Préfet et ministre, supplétifs du fascisme contre l’université

« Vous êtes aujourd’hui notre honte, vous êtes notre déshonneur, vous êtes notre indignité. »

paru dans lundimatin#426, le 29 avril 2024

Le jeudi 25 janvier 2024, à l’issue d’une manifestation d’environ 500 personnes réunies contre le projet de loi immigration derrière la banderole « loi raciste, riposte antifasciste », une quinzaine de vitrines furent brisées dans Rennes, sans blessés ni arrestations signalés par la presse. Imputant la faute à des « groupes d’activistes » et suggérant l’incompétence des forces de sûreté de l’État, la maire de Rennes provoqua une réaction du préfet de Bretagne publiée dès le lendemain sur le site de Ouest-France. Dans cet entretien filmé, le représentant de l’État utilise à trois reprises, pour qualifier les briseurs de vitrines, le terme de « terroristes ». Un enseignant-chercheur de l’université Rennes 2 revient sur cette séquence et rappelle quelques évidences quant à l’usage des mots.

À l’heure où la France vient de s’incliner devant les cibles du terrorisme choisies en raison de leur statut de professeur, à l’heure où elle honore des résistants étrangers jadis dénoncés comme « terroristes » par les forces d’occupation et tout l’appareil collaborationniste, l’usage de ce terme, dans un tel contexte, ne laisse pas de surprendre, sans compter le dédain des victimes de tous les terrorismes. C’est une première honte à verser au crédit de Monsieur le préfet. À celle-ci s’en ajoute une autre : procédant par raccourcis et désireux de « faire en sorte que ces terroristes cessent de nuire », notre représentant de l’État, levant l’omerta selon ses dires, en révèle l’origine : « ces gens-là » — lire ces « terroristes » — « viennent d’une université qui s’appelle Rennes 2, où on leur laisse faire à peu près tout et n’importe quoi ». Autrement dit : vitrines brisées + étudiant·es de l’université Rennes 2 = « terroristes ».

Si la présidence de l’université visée a dénoncé « les propos choquants tenus par le préfet », cela reste tiède tant il faudrait les désigner comme indignes, comme honteux, ces propos qui cherchent à associer, insidieusement, le mot de « terroristes » à celui d’université, c’est-à-dire à confondre l’espace des savoirs critiques et de leur transmission à ce qui s’apparente à leur négation même. Comme personne, dans aucune université, n’incite à la violence et que nos efforts, au milieu d’une pénurie de moyens toujours plus criante, visent à l’inverse à offrir aux étudiant·es des modalités d’ouverture et de présence critiques au monde pour qu’ils s’en saisissent — et avec elles, leur vie propre comme notre avenir commun —, comment qualifier de telles manipulations langagières ? Monsieur le préfet est-il illettré, ne sait-il pas ce qu’il dit, ne mesure-t-il pas la portée de ses mots ?

Non, cette outrance langagière fait plutôt droit à une haine de la pensée qui s’épanche et se répand désormais partout sans vergogne : haine de la pensée critique, haine de la possibilité qu’un monde autre soit envisagé, haine du moindre écart possible face à un appareil à niveler les consciences chaque jour plus entreprenant. Mais il y a plus. Certainement encouragé par les déclarations du ministre de l’Intérieur, son référent de tutelle — « Monsieur le préfet de Région s’est bien exprimé et je suis parfaitement solidaire de ses propos. » (Ouest-France, 13 février 2024) —, ledit préfet fit le pédagogue pour un nouvel entretien (Le Télégramme, 28 février 2024). Interrogé sur d’éventuels regrets quant à l’usage du terme de « terroristes » pour qualifier des « mouvements d’extrême-gauche » briseurs de vitrines, mouvements supposément constitués d’étudiant·es de l’université (ni des hommes ni des femmes donc, uniquement des étudiant·es de l’université), le représentant de l’État réfuta à deux reprises toute espèce de remords, mettant à chaque fois en avant, fautivement d’ailleurs et toujours sans le moindre sentiment de honte, l’argument suivant : « Je fais toujours mienne cette phrase de Camus : “Ne pas nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde.” »

Comment comprendre cette honte supplémentaire imputable ici au préfet comme au ministre de l’Intérieur, c’est-à-dire à l’appareil répressif d’État, sinon comme une honte infinie, nourrie d’un mépris sans bornes à l’endroit de la pensée libre, une honte sans regrets ni remords et que jamais ne perçoivent les promoteurs des fascismes contemporains, ennemis de la complexité.

Si Monsieur le préfet souhaite nommer à bon escient (mais y échouant lamentablement, y échouant honteusement), à nous de le faire également depuis nos amphithéâtres exposés à ses outrages ; car oui Monsieur, en vérité, votre tutelle et vous n’êtes au bas mot que les supplétifs du fascisme présent. Quand ce dernier ânonne comme un disque rayé sa haine de l’autre, vous accommodez son langage, vous lui ouvrez les portes d’un vocabulaire policé et défonçant à la hache du slogan et de la communication les vivantes agoras de nos universités, vous lui déroulez le tapis rouge par ce discours réducteur : étudiant·es des universités = vies critiques = pensées critiques vivantes = « terroristes ». Vous vous piquez de Camus, mais à cet usage frelaté d’une œuvre d’envergure nous répondons d’abord, avec Jean Cassou, dans un ouvrage qui devrait vous faire réfléchir : « Ce à quoi nous trouvons à redire, c’est que nul ne trouve à y redire. Ce qui nous irrite, c’est l’impuissance générale à s’irriter » (La mémoire courte). Et nous citons aussi Roland Barthes qui, ici, vous va justement comme un gant : « La nuance, si on ne l’arrête pas, c’est la vie et les destructeurs de nuances (notre culture actuelle en connaît beaucoup), […] je les vois comme des hommes morts et qui, du sein de leur mort, se vengent en tuant les nuances. » (leçon du 27 janvier 1979 au Collège de France)

À ce stade, nous ne pouvons vous faire crédit d’aucune tenue, d’aucun maintien ni d’aucune consistance ; procédant par allusions et par amalgames, vous vous complaisez à additionner les contre-vérités pour mieux discréditer ces lieux qui, par nature, parce qu’ils sont des lieux de pensée, de savoir et de critique, des lieux d’échanges comme d’épanouissement des singularités plurielles, résistent à votre volonté crasse de tout réduire à l’individu uniforme, contrôlable, discipliné, l’individu ordonné. Pour le dire autrement et depuis l’université qui nous accueille, vous êtes aujourd’hui, représentants de l’État, notre honte, vous êtes notre déshonneur, vous êtes notre indignité et nous qui, à chaque instant, cherchons à peser les mots pour transmettre des pensées critiques qui sont aussi et en même temps rendues ainsi vivantes en l’honneur de nos étudiant·es — ne pas, ne jamais les prendre ni pour des numéros ni pour de simples compétences mobilisables-jetables par le capital —, nous n’avons aucune gêne à vous dire combien, à cette heure, votre bassesse et votre médiocrité vous révèlent en supplétifs d’un fascisme s’immisçant dans nos vies avec votre complicité, fascisme contre lequel, sans discontinuer et toutes nos forces motrices, nous lutterons.

Un enseignant chercheur de l’Université Rennes 2

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