Chili : « La primera linea, c’est le peuple en vrai »

À Santiago, la manifestation de rentrée s’est terminée en affrontements... le ton est donné pour les prochains mois.
[Interview]

paru dans lundimatin#233, le 13 mars 2020

Un référendum prévu le 26 avril devra statuer si, oui ou non, le Chili a droit à une autre Constitution que celle de Pinochet et ses Chicago Boys toujours en vigueur. La consultation prétend être une réponse aux revendications du mouvement de révolte qui dure depuis octobre 2019. Mais après les assassinats, les viols et les arrestations ordonnées par le président-milliardaire Piñera, la foule des assemblées territoriales auto-convoquées n’entend pas se satisfaire d’une commission d’experts ultra-libéraux pour rentrer chez elle. « L’Alameda n’est plus une avenue normale », et des rassemblements, activités, discussions et saccages y ont lieu toutes les semaines.

[Photos : kibayebra]

C’est une après-midi de fin décembre dans les montagnes du Chiapas. Installées à l’écart des denuncias qui s’enchaînent au micro dont nous parviennent les clameurs, et au rythme des relèves de miliciennes l’EZLN qui passent près de nous, arcs et matraques en main, nous nous sommes entretenues avec M. et N.. Elles sont venues, avec beaucoup d’autres Chiliennes comme elles, aux Rencontres internationales de femmes organisées par les Zapatistes, pour parler de la lutte qui secouent leurs vies depuis octobre. Elles ont expliqué la continuité entre la dictature militaire et le régime actuel, l’enjeu du changement de Constitution et de sa rédaction, la composition des manifestations et les mutations du soulèvement en assemblées territoriales auto-organisées, leurs découpages et revendications, et l’occupation de la rue dans un contexte de répression mortelle.

Nous retranscrivons ici des bribes de cette discussion fleuve susceptibles d’éclairer le lecteur sur l’organisation du mouvement de révolte qui promet de s’intensifier dans les temps qui viennent.

***

La Constitution - Héritage de la dictature

De ce qu’on comprend, l’actuelle Constitution est héritée de la dictature militaire et vivement dénoncée par le mouvement. C’est pourquoi la rédaction d’une nouvelle Constitution semble être au cœur de la lutte. Pouvez-vous nous rappeler son contexte de création et ce qu’entendent faire les gens qui ont pris la rue pour ne pas retomber dans le piège de se faire confisquer l’élaboration de nouvelles bases institutionnelles ?
M : Après le coup d’État contre Allende, Jaime Guzmàn, créateur de l’UDI [1], le parti le plus fasciste du Chili, est chargé par Pinochet de rédiger une nouvelle Constitution qui attribuera de larges pouvoirs aux militaires. Pour ça, il créé une commission, nommée Ortuzar qui a fonctionné pendant sept ans.

N : Pendant ce temps, les partis soit-disant de gauche, aussi bien le parti communiste que le parti socialiste laissent faire et le libéralisme privatise chaque ressource, chaque aspect de la vie et nous endette tous.

M : En 1980, la commission propose une nouvelle Constitution, qui est approuvée par plébiscite sous la surveillance des militaires. Depuis elle a été amendée, mais le fond est toujours le même, donc nous n’avons jamais eu une Constitution démocratique.

N : L’absence de légitimité de l’ordre politique actuel vient de là : la Constitution chilienne est toujours celle de la dictature et il y a une continuité entre elle et les politiques libérales, c’est pour ça qu’on parle de 30 ans (en référence au slogan « No es por 30 pesos, es por 30 años », il ne s’agit pas des 30 pesos du ticket de métro, mais des 30 ans de la dictature). À leur illégitimité, nous répondons aujourd’hui par une organisation horizontale et spontanée.

M : Oui, la bataille qui est en train de se livrer maintenant c’est de ne pas répéter la même histoire, de ne pas se faire confisquer, par une commission d’experts, la possibilité de décider. La même classe moyenne, les mêmes intellectuels qu’à l’époque disent que les gens ne savent pas rédiger une Constitution. Mais les gens savent très bien comme faire.

La proposition qui a surgi depuis le peuple est la création d’une assemblée constituante qui prend comme référents les cas de l’Équateur ou de la Bolivie, qui ont des Constitutions écrites par le peuple. Mais l’appareil institutionnel veut s’en mêler, les politiques disent : qu’est-ce que vous allez écrire, vous ne savez pas faire ! C’est pour ça qu’ils sont en train d’essayer de convoquer une ’convention constituante’, où le gouvernement de Piñera, avec tous les autres partis changeraient quelques aspects de la Constitution de la dictature. Mais tout le monde se méfie de ce processus parce que nous savons d’avance le résultat : ils vont l’orchestrer entre eux et ça n’aura aucune chance de satisfaire les exigences que les assemblées populaires sont en train de formuler.

N : Le conflit est là aujourd’hui, les gens veulent écrire eux même la Constitution de manière démocratique et horizontale, et le gouvernement propose une commission d’experts très néolibérale pour la rédiger. Les politiciens ont sorti des propositions d’accords de paix, des commissions mixtes… Mais ce ne sont que des pansements pour calmer la foule, car dans le même temps, ils n’ont approuvé que des lois répressives : la loi anti-capuche, la loi anti-barricade...

Négociations

Comment sont perçus ces accords de paix dont vous parlez et quel est l’état des négociations avec le gouvernement ?
N : Aujourd’hui le gouvernement agite le mot paix, ils ont accroché une énorme banderole blanche sur la place de la Dignité avec écrit « paix » dessus, mais nous avons les chiffres ! Et au-delà des chiffres, ce sont nos camarades qui ont perdu la vie, alors nous ne pouvons pas négocier une paix sur les morts, parce que nous avons une dignité à défendre.

Le pari du gouvernement est de diviser la population. Ils ont fait une consultation, à laquelle je n’ai pas participé parce que je crois que c’est seulement pour recenser qui pense quoi, et parce que je ne crois plus dans ce genre de consultation. Plutôt que des négociations, il y a deux plans qui ne communiquent pas, avec d’un côté, ce que la classe politique est en train de discuter et de faire avec ses lois répressives, leur convention où ils veulent réécrire la constitution sans nous. De l’autre, en bas, il y a une auto-organisation qui n’attend pas d’eux qu’ils trouvent une solution.

Alors la première des demandes du mouvement, c’est le départ de Piñera.

M : Le grand succès du mouvement est que tout le monde a compris que dialoguer avec le gouvernement ne mène à rien. La convention constituante dont ils nous parlent, ce n’est pas nouveau, ça a déjà été porté par des partis institutionnels (ndlr : la Présidente précédente Bachelet a tenté de la mettre en place en 2015 mais les élites ont bloqué le processus) et l’idée a fait son chemin, elle est « descendue », on parle d’une assemblée par le peuple, pour le peuple. Une demande importante des populations indigènes est qu’elle soit plurinationale. Sauf que, ce que nous vend le gouvernement, c’est une convention « mixte » avec des quotas pour les femmes, pour les indigènes… mais qui sont les femmes qui vont nous représenter dans ces quotas pour la parité ? Des femmes de droite, de l’UDI, qui vont voter pour moi, pour les mapuche, pour les femmes trans ?

Maintenant que l’on brûle tout le gouvernement écoute, ils croyaient que ça aller nous calmer de ressortir la convention… Au contraire, on se rend compte qu’avec eux on ne peut pas dialoguer, c’est l’action directe ou rien.

Organisation des comités et revendications - Le rejet des partis politiques

Vous avez évoqué la passivité des partis socialistes et communistes vis-à-vis des politiques néolibérales et autoritaires, quel rôle jouent-ils en cette période de soulèvement ? Y a-t-il des organisations qui y prennent part ?
N : Aujourd’hui, aucun parti ne représente le mouvement au Chili, aucun n’est en capacité de rassembler les gens et s’il y en a un qui vous dit qu’il représente le mouvement, il ment.

Les partis politiques n’ont aucune crédibilité car nous savons qu’ils ont orchestré la transition à la fin de la dictature et qu’ils ont tu les assassinats des camarades pendant la démocratie. Les gens ne croient plus, même pas dans le Frente Amplio (Front large), qui est une prétendue nouvelle proposition progressiste.

Ce parti fondé, entre autres, par des étudiants issus du mouvement de 2011 qui s’étaient inspiré de Podemos en Espagne, n’a mené à rien. Camila Vallejo ou de Carol Cariola, sont aujourd’hui députées à l’Assemblée. Elles sont devenus des ’Madames’, elles ont fait leur propres ’arrangements’. Donc même le Frente Amplio qui avait été suivi par des jeunes n’a plus aucun soutien, ils se font cracher dessus dans la rue ! La gauche aussi a perdu toute légitimité, alors difficile de croire que c’est des partis que viendrait une quelconque solution...

Avant le soulèvement, il existait déjà quelques assemblées territoriales qui étaient souterraines, car très mal vues. Ce qui était important, c’était de militer dans un parti avec des cadres, une structure formelle - ce que moi-même j’ai pu croire à des moments. On a vécu comme ça jusqu’à que cette petite lumière s’allume, et qu’on se rende compte que l’auto-organisation était plus efficace que les partis politiques. Nous avons compris que les partis jouaient avec nos vies : nous étions les corps et eux orchestraient la politique.

Aujourd’hui, il n’y aucun coordinateur du mouvement. Quant aux partis dont je pouvais être proche, ils sont en dehors du spectre électoral et sont clandestins, leurs militants font partie de la primera linea mais ne portent pas de drapeau. Le seul drapeau que l’on voit, c’est le drapeau du Chili qui est noir à cause du deuil, et le drapeau mapuche car pour nous le Wallmapu [2] a toujours été un symbole de résistance et d’une autre façon de vivre. Là-bas, on parle de prise de territoires et de résistance concrète. Ils sont en dehors de l’État, c’est l’autonomie totale.

Composition

L’opposition n’a donc rien à voir avec les vieilles formes. Pouvez-vous dire de qui est composé le mouvement ?
 : Plein de gens qui ne s’étaient jamais organisés auparavant ont commencé à le faire, des gens qui ont différentes idées politiques mais qui se retrouvent dans le ras-le-bol face à la classe politique.. C’est compliqué de faire une lecture claire de tout ce qui s’est passé, ce n’est même pas clair pour nous, mais le soulèvement n’a pas été organisé, c’est un mouvement spontané.

La primera linea

La primera linea, sorte de cortège de tête, joue un rôle crucial dans les manifestations et la dynamique du mouvement, pouvez-vous nous parler de ce qui la compose et de ses modes d’actions ?
M : La première ligne, c’est le peuple en vrai.

N : Les primera linea sont des jeunes rebelles des quartiers les plus pauvres, des jeunes qui viennent de centres pour des mineurs isolés, le SéNaMé [3] .

M : Elle est composée de jeunes et surtout de personnes qui ont vécu toute sorte d’oppressions. Il y a des femmes, des dissidents sexuels, des personnes migrantes, notamment des camarades d’Haïti, les supporters de foot... Tous les supporters des différents équipes qui étaient ennemis, se sont unis ! Depuis le début du mouvement il y a eu plein des gestes de solidarité. Nous avons vu que la lutte nous unit.

 : Il faut aussi parler des étudiants endettés (ce qui concerne tous les étudiants au Chili), qui ont un sentiment de frustration et de rage, l’envie de tout casser. Ce sont les enfants de ceux qui ont cru qu’il y avait une possibilité d’améliorer leurs vies, qu’en faisant un effort, on pouvait arriver à dépasser sa condition et que si on restait pauvre, c’était parce qu’on n’en faisait pas assez. Il y a plein de gens comme ça qui font aussi partie de la primera linea.

Pour l’organisation, la deuxième ligne apporte le matériel à la première ligne, des pierres, des panneaux de signalisation ; on fait avec les moyens du bord. Toutes les rues sont dépavées, il y a des barricades partout dans Santiago, et les vendredis on se rassemble à la place de la Dignité, qui est un point central.

M : Chacun s’est demandé : ’Qu’est-ce que je peux faire ? J’ai peur de lancer des pierres mais je peux préparer à manger’. Des gens donnent de l’eau aux manifestants depuis leurs fenêtres par des tuyaux, des piquets de ’street medic’ sont montés par des étudiants en médecine, qui ont abandonné leurs aspirations professionnelles pour être présents dans la lutte. Dès qu’il y a un blessé, il est pris en charge par la deuxième ligne, de là vers la troisième, jusqu’à arriver au ’centre de soins’ qui est au milieu de la manif. La primera linea est le frein pour que la police n’avance pas, elle met en jeu son corps pour que reste de la foule puisse manifester pacifiquement, donner des concerts ou des spectacles de danse.

N : Les saccages aussi ont été spontanés, les gens disent qu’ils sont sortis dans la rue récupérer ce qu’on leur a volé depuis des années à coups de cartes de crédit et de taux d’intérêts. C’est une manière de résister. Toute cette marchandise fini souvent dans les barricades.

Maintenant, le gouvernement tente de diviser en pointant du doigt les «  capuches  » (cagoulés), en disant qu’il a proposé une consultation citoyenne, mais selon leurs propres enquêtes, il y aurait encore 60% de la population qui soutient la mobilisation, dont aussi la première ligne ! Personne ne pointe du doigt tel compagnon ou telle forme, les formes on en discutera après. Aujourd’hui nous sommes toutes des « capuches » parce que les formes du capitalisme sont mille fois plus violentes qu’une pierre, qu’une cagoule, qu’une manif, qu’un blocage de route, qu’une barricade... Le conflit est entre eux et nos vies, nos formes de vie, et pour ceux et celles qui viendront après nous. Tous ces gens qui soutiennent le mouvement, c’est un changement qualitatif, c’est magique.

Assemblées

Vous avez parlé d’assemblées auto-organisées, comment sont-elles nées ? Vous avez parlé d’assemblées locales antérieures au soulèvement, quel rôle ont-elles joué ?
M : Le départ de Piñera et l’assemblée constituante sont les éléments transversaux du mouvement mais les assemblées territoriales se sont d’abord créées pour faire face à la répression et s’organiser face à des nécessités très concrètes. Ce n’est qu’après qu’elles se sont mobilisées sur ces revendications. Des assemblées qui existaient déjà auparavant ont resurgi avec le mouvement, mais à certains endroits on s’organisait pour la première fois. Dès le 19 octobre, il y a eu des appels depuis des conseils de quartier, des assemblées de voisins ou des centres culturels pour voir ce qu’on faisait face aux militaires, avec les blessés, comment on s’organisait pour manger parce qu’il y avait le couvre-feu et tous les supermarchés avaient été saccagés. Les gens pensaient ne pas pouvoir vivre sans les supermarchés et ils se sont rendus compte que c’était possible. Il y a eut des cantines populaires, des commissions de santé pour les blessés et les personnes qui avaient des crises d’angoisse à cause de tout ce qui se passait.

Des commissions politiques ont été crées pour faire des propositions parce qu’il y a eut cette table appelé UNIDAD qui a fini par éclater, mais les assemblées ont continué de façon ’auto-convoqués’. Ça a été très beau car on croyait que la dictature avait démantelé toutes les formes de lutte, qu’il n’y avait pas d’organisation au Chili mais avec la répression du premier jour, plein des choses se sont créées partout. Et ça n’a pas été organisé par un quelconque parti, ce sont nos voisines qui sont là, qui s’organisent pour voir qui peut faire ceci ou cela, faire des piquets juridiques pour aider les gens qui vont en prison...On n’est plus en train de demander au gouvernement quoi faire, c’est un mouvement qui prend ses propres décisions. Le combat est là, c’est ça que nous voulons.

N : On parle d’essoufflement des manifestations, pour moi ce n’est pas la question, ce qui est en train de se passer c’est un repli territorial. Les assemblées qui auparavant comptaient dix ou vingt personnes sont maintenant composées par des centaines des personnes.

Les gens se sont politisés et se sont approchés de formes d’organisation horizontales, qui existaient déjà à certains endroits mais peu répandues car utilisées dans des zones persécutées, les quartiers périphériques, par exemple touchés par la pollution de l’eau. On assiste à un resurgissement des assemblées populaires et depuis que les gens ont commencé à se parler ils se rendent compte que « leurs » problèmes ne sont pas isolés, que beaucoup rencontrent les mêmes difficultés.

Quelle taille font ces assemblées, quel est leur ancrage territorial et comment communiquent-elles entre elles ?
N : Il y en a de toutes les tailles mais on peut nommer celles des quartier, qui sont les assemblées ’micro’, après il y a les communales (le Chili est divisé en 16 régions qui ont chacune leur capitale et leurs communes) et après il y a les assemblées de la plateforme commune de Coordination des assemblées territoriales (CAT). Les CAT sont une création du mouvement, ce sont de nouvelles assemblées qui s’ajoutent aux assemblées de quartier et communales pré-existantes.
Qui participe aux CAT ?
M : Des représentants de chaque assemblée, ou plutôt des portes-paroles qui transmettent ce qui a été dit dans leurs assemblées. Le processus est très lent, car très horizontal. On se rassemble, on fait des propositions, on travaille les propositions qui émergent des CAT, on prend des décisions et les deux portes-paroles retournent aux CAT… C’est un aller-retour qui prend du temps, alors on peut dire qu’on va à contre-temps de la rapidité néolibérale qui veut que tout aille vite. Depuis en bas, on est en train de tisser lent mais à pas sûrs.

N : Comme les camarades zapatistes.

M : Il existe aussi des assemblées « thématiques », la communauté sourde s’est beaucoup organisée pour participer aux manifestations. Dans certains quartiers, des assemblées de femmes existaient déjà depuis plusieurs années, le mouvement féministe a une force d’appel énorme et remplit les rues. Les luttes pour la dé-privatisation de l’eau sont une base importante car c’est quelque chose qui traverse tout le pays. Tout cela créé un tissu dense, qui recoupe des espaces différents et communique beaucoup.

Vous avez mentionné brièvement l’implosion d’UNIDAD, pouvez-vous revenir dessus ? Y a-t-il de la communication entre les assemblées territoriales et le gouvernement ? A-t-il cherché des appuis locaux à sa proposition de convention « mixte » ?
N : UNIDAD SOCIAL est le canal de dialogue entre le gouvernement et le peuple, mais n’est pas du tout représentatif. C’est une convergence d’organisations sociales qui a essayé de récolter toutes les propositions pour répondre aux demandes du soulèvement.

M : UNIDAD, a appelé a faire des «  cabildos  » (réunions publiques), qui devaient être limitées dans le temps et formuler des propositions pour la création de l’assemblée constituante.

Nous nous sommes rendus compte que les cabildos c’était ce que les Espagnols nous obligeaient à faire pendant la colonisation, et alors il y a eut une dispute à propos du nom, et toutes les réunions se sont appelés assemblés et certaines se sont arrêtées après ça.

La répression et l’idéologie raciste - Les gilets jaunes

M : On doit vous dire, à vous camarades françaises, que nous sommes désolées, mais au Chili, les Gilets jaunes sont des fascistes. Ce sont des voisins vigilants qui étaient sortis protéger la propriété privée après le séisme de 2010. Au Chili comme dans beaucoup de pays d’Amérique latine, il y a la peur d’un hypothétique siège indigène. En cas de crise, ces populations viendraient piller les classes moyennes – qui en réalité n’existent pas car ces gens sont pauvres aussi. Ils avaient donc décidé de porter un gilet jaune pour se reconnaître entre « gardiens ».

Les médias exacerbent leur présence mais à Villa del Mar ils étaient quatre pour défendre un Wallmart. Puis, il y a eu une vidéo d’eux frappant une femme trans, là ils étaient une trentaine, c’était leur plus gros rassemblement. Après, les gens ont commencé à avoir honte de mettre un gilet jaune.

Laboratoire Mapuche

Ce mythe du siège indigène nous évoque la criminalisation que subissent les populations mapuche, quel lien pouvez-vous faire entre la répression particulière qu’elles subissent et celle du mouvement actuel ?
M : On peut dire que les territoires mapuche ont servi de laboratoire. Nous sommes d’une génération qui n’a pas vécu la dictature contrairement à nos pères, nos mères pour qui les militaires dans les rues évoquent les dix-sept ans de dictature - cela ne vaut que pour les pauvres, les riches n’ont jamais subi de répression pendant la dictature.

Dans le Wallmapu, la « démocratie » n’a rien changé, on a continué à les traiter comme des terroristes et la présence de l’armée dans leur territoire est la norme. Alors avec les militaires qui traversent les quartiers sur des tanks à Santiago, on a eu l’impression de vivre ce qu’ils vivaient depuis longtemps. Cela a généré beaucoup d’empathie, que le gouvernement n’avait pas vu venir. Il pensait que la peur de la violence allait nous diviser, mais maintenant que les gens plus aisés ont vu ce que nous avons vécu pendant longtemps dans les quartiers pauvres, ce que le Wallmapu a vécu, la police n’a plus aucune légitimité.

La peur

Qu’est-ce qui a changé dans votre façon de mettre vos corps en jeu, pour reprendre vos mots, dans votre rapport au danger quand vous descendez dans la rue, depuis que l’armée a tiré sur la foule et tué des manifestants ?
N : On a vu beaucoup de douleur, beaucoup de répression, beaucoup de violence, beaucoup de morts, mais aussi beaucoup de résistance et beaucoup de ’dar cara’ comme on dit au Chili, beaucoup de courage de tous ces gens qui continuaient de sortir dans la rue malgré le couvre-feu. Les gens allaient à la place Dignidad [4], renommée ainsi parce qu’un des slogans qui est sorti du lot est ’Vivre avec dignité’. Cela fait trop longtemps que l’on vit indignement, avec des salaires de merde, avec une santé publique où les gens meurent dans les couloirs des hôpitaux en attendant d’être soignés, parfois on appelle les gens chez eux pour les opérer alors qu’ils sont morts depuis deux ans ! Ce genre de choses nous faisaient vivre très indignement alors les slogans qui traversent le mouvement sont ’Vivre avec dignité’, ’Jusqu’à ce que la dignité devienne un habitude’.

M : On sait que l’on peut mourir. On se prévient les uns aux autres, on a des stratégies, on se coordonne pour rentrer chez nous mais tu sais que tu peux aller sur la place ou sortir manifester dans ton quartier et ne plus rentrer chez toi. Ça arrive tout le temps, c’est probable que ça puisse t’arriver.

Je me souviens qu’un jour place de la Dignidad un supporter du U a crié : « Ils nous ont tout pris, nous serons là jusqu’à ce qu’ils nous tuent parce que nous n’avons plus rien à perdre ». Beaucoup de gens n’ont pas peur de mourir parce qu’ils n’ont pas grand-chose à perdre. C’est très fort de voir ça et en même temps, ça nous donne de l’espoir de voir que les gens se rendent compte qu’il y a différentes façons de batailler pour une autre manière de vivre.

N : Pour vivre ce que l’on est en train de vivre, il y a du y avoir beaucoup de morts, et depuis là, on ne construira jamais la paix.

[1Parti conservateur, catholique et libéral dont étaient issus une bonne partie de cadres de l’administration de la dictature militaire. C’est le plus à droite du Parlement et sa doctrine revendique aujourd’hui encore son héritage du régime de Pinochet.

[2Avec le Gulumapu, territoires de l’ethnie mapuche.

[4Initialement place d’Italie, rebaptisée par le mouvement place de la Dignité.

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