#GILETSJAUNES 8 décembre, le tour de France

Il n’y a pas que Paris dans la vie (bis) [EDIT2 : jeudi midi]

paru dans lundimatin#169, le 14 décembre 2018

La semaine dernière, nous avions proposé à nos lecteurs de nous envoyer des témoignages des différentes actions et manifestations qui s’étaient déroulées hors de Paris (la capitale occupant toute l’attention médiatique). La recension de ces textes avait donné cet article.

Nous proposons de recommencer cette semaine, pour les mêmes raisons.
Nous commençons avec (trop) peu de textes, ce sera donc un petit tour de France, en espérant qu’il puisse s’agrandir dans les jours qui viennent...

BORDEAUX
1er récit :
13h, place de la Victoire, un cortège lycéens-étudiants de quelque cent - deux cent personnes s’avance cours Pasteur dans le but de rejoindre le rassemblement des gilets jaunes. En tête, une banderole où est écrit "Etudiants, gilets jaunes, même combat" ou un truc du genre. Arrivés au début du cours Victor Hugo, des robocops armés en bouclier leur barrent le passage, mais après une petite discussion entre deux étudiantes et un des flics, ils reculent et le cortège peut continuer dans le cours Victor Hugo pour enfin rejoindre le rassemblement des gilets jaunes de 14h.

Sur les quais, la foule de gilets jaunes est énorme et s’étend de place de la Bourse (lieu de rdv) jusqu’à porte de Bourgogne. Les médias parlent de sept mille personnes. Place de la Bourse, des prises de paroles se succèdent et un hommage aux lycéens de Mantes-la-jolie est effectué, par le mime de la scène spectaculaire d’arrestation dont ils furent les victimes. Lorsque l’information circule que le cortège lycéens-étudiants est bloqué cours Pasteur, le cortège gilets jaunes se met en branle pour les rejoindre, mais entre-temps les lycéens-étudiants ont continué et sont arrivés sur les quais.

De là, dans une ambiance tranquille, "bon enfant" mais déterminée (des gestes hostiles sont émis en direction de l’hélicoptère de la gendarmerie qui survolera la zone toute la journée), le cortège désormais hétérogène repart cours Victor Hugo. Dans le plus grand des calmes, donc, la foule remontera jusqu’à place de la République, bifurquera sur la droite cours d’Albret direction place Gambetta (les CRS et/ou GM bloquent ici l’accès et à Mériadeck et ses buildings institutionnels, et à place Pey-Berland), traverse la place (ici le cours de l’Intendance et une partie des accès aux Grands Hommes sont bloqués), descend jusqu’aux allées de Tourny, les remonte jusqu’au Grand Théâtre, puis sans que je vois comment ça se déroule (si c’était prévu, si les flics s’y attendaient ou pas), ça s’engouffre dans une rue Ste Catherine bondée pour des courses de Noël.

Je ne me suis pas aperçu si ça avait eu lieu précédemment, mais c’est là que j’aperçois les premiers magasins fermer leurs portes en panique en y enfermant des fois les clients (comme c’est le cas pour la promenade Ste Catherine, du moins pour une de ses entrées ; la vue des consommateurs tassés derrière les grilles est assez pathétique). Puis cours Alsace-Lorraine, ça bifurque sur la droite, et nous voilà arrivés place Pey-Berland.

La place se remplit, la foule occupe tout l’espace, et déborde même sur les cours adjacents. Les gens s’agglutinent pour une grande partie au contact du dispositif policier qui protège la mairie des deux côtés de la cathédrale. La tension monte vite à partir de là, et après quelques jets de projectiles, la police se met à gazer abondamment. Il doit être environ 16h. A partir de là jusqu’à 18h, la foule déterminée tiendra bon sur la place, reculant sous les nuages de gaz et réavançant à leur dissipation. Etant très mal équipé (et pas très résistant aux lacrymo), je me suis vite trouvé en retrait par rapport aux affrontements qui ont lieu des deux côtés du dispositif, à quelque cent mètres devant moi. Cependant, la leçon a été tirée de samedi dernier et la majorité des gilets jaunes sont venus équipés, à minima de masques blancs, pour d’autres de masques de ski, lunettes de piscine et masques à gaz.

Certains des plus déterminés, équipés et organisés pénètrent dans le chantier de rénovation qui longe la cathédrale et en sortent de quoi ériger des barricades. D’abord hués et même virés de l’entrée du chantier par des gilets jaunes qui se désolidarisent des "casseurs", au fur et à mesure que pleuvent les lacrymo et les flashball, l’hostilité à leur égard s’estompe et il finit même par y avoir plusieurs personnes qui se mettent à la tâche avec eux, démasquées et mal équipées pour leur part.

A propos du flashball, les flics semblent viser systématiquement au niveau de la tête, provoquant au moins une blessure grave (à l’oeil) à ma connaissance à ce moment-là. Pour le reste de la journée, à chaque charge visant à faire reculer les gens ils tireront dans le dos de ceux qu’ils font fuir. Plus loin des affrontements, c’est toujours tranquille, ça discute, se déplace, file des coups de mains, tague quelques phrases (probablement effacées depuis et que j’ai oublié), et il y a même un sound-system balançant (à mon grand malheur) de la hardtek.

Un peu avant 18h, les flics décident de dégager la place, et mettent en oeuvre la tactique qu’ils répéteront inlassablement jusqu’à la fin pour avancer : arrosage de lacrymo sur cent mètres, grenades assourdissantes GLI-F4 sur les premiers rangs, puis une fois le nuage dissipé quelque peu, charge des robocops accompagnée de tirs de flashball. C’est à ce moment-là qu’une personne se fait exploser la main en tentant de renvoyer une grenade assourdissante, blessure irréversible qui devient tristement emblématique de ce mouvement, puisqu’on en est déjà à au moins 5 cas semblables dont deux pour la seule ville de Bordeaux.

Le cortège, déja diminué par la nuit tombante et la réponse extrêmement violente de la police, se retrouve cours Pasteur et disséminé dans les ruelles autour de la place. J’entendrai plus tard qu’une partie des manifestants dispersés de la place sont remontés place de la République et ont barré des routes à l’aide de préfabriqués pour chantier Algeco renversés. Les premiers feux de poubelles et barricades, mis en place juste avant la fuite de la place, continuent d’essaimer de plus belle dans le quartier alentour. Ca dépave allègrement dans les petites rues autour du cours Alsace-Lorraine, où ça s’affronte plus sérieusement. L’ambiance qui règne dans toute la zone est tantôt détendue tantôt énervée, mais déterminée et joyeuse dans l’ensemble, et une fanfare (qui me semble sortie de nulle part) vient même jouer quelques morceaux parmi la foule.

Mais, inexorablement, le gros des gilets jaunes se fait repousser jusqu’au cours Victor Hugo avec un passage chaotique parmi la foule marchande de la rue Ste Catherine, jusqu’à porte de Bourgogne, jouant la terre brûlée avec brio, avec plusieurs lignes de barricades en feu d’avance sur le cours. Pendant ce repli sur le cours, dans le quartier adjacent St Paul, des barricades et un engin de chantier brûlent, des banques sont ravagées ; bref, c’est le chaos, et des commerçants paniqués ferment boutique, tandis que la BAC chasse férocement les insurgés dans les petites rues du quartier. Il faut préciser aussi qu’au vu de la dose de gaz lacrymogène que les flics ont balancé durant la journée et en début de soirée, les quartiers de la zone étaient enfumés, et les courses de Noël et autres insouciances mondaines ont été perturbées ou en tout cas bien irritées.

A porte de Bourgogne, donc, bonne ambiance parmi la grosse centaine de déters’ jusqu’au-boutistes. Il est 20h. Les zonards des bars alentour semblent ravis, et se mêlent en partie à la troupe qui tient le dernier morceau de ville. Une caméra de la ville se fait fracasser sous les applaudissements. Une gilet jaune quincagénaire danse près d’un feu de barricade avec un jeune masqué, bière à la main. La pluie commence à tomber, on aperçoit uniquement des silhouettes au travers des diverses lignes de feu ; l’ambiance est proprement fantastique, l’opacité de la nuit cumulée à celle des feux épais ajoutant au sentiment. J’ai eu écho plus tard d’affrontements éphémères et de chasse de BAC dans les rues de St Michel, mais n’y ai pas assisté.

Finalement, la charge ultime a lieu et le groupe se disperse des deux côtés des quais. Le gros des gens part vers place de la Bourse, et l’on apprendra, tentant de les rejoindre en contournant le dispositif policier, que le groupe est remonté jusqu’au Grand Théâtre, pillé l’Apple Store et mis le feu à une dernière barricade-poubelle du haut de la rue Ste Catherine, admirable guirlande de Noël. J’en profite pour préciser aussi que j’ai vu de nombreux vélos libre-service Indigo-wheel alimenter les feux de joie de la ville, et cela réchauffe le coeur également.

Quand on arrive sur place, la fête est finie, et un blindé (des deux mobilisés mais tenus à l’écart dans la journée) parade face aux civils ébahis, et la BAC chasse dans les rues de St Pierre ceux pour qui Noël est arrivé avant l’heure sous le signe de la pomme croquée, en espérant qu’ils se soient évanouis aussi prestement que des lutins. Il est alors presque 22h.

Dans la journée, il y aura eu 69 interpellations dont 54 gardes-à-vue, mais je n’en ai assisté à aucune. Je n’ai pas non plus vu de fascistes organisés, mais ce n’est en aucun cas un constat définitif.

Second récit :
A Bordeaux ce samedi 3 manifs dont 2 autorisées : les motards du coeur et la marche pour le climat. Les gilets jaunes se sentant bloqués par la police sont partis en trombe à 14h pour rejoindre les étudiants à la Victoire. La stratégie fut certainement de perdre un peu les crs mais ça a perdu également énormément de manifestants...Du coup bcp de petits groupes qui erraient un peu partout. On occupait la ville entière mais la force du nombre était divisée et manipulée par les cordons de crs qui quadrillaient les secteurs stratégiques de la ville.

Ce fut chaotique et frustrant mais aussi très libre, désorganisé et à l’image du mouvement... Mais il ne faut pas se leurrer, on se sentait souvent comme une souris dans un labyrinthe. La manif pour le climat fut très sympa avec un final très animé pour protester contre la coupe des marronniers de Gambetta.
Malheureusement, à 17h c’était terminé et peu d’appels au rassemblement voire carrément des réflexions un peu hautaines sur les GJs. Incroyable de prôner la division après ces 3 semaines de révolte nationale, comme il semble impensable de séparer écologie, politique et économie... Depuis plus d’1h en marge de la manif pour le climat, les gens se font gazer copieusement à Pey Berland. Les crs, gendarmes et bacqueux sont en place, le vent contre nous. L’indignation est grande. Beaucoup encore découvrent l’agressivité des flics. La réponse chimique est particulièrement sévère, la place est littéralement noyée dans un brouillard toxique.

Pendant 5h de 15h a 20h, c’est la "guerre" devant la mairie de Bordeaux. Dans la manif, de tout : beaucoup de femmes, des couples, des vieux, des handicapés, des amis, des jeunes un peu hystériques, des street medics de fortune, des militants, des touristes, des bons gaillards, des gens prêts à en découdre... Les gens viennent de plus en plus équipés. On recule chaque heure de plusieurs dizaines de mètres... on voit des dizaines de gens cracher, souffrir, se frotter les yeux sur le coté des rues, c’est surréaliste. Nous sommes plus nombreux que la semaine dernière. Plus nombreux mais la peur est palpable... les médias se sont infiltrés dans nos cerveaux. Les infos de blessés dont un grave s’accumulent, les ambulances se relaient régulièrement pour les évacuer. Au fur et à mesure, la musique, les rires, l’ironie laissent peu à peu place à une sidération et à une révolte sourde... la foule devient plus sauvage, plus farouche, plus fragile avec la nuit qui tombe. On résiste mais les volontés et les organismes sont mis à rude épreuve. Si derrière on se sent moins prompt à rire, devant, la rage et le sentiment de devoir en faire plus pour compenser le découragement s’accroîssent. Les barricades, les feux se font plus grands, plus spectaculaires. Le frisson se répand partout dans le cours Victor Hugo, le monstre, fumeux, toxique et violent se rapproche des honnêtes citoyens. C’est un spectacle curieux et impressionnant. Le show se prolongera tout le long du cours jusqu’à la porte de Bourgogne, pourchassé par les blindés de la gendarmerie. Il se terminera assez pitoyablement sur les quais avec un grand feu de poubelles sur la double voie où des automobilistes médusés, voient un feu en plein milieu de la route où d’habitude ils roulent à vive allure...Pitoyable disais-je car cette formidable journée de confrontations et de revendications se termine faute de combattants, la police lancant une dernière salve de lacrymo à une trentaine d’individus pyromanes bien trop mobiles pour être attrapés. Les flics rentrèrent chez eux et les derniers énervés aussi puisque plus personne ne venait les empêcher de se révolter... Absurde ?

LYON

Manifestation pour le climat le matin, très fournie. Des Gilets jaunes puisqu’ils ont été invités, mais pas en très grand nombre car ils mènent conjointement des actions dans la ville. A 12H les forces de l’ordre empêchent le passage sur la presqu’île où doit se tenir la manifestation des Gilets jaunes. Les organisations écologistes et vertes jouent leur rôle en donnant la consigne de se répandre sur le bas port comme pour un pique-nique, d’autant que la manifestation de Bellecour est dite interdite, mais progressivement une part non négligeable des 7-8 mille manifestants pour le climat vont emprunter les autres ponts que celui de la Guillotière qui est bloqué. A 14H, la foule grossit ; il arrive aussi des Gilets jaunes de tous les côtés.

La manifestation part rue de la République au milieu des touristes de la fête des lumières. La foule grossit (il y a plusieurs milliers de personnes) et se dirige vers l’hôtel de ville par la rue de la République. Elle bifurque et en passant par les Terreaux rejoint les quais de Saône puis les Gilets jaunes poussent à un passage sur l’autre rive du Rhône. Pour certains l’objectif est la préfecture. Mauvais choix tactique parce que nous nous trouvons en plein après-midi à découvert dans un no-man’s land où il n’y a quasiment personne à part nous. On ne peut passer et ce sont les premiers gazages. Nous repassons sur la presqu’île, Bellecour puis à nouveau l’Hôtel de ville ? Cette fois la tension monte et très rapidement les portes en fer de la mairie cèdent sous les coups et s’ouvrent. La police riposte et referme les portes. Une cinquantaine de Gilets jaunes se mettent alors en position "lycéens de Mantes la jolie", mais riposte immédiate et disproportionnée ils sont gazés. Nous reculons et retournons direction Bellecour où un jeu du chat et de la souris commence entre la police et nous. Des unités mobiles sont en place et les gendarmes mobiles se positionnent en haut de la place Louis Pradel. Nous refluons sur Bellecour sous les gaz. Touristes et personnes âgées dégustent et on les aiguille dans les petites rues, mais nous sommes moins nombreux et on remonte sur Bellecour qu’on occupe à nouveau. Nouveaux gazages. Des gilets jaunes jouent avec des installations de la fête des lumières et tout à coup la décision est prise, on ne sait par qui, mais appliquée par la police, d’éteindre toute les lumières de la place et de l’interdire au public. Chose essayée mais impossible à tenir, nous la réinvestissons ainsi que le coin du métro à côté du Mac Do. De plus en plus de lascars nous ont rejoints. Ils ne pillent rien, mais provoquent un peu comme par jeu. La police riposte maladroitement en repoussant à l’aide de bouclier deux femmes qui manifestaient.

La tension monte, les premiers jets de bouteilles ou autres commence et la police lance grenade sur grenade pour dégager l’espace, nous nous replions à grand peine le long de la rue de la République en direction de la place des Jacobins. Toutes les barrières de triage de la fête des lumières sont descendues ou installées en obstacle pour empêcher l’avancée de la police. Mais soudain, il est 18H30 elles attaquent par les unités mobiles. Quelques arrestations. De fait nous nous disloquons.
Mais ce n’est pas un échec, il y a eu un grand nombre de personnes de la manifestation pour le climat qui a rejoint la manifestation Gilets jaunes, ainsi que pas mal de gens qui jusque-là restaient méfiants par rapport au mouvement. Beaucoup de discussions, mais toujours aussi peu d’organisation. De mémoire de lyonnais, c’est la première fois que la fête des lumières a été troublée de cette façon. Même en décembre 68 quand nous avions décidé de troubler le caractère religieux de la fête et avons cru, dans le sillage de Mai, que la chose serait facile, nous avions lamentablement échoué devant la masse de forces de police déployée et la stupeur des promeneurs de la fête qui nous prenaient pour des zombis alors que là ce n’était pas du tout le cas. Tout le monde était au courant même si tous n’étaient pas d’accord.

DIJON
Une foule joyeuse occupe la place Darcy. Mini-place de l’Etoile ; Arc de Triomphe en carton-pâte. On mesure nos forces ; l’heure est aux chansons ; les plaisanteries fusent. Une question est sur toutes les lèvres : sommes-nous aussi nombreux que la dernière fois ? Question qui en cache une autre, plus lourde d’angoisse encore que la première : est-ce notre dernier samedi, notre baroud d’honneur ? On pourrait croire, en effet, que tout va s’arrêter là, devant le rang serré de CRS qui bloque l’accès au quartier-fric et aux rues de la frime. Un Gilet jaune se prend en photo devant un CRS ; la tête penchée en arrière, goguenard, devant la bête qui ne bronche pas. On est à Dijon, ville musée, figée dans le passé. Loin de lui redonner vie, les liftings successifs ont pétrifié son visage de vieille pute. Ici, tout se termine fatalement par un selfie.

Infranchissable le barrage ? Un simple contournement et tout le monde est passé sans encombre. Trop facile ! Pensaient-ils vraiment qu’on resterait parqués place Darcy ? Je commence à le croire en voyant les deux rideaux de CRS se replier en catastrophe. On frôle la farce. Une haie se reforme à la hâte devant les boutiques ripolinées ; les bons citoyens font grise mine : leur belle journée d’emplettes est torpillée, le vin chaud va refroidir. Un jeune CRS – 22ans ?- claudique à quelques pas de moi. Il abaisse la visière de son casque, ne sait quoi faire de son attirail. Je pense à l’ado névrosé de l’Elysée, à tous ces gamins capricieux qui jouent à nous faire peur pendant qu’ils se vident dans leur froc.

Place de la Libération ; suite de la visite ; on n’attend plus que le guide. Un camarade me rejoint. Il ne porte pas de gilet jaune. Il vient faire un bout de chemin avec nous. Il précise à toutes fins utiles qu’il n’est pas vraiment avec nous, que le jaune, il le sent, va virer au brun. La leçon d’histoire me glisse dessus. Je l’ai mille fois entendue. L’homme argumente, ce n’est pas le spectateur moyen de BFMTV mais un fin dialecticien pétri d’érudition. Force est pourtant de constater que l’événement lui résiste, lui fait perdre son latin. Une centaine de mètres plus loin : premiers nuages de gaz lacry, je me retourne, le dialecticien a filé, pfiuuuut !

Rue de la préfecture. La rue interdite. Tout va se jouer ici, on le sent bien. Un mur de plexiglas a été érigé. Derrière : une dizaine de CRS vont nous narguer pendant plus de deux heures. Depuis leur position, lance-grenades calées dans les meurtrières, les mecs nous arrosent sans coup férir. Il est clair qu’on ne passera pas. Ce qu’ils ignorent, c’est que nous, la préfecture, on s’en fout… L’agressivité monte en flèche : une partie de la foule hurle « tout le monde déteste la police ». Un feu est allumé au milieu de la route. Pelotonnés derrière leur écran, les CRS nous regardent et nous écoutent, médusés. Devant eux : un avant-goût du grand incendie qui les emportera bientôt.

Après un calme relatif, c’est une pluie de bombes lacry et de flashballs qui s’abat sur nous. On se replie place de République. On se dissémine, un peu partout. Autour de moi tout le monde tousse, pleure, vomit : l’horreur. Un grand type passe à ma hauteur, ivre mort ou défoncé, il titube mais avance résolument en direction de la préfecture. Il ne porte pas de masque, éructe des propos inintelligibles ; il fonce droit sur le nuage et disparait en son point le plus dense. Une vieille dame en gilet jaune me saisit le bras : on ne peut pas le laisser comme ça, ils vont le tuer, il faut aller le
chercher. Combien de fois, au cours de cette journée, avais-je eu l’impression que tout le monde parlait d’une seule voix, avec les mêmes mots, ceux qui créent du lien, nous donne envie de rester ensemble, encore un peu ?

Retranchés sur la place de la République, on se dirige vers les cabanes du marché de Noël, au pied de la grande roue. On veut croire à un moment de répit, à une trêve des confiseurs… Mais manifestement, les flics ont décidé de dératiser la place, de nous déloger jusqu’au dernier. Les grenades pleuvent à nouveau, claquent contre l’armature métallique de la grande roue. La fumée blanche nous recouvre : c’est la magie de Noël. Tout le monde s’affole, il faut fuir à nouveau : la BAC est en train d’encercler la place. Je me retourne et j’emporte avec moi ces images qui se superposent : celle d’un monde ancien qui ne veut pas mourir et celle du monde irrespirable qui nous attend.

MONTREUIL
Sur Montreuil c’est le début d’un point fixe qui a bien prévu de rester et d’essaimer. On vous envoie un peu les infos en trois blocs :

  • L’avant point fixe
  • L’appel à s’établir ici et partout en ile de france
  • Un témoignage de la première journée

1 : Partout en France (essentiellement hors des grandes villes) la mécanique gilets jaunes est bien huilée : la semaine, c’est le temps pour le local, construction sur les ronds points, assemblées, blocages économiques, rencontres, tout ça en simultané dans tout le pays. Le week end ça se regroupe et ça converge dans des centres, urbains en général, pour faire entendre sa colère à plus nombreux et donc à l’échelle nationale.

Ici, à Paris et en banlieue, c’est moins fluide. Si, après un peu de temps, tout le monde est plutôt d’accord pour converger dans le centre le samedi, c’est pas la même chose au niveau local. Quelques actions, initiatives ici et là de gilets jaunes franciliens existent depuis plusieurs semaines mais il y a des difficultés à les rejoindre, mais aussi à s’ancrer quelque part, à gagner en nombre et en régularité.

Alors à Montreuil, après plusieurs assemblées assez diverses, après des dizaines de discussions sur « est ce qu’il faut y aller où pas » et puis ensuite « comment on fait pour rejoindre ou non ? » ; avec pas mal de retard donc, la décision est prise : on va s’installer à côté du rond point de Croix de Chavaux.

2 : « Habitantes et habitants de Montreuil, Depuis le mardi 11 décembre, nous avons décidé, comme des milliers de gilets jaunes dans toute la France de nous installer ici pour nous rassembler, discuter et faire entendre, ensemble, notre colère au gouvernement.

Nous reviendrons ici tous les jours et nous appelons tout le monde à nous rejoindre pour faire vivre cet endroit qui ne peut pas exister sans la participation des Montreuillois.

Nous appelons aussi les autres quartiers de Montreuil et de Paris à faire la même chose pour que se multiplie les occasions de se rencontrer et de s’organiser.

Tout don est le bienvenu pour faire vivre cet endroit : tables et chaises pliantes, thermos, soupe chaude, gateaux, goblets, etc. Seul ou avec vos amies, avec votre fanfare ou avec un ballon de foot, venez passer du temps avec nous !
DE 16H A 21H TOUTE LA SEMAINE A CROIX DE CHAVAUX !
A tout de suite
Facebook : Les Gilets Jaunes de Montreuil

3 : "Premier point fixe gilets jaunes à croix de Chavaux, témoignage : Sur les 5 heures où je suis resté, des dizaines et dizaines de rencontres, des discussions passionnantes avec des gens d’horizon très différents. Des gens qui donnent plein de trucs : café, gâteau, bières, verres etc. Pleins de personnes qui promettent de venir : mixer sur la place, mettre de l’énergie, contribuer en nous faisant des gâteaux ou en nous apportant du thé, construire des trucs… Des envies d’aller plus loin déjà : de faire des actions, des assemblées, écrire des textes, créer des liens sur le long terme, de partir ensemble samedi prochain…

Et surtout les paroles des gens qui s’arrêtent pour discuter le coup :
— « vous étiez ou les gilets jaunes Montreuil ! »
— « On est content que vous soyez enfin là », « eh mais moi aussi je peux être gilet jaune en vrai »
— « on veut plus de politiciens, on se débrouille très bien entre nous ».
— « J’ai compris dans ces yeux qu’il avait peur hier ».
— Une femme à son mari : « Et voilà, je te l’avais dit ils veulent faireune révolution »
— « Quand ça a commencé, c’est comme si, vous -les GJ en général- vous sortiez du fond de moi »
— Un gars à qui on a filé un gilet jaune avec un stiker anti-raciste : « Wallah Je vais être une star en rentrant au quartier avec ça »
— Des gamins de 10 ans qui s’arrête en disant : « eh moi aussi je suis gilet jaune », « MACRON DEMISSION » ou en chantant : « GILETS JAUNES hehe »
— « Moi je viens du XXe car il y a pas encore de truc comme ça, vous savez si ça va se faire ? »

Des moments difficiles aussi où on te raconte pendant de longues minutes les galères de fin de mois, les pressions de son patron, l’incapacité de lutter parce que « on te tient à la gorge ».
Et puis enfin, des conversations qui commencent par « fils de chiens, gilets jaunes de merdes » et qui se finissent par des accolades et des « en fait c’est trop cool de discuter avec vous, je reviens demain ! »

En tout cas ce fut un moment d’une richesse que j’ai pas souvent vécu. Ces moments où on se sent plus tout seul. Où on se rend compte qu’on est beaucoup à être vénère. Mais aussi qu’on est nombreux.ses à vouloir construire quelque chose de mieux.

Bref, peu importe si il fait froid, si il pleut, si on est que deux. Je reviens demain. Et puis peut être après demain, et même peut être bien la semaine prochaine."

TOULOUSE

Ca démarrait pas terrible pourtant. Midi trente, place Arnaud Bernard, on s’attendait, les heures de rendez-vous étaient diffuses à vrai dire. 13h peut-être, plutôt 14h pour les militants du climat qui se cherchaient, ne savaient plus trop :
« La planète pour
tous
pour la planète ».

Puis des drapeaux tricolores arrivent et investissent le rond point, ça craint. Sous les huées débuts de Marseillaise mais sans trop, pas même jusqu’au bout du premier refrain. Puis peu de temps après au sommet du rond point, au dessus d’un drapeau bleu blanc rouge, des panneaux de carton de fortune brandis, avec le sigle Anarchie. Côte à côte, vis à vis invraisemblables, mais qui tiennent on ne sait trop comment.
(...)

Avec le copain soubassophoniste on se dit « merde, pas tant de monde ». Une première percée tentée vers les allées de Strasbourg, donc vers le centre-centre, recueille espoir, les véhicules de flics reculent et se garent comme pour laisser passer, acclamations « les flics avec nous ! ». Puis non, le barrage de flics se reconstitue (ordre et contre-ordre ?), la manif part dans l’autre sens vers le pont des Catalans puis la place Saint Cyprien, parcours classique pour nous contraindre à éviter le centre et le Capitole.
(...)

On devine déjà qu’à Saint Cyprien, ils nous attendent et ne laisseront pas aller plus loin. Car en un rien de temps la foule s’est épaissie, densifiée. Une première escarmouche en queue de manif à Compans Cafarelli, provoque des flics ou nervosité sensible de leur part, nous vaut quelques lacrymos bien arrosées. Beaucoup passent par le parc de Compans et poursuivent le défilé, remontés contre les keufs, un gilet jaune : « putain, ça partait tranquille et voilà, ça donne envie d’y aller là » (à la baston s’entend).

La manif a maintenant de l’allure, s’étend de Arnaud Bernard au pied du pont des Catalans presque sans trous. Les slogans fusent de partout, dans tous les sens, climat, spécisme, démission du petit Cron, éducation, colère, colère et joie, détermination. On discute avec l’inconnu qu’on frôle de l’épaule, « L’un : ouais mais ces extrémistes ils sont chiants – L’autre : peut-être mais s’ils n’étaient pas là il ne se passerait pas grand chose ». Ou encore plus vénère et pourtant gilet jaune « tu comprends si la décision d’une défense musclée est démocratique, c’est pas pareil qu’une lubie de groupuscule – oui d’accord mais si on prend les armes on est foutu, on perd tout le monde – d’accord on ne veut pas tuer, mais pas se faire tuer non plus », on respire un grand coup.

« Super ton masque de plongée là, ça aide » qu’il me dit le jeune, poursuivant « moi, j’avais achété un masque de ski, les flics me l’ont piqué ce matin dans un contrôle, ils m’ont dit que je pourrais le récupérer à la pref, tu parles ! ». Il continuait tête nue, visage nu. Un moment immobilisés sur le pont, une femme à une autre « bon, la créativité, l’inventivité, ça se discute, tout dépend ce qu’on met dedans. C’est sûr que ce sont les pièges des managers. Tu me parles des tribus lointaines d’Amazonie, mais bon elles n’ont pas inventé l’ordinateur. C’est bien, c’est mal, je n’en sais rien. Elles ont leur inventivité à elles, nous on a la nôtre, civilisée entre guillements. Je ne sais pas si on peut comparer en fait. Je ne défends pas l’ordi. coûte que coûte, mais si on se prive de ce dont on est capable, alors on va vers où, dans quel sens ? ».

Bien plus que les revendications, c’est la vie qui parle, se débonde, s’interroge, s’affirme de proche en proche et même en lointain, c’est comme un acte irréversible, comme si on ne pouvait plus, enfin, continuer comme avant. Est-ce bien sûr ? En tout cas on veut y croire, et c’est déjà l’entame sérieuse d’un saut en qualité et en quantité. Les pubs des panneaux Decaux en prennent pour leur grade. Sur l’une, une jeune femme « jolie » bien sûr, mannequin classique au sourire standard aux yeux bleus standard, exhibe sa tête qui seule émerge des eaux comme en plein milieu de l’océan, et « flotte » près d’elle bien droit un flacon de parfum Joy de chez Dior. Un jeune homme écrit au feutre noir sur la vitre : « Avec la montée des eaux, l’humanité ne fera pas de vieux os », et entoure ses paroles d’un trait de bulle qu’il rattache à la bouche de l’égérie de Dior. Magie de l’intelligence collective lorsqu’elle surgit spontanément d’un mouvement de joie et de colère mêlées.

Un peuple est là, semble-t-il, non Le Peuple, mais un peuple, dont on ne sait rien de ce qu’il adviendra, de son organisation présente et future. Et pourtant il y en a de l’organisation ; lors de la première altercation avec les flics ce samedi vers 15h, une voix d’un gilet jaune dit « Stéphane on remonte, on remonte », et de rebrousser chemin pour rejoindre en courant la queue de manif où les lacrimos fusent, à 10 ou 15 ils y vont, ne voulant pas laisser les copains de queue s’en prendre plein la gueule. Si ça ce n’est pas un peuple, alors je ne sais pas ce que c’est. On s’en fout de savoir si ce sont plutôt des multitudes, l’évidence est là, sensible, organisée, et demain on verra. On se dit même que la venue d’un nouveau parti révolutionnaire, si c’est encore à l’ordre du jour (bien peu pour l’instant, la durée s’organise sans avoir besoin de cela), doit et devra tenir compte de cette forme d’irruption inouie qui a surpris tout le monde et même les plus partisans de la révolution. Que celle-ci soit rangée au magasin des vieux accessoires est aussi une annonce péremptoire. Il nous faut être plus modestes : vivre le présent de l’inconnu et favoriser toutes ses chances, tous ses possibles. Il sera toujours temps d’oser prononcer tel mot juste alors, pour mesurer s’il accélère ou ralentit au contraire la chose, et de créer une machine de guerre spécifique, adéquate si besoin. Rien ne viendra du dehors en tout cas pour tenter de surplomber ce mouvement sans être aussitôt disqualifié, par des gens très humbles. Et pourtant « les gens » sont déjà porteurs d’une récupe possible, voir Ruffin « fier de son peuple » devant une caméra qui le filme dans le boudoir de l’Assemblée nationale. Un peu bouffon le camarade.

17h, on a l’impression que la manif se disperse d’elle-même après un bref sitting devant le musée des Abattoirs (...). Puis, tentative de passer vers le centre, et là début d’affrontement, les manifestants les plus vénères sont refoulés vers l’avenue Etienne Billières dont certaines devantures prendront cher, banques, assurances,… bref la réponse du berger à la bergère. Bienvenue.

Samedi prochain, j’irai sur les ronds-points de Gaillac, où je croisais au retour de Toulouse des gilets jaunes en nombre, installés avec des chaises pliantes de camping pour certain(e)s, avec tentes et braséros, un petit groupe s’approchant notamment de l’entrée du Leclerc juste à côté, comme pour une tentative d’incursion avec quelques pancartes de fortune tenues à bout de bras. Je ne connais pas la suite, je l’apprendrai tôt ou tard, avant samedi. Macron n’en a peut-être plus pour très longtemps, mais le peu de temps qui lui reste, réduisons-le encore. Et respect à celles et ceux qui sont meurtri(e)s par les flash-balls des flics, un homme encore vers 15h ce samedi, blessé à la jambe à Compans Cafarelli.

CAEN
Voir l’article dédié.

MARSEILLE
Encore une fois cette semaine ce n’est pas aux seuls gilets jaunes qu’on doit les grands débordements qui ont eu lieu mais à une situation locale de colère diffuse envers les politiques de la ville ou autres institutions qui a explosé après l’effondrement des immeubles à Noailles et l’évacuation de 1500 personnes qui s’en est suivie. En effet, la manifestation proprement dite des gilets jaunes n’a pas duré très longtemps. A 14h une marche pour le climat est partie du vieux port rapidement rejointe par un autre cortège. Ce deuxième cortège, rassemblé sous le mot d’ordre "qui sème la misère récolte la colère" appelait tous ceux qui avaient la rage contre les politiques coloniales de la ville, la violence policière (personne n’a oublié la dame qui s’est faite tuer par un tir de grenade lacrymogène alors qu’elle fermait ses volets au quatrième étage de son immeuble à Noailles), ainsi que lycéens fous et les gilets jaunes à se rejoindre.

Vers 15h30 les deux manifestations se sont retrouvées sur le cours Lieutaud pour faire un bout de route ensemble. La marche pour le climat s’est arrêtée à Castellane et une très grande partie du cortège a rebroussé chemin pour aller sur la Canebière. Arrivés là bas, on a pu constater que la foule habituelle du samedi qui vient faire ses courses avait laissé place à une multitude de gens qui attendaient l’émeute au coin des rues et aux CRS qui commençaient déjà à se mettre sur leurs gardes.

Il n’aura fallu que quelques insultes, quelques jets de pétards et une petite voiture éléctrique en feu pour faire souffle de ralliement et que toute la Cannebière s’engouffre dans une frénésie d’émeute. La première heure la foule se tenait ensemble. De la même manière qu’à Paris, les chantiers ont été vidés de tous les éléments qui auraient pu nous permettre de faire des barricades un tant soit peu conséquentes face aux deux blindés amenés pour l’occasion. Toutefois, la police ainsi que la BAC ont été tenues à distance pendant que les vitrines de la Soléam (organisme public chargé de l’urbanisme), des banques et des assurances ainsi que de la mairie du 1er et du 7e arrondissement sont tombées. Et comme c’est bientôt noël, le magasin de l’OM a été également sauvagement dévalisé. A ce moment là, le cortège s’est fait repousser vers le haut de la Cannebière et s’est divisé pour devenir une multitude tentaculaire de zbeuls mobiles. La fête a continué ainsi jusqu’à 19h entre gilets jaunes et capuches noires, avec bris de vitrines, feux de sapins de noël, barricades et redistributions des produits des magasins et des
bijouteries pillées.

Si ces moments sont en général bien speed et laissent peu de temps à la rencontre, là ce n’était pas le cas. La police étant concentrée en quelques endroits en gros blocs, le reste du centre est devenu safe et l’on a pu prendre le temps, entre deux charges, de discuter. Force est de constater que ces situations délient les langues et poussent à la réflexion et à la curiosité.

Une belle orgie que Gaudin n’a évidemment pas apprécié. Dans un communiqué dimanche 9 décembre, il condamne les « violences », lui qui vient de faire 9 morts et 1500 expulsés, et anonce qu’il annule, pour des raisons de sécurité, le conseil municipal qui devait se tenir ce lundi. Nous avions effectivement prévu un large rassemblement inter-quartiers devant l’hôtel de ville. Qu’il l’annule son conseil municipal, nous serons là quand mème et il n’aura pas fini d’entendre parler de nous, de ce mouvement qui mélange une situation nationale et locale. Qui exprime une colère compacte, où les gens se rencontrent et sortent de l’humiliation quotidienne et individuelle de cette politique qui mène la guerre aux pauvres, jusqu’à
les laisser mourrir dans leurs immeubles.
Vive le mouvement !

DIJON
Voir l’article de Disjoncter.

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