’inculcation d’une discipline stricte, est maintenant considéré comme un problème majeur en ce qu’il prive l’individu des capacités nécessaires à son intégration dans la société libre.

C’est donc pour préserver ses capacités d’action et d’adaptation que le détenu se voit invité à la mobilité, et c’est pour que celle-ci soit possible que l’on cherche à le faire évoluer dans un monde le plus normal possible. Autonomie, mobilité et normalisation sont ainsi intimement liées.

Un vœu pieu ?

Ce qui vient d’être présenté est un discours, un projet, un rêve de prison légitime. Or, il y a loin de la coupe aux lèvres et, sans pouvoir faire un inventaire complet des obstacles à la mise en place de cette prison rénovée, on peut en pointer quelques-uns, majeurs, qui promettent de conserver à la prison sa qualité d’institution contradictoire et sous tension.

En premier lieu, on relèvera que la prison « normale » peut s’entendre de deux manières. Soit, il s’agit de faire en sorte que la prison devienne tellement semblable à la société libre qu’on ne puisse plus l’en distinguer, ce qui revient à abolir la prison. Soit il est au contraire question de faire du carcéral la nouvelle normalité et d’étendre ses modes de fonctionnement au-delà des murs des établissements pénitentiaires. La prison nulle part ou partout, voilà déjà une tension extraordinaire.

Par ailleurs, se pose la question de la résistance de la prison aux changements. Qu’il s’agisse des prisons en étoile du 19e siècle, certainement encore en usage pour quelques décennies, ou des établissements récents bourrés d’électronique, aucun n’a été conçu pour correspondre au projet de la loi de principes. Une prison normale et ouverte favorisant l’autonomie des détenus peut difficilement être conçue dans le cadre des murs dont nous disposons. Peut-être des projets comme De Huizen/Les Maisons [7] y seraient-ils plus propices, pour peu qu’ils soient pensés en ce sens. Mais rien n’indique actuellement que ce soit la direction que nous prenons. Par ailleurs, la prison ne se résume pas à ses murs : l’institution carcérale se caractérise par des modes de fonctionnement, des structures, une image, une culture du personnel qui y travaille et des détenus qui y vivent, etc. Or, tous ces éléments se sont forgés au cours des décennies, dans un cadre conceptuel très éloigné de celui qui sous-tend la loi de principes. Ici encore, des tensions majeures sont prévisibles.

Ensuite, il faut reconnaître que la prétention à infliger une peine, tout en en laissant le contenu et le sens à l’appréciation du détenu, recèle une contradiction dans les termes mêmes : le propre de la peine n’est-il pas, justement, de priver de sa liberté, de sa capacité à choisir en rétorsion d’une illégalité ? Cette tension est si fondamentale qu’il apparaît qu’elle ne peut être résolue.

De plus, l’autonomie, la mobilité et l’ouverture dont il est question sont chaque fois extrêmement conditionnelles et contrôlées. La normalisation de la prison n’implique pas de laisser les familles y partager la vie de leurs détenus, ou d’y rendre disponibles des biens de consommation aussi courants que, par exemple, les téléphones mobiles. La mobilité du détenu ne va pas jusqu’à lui laisser le libre choix de son médecin, lui permettre d’accéder à l’ensemble des formations disponibles dans la société libre, ou l’autoriser à sortir pour vaquer sans contrainte à ses occupations. Même en matière de travail, le législateur n’a pu se résoudre à considérer que les mêmes règles devaient prévaloir dans et hors les murs. Dans le même ordre d’idée, si l’on attend du détenu qu’il élabore un plan pour mettre son incarcération à profit, ce n’est pas sans un contrôle strict sur son contenu. Quant à l’autonomie et à la préservation des capacités d’action et d’adaptation des détenus, on est en peine d’imaginer qu’il soit possible aux prisonniers d’assumer concrètement ne serait-ce qu’une partie minime des responsabilités qu’ils avaient quand ils étaient libres : habillement, hygiène, sport, alimentation, loisirs ou gestion des horaires quotidiens, toute action, toute décision est enserrée dans un écheveau de règles.

L’image de la prison qui ressort de la lecture des travaux préparatoires de la loi de principes, si elle a le mérite de nous donner l’image d’un projet carcéral ne se limitant pas à une pure gestion de l’entreposage de populations, ne nous libère pas du sentiment entêtant d’un rêve naïf ou d’un miroir aux alouettes, dans tous les cas, d’un discours dont le rapport au réel risque d’être à tout le moins problématique, si pas totalement fictionnel.

La brèche N°3 Extrait by lundimatin

[1Kristel Beyens et Eric Maes, « Gevangenisbevolking, gevangeniscapaciteit en gevangenispersoneel : kwantitatieve evoluties », in Straffen. Een penologisch perspectief, éd. par Kristel Beyens et Sonja Snacken (Antwerpen : Maklu, 2017), 259‑99.

[2Philippe Mary, « La nouvelle loi pénitentiaire. : Retour sur un processus de réforme (1996-2006) », Courrier hebdomadaire du CRISP n° 1916, no 11 (2006) : 5, https://doi.org/10.3917/cris.1916.0005.

[3Vincent Decroly et Tony Van Parys, « Rapport final de la commission “loi de principes concernant l’administration pénitentiaire et le statut juridique des détenus”. Rapport fait au nom de la commission de la Justice par Vincent Decroly et Tony Van Parys », Documents parlementaires, Chambre, no 50-1076/001 (2 février 2001).

[4Nous n’avons pas ici la possibilité de développer ces thématiques, aussi renvoyons-nous à un autre texte que nous avons publié à ce sujet Christophe Mincke, « Une loi pénitentiaire en Belgique, pour quoi faire ? », Revue Nouvelle, no 6 (2015) : 32‑38, http://www.revuenouvelle.be/Une-loi-penitentiaire-en-Belgique-pour-quoi-faire..

[5Notons au passage que les articles de la loi relatifs au plan de détention ne sont entrés en vigueur que cette année, soit quinze ans après leur adoption.

[6Tony Van Parys, « Proposition de résolution relative au rapport final de la Commission “loi de principes concernant l’administration pénitentiaire et le statut juridique des détenus”, rapport fait au nom de la commission par M. Tony Van Parijs », Pub. L. No. 50-2317/002, § 002 (2003).

[7Hans Claus et Alain Harford, « Huizen - Les maisons », Justine, Revue de l’Association syndicale des magistrats, no 39 (juin 2014) : 10‑12.

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