Politique du poltergeist

« Pour les 100 jours d’apaisement de Macron : hantons le pouvoir »

paru dans lundimatin#380, le 27 avril 2023

Après des mois de blocages et de manifs sauvages, des semaines à tenir les piquets le matin et les rues le soir, des milliers de grenades et des coups de matraque, vient un moment où la dynamique du mouvement s’essouffle – ou du moins, un moment où les camarades sont fatigués. Après l’enterrement de la contestation intersyndicale classique, le mouvement contre la réforme des retraites a bien pris un tournant insurrectionnel. Mais sa force subversive est floue, fluctuante, imprévisible – la répression implacable. Comment lutter encore ? Quelles sont nos perspectives pour continuer à déborder ? Comment faire exister la possibilité révolutionnaire ? Une réponse semble se profiler : la politique du poltergeist.

« Il est plus intelligent que nous ne le sommes. Regarde son sens du timing — le moment où tu sors d’une pièce, quelque chose se produit. Tu restes dans une pièce pendant des heures, et rien ne bouge. »

Le parapsychologue Maurice Grosse à propos du poltergeist d’Enfield

Poltergeist est le nom d’un phénomène paranormal que l’on traduit couramment par l’expression « esprit frappeur ». Il se manifeste par des coups ou bruits violents sans cause identifiable ; jets de pierres ou de débris inexpliqués, combustions spontanées ; des déplacements, apparitions ou disparitions d’objets. Le phénomène se déchaîne par vagues successives et pendant une durée généralement assez courte de quelques jours ou quelques semaines (même si des cas extrêmement courts de quelques heures et d’autres plus longs allant jusqu’à 2 ans ont été documentés). Puis, il se termine aussi soudainement et inexplicablement qu’il avait commencé.

Dans ce début de siècle, la lutte des classes, qui avait disparue, qui ne cesse de réapparaître, hante méchamment la société française. L’antagonisme de classe est un fantôme – loi Travail, ZAD, Gilets Jaunes, anti-pass, retraites – à chaque fois, le mouvement surprend par son inventivité, qui révolutionne les formes de la contestation, puis disparaît ; à chaque fois il refuse de mourir, perdure au-delà de la victoire ou de la défaite institutionnelle, se survit dans des liens, gestes, slogans, imaginaires. Cette substance ectoplasmique des mouvements est le symptôme d’une société en cours de néo-libéralisation comme le signe d’une résistance à cet endroit même. L’inconsistance du mouvement est à la fois sa force tactique d’irruption et sa faiblesse stratégique de dispersion. Sa « créativité », sa « mobilité », sa « flexibilité », sa « résilience » sont le point de bascule de l’époque. Dans ces conditions, la possibilité du soulèvement reste incertain, mais « l’apaisement » semble impossible.

Au milieu du boulevard politique offert aux capitalistes néolibéraux par l’effondrement du mouvement ouvrier, la trahison de la gauche, la montée de l’extrême droite, la menace écologique, la crise sanitaire et la peur de la guerre en Europe, il y a une présence continue de la possibilité révolutionnaire ; une séquence de luttes qui ne se referme pas, une menace toujours actualisée pour le pouvoir. La contestation est un spectre : elle est effrayante, surnaturelle, toujours revenante, souvent composite (sociologiquement et politiquement).

Spectre : 1. a. Apparition fantastique, généralement effrayante, d’un mort, d’un esprit b. Forme blanche, sinistre, aux contours irréels. 2. Image colorée comportant les sept couleurs de l’arc-en-ciel, produite par la décomposition soit de la lumière émise par le soleil, soit de la lumière blanche (Cntrl).

Nous savons faire de cette présence fantomatique une tactique de rue, nous pourrions en faire une politique.

Après la dynamique offerte par les blocages depuis certaines bases ouvrières, puis les manifestions nocturnes non déclarées menées par la jeunesse, après l’annonce du 49.3 et jusqu’aux tentatives de coordination à échelle locale comme à Rennes, le mouvement, n’a pas réussi à passer un troisième pallier dans le blocage du pays, n’a pas su effectuer jusqu’au bout le fameux « saut qualitatif [1] ». Le pouvoir de son côté a dévoilé ses cartes : intransigeance politique et répression policière jusqu’au risque de la mort. Le message de Sainte-Soline est clair : la révolte sera écrasée dans le sang. Face à la contradiction, aux combats de rue, à la crise politique, à l’usure des forces de police démocratiques et syndicales, le pouvoir adopte une tactique simple : amener le mouvement sur son terrain, la guerre. A ce jeu là, celui de la militarisation des opposants, celui de la radicalisation-qui-s’isole, il gagne à coup sûr. La réponse des révolutionnaires face à un mouvement dont la force est variable, à une répression débridée ne peut pas être l’intensification de la violence. Nous devons être plus malins, plus fourbes, plus courbes.

Macron et sa clique s’enfuient dans une normalité où le mouvement n’existe plus : soyons paranormaux, poltergeist. Il envoie sa police pour nous tenir : soyons imprévisibles, poltergeist. L’intersyndicale veut nous endormir, les bourgeois rêvent de nous oublier, Macron « passe à autre chose ». Nous allons les hanter : devenons poltergeist.

Sauf certains cas face aux gens d’armes, le poltergeist ne fait habituellement pas de mal aux personnes, même lorsque celles-ci sont possédées ou soulevées dans les airs. Ainsi, l’évêque Guillaume d’Auvergne notait déjà au XIIIe siècle que les jets de pierres démoniaques ne blessaient que très rarement les humains. En revanche, le poltergeist peut occasionner des dégâts matériels importants, les objets projetés ou retournés pouvant être brisés lors de leur déplacement.

Le poltergeist aurait frappé pour la première fois aux environs de 858 ap. J-C alors qu’un empereur ou un roi quelconque se rendait dans la ville de Bingen en Rhénanie-Palatinat. Le « mauvais esprit » se serait alors manifesté par des jets de pierre et par des coups frappés dans les murs. Le poltergeist provoqua également des départs spontanés de feux, brûlant des champs de céréales qui venaient d’être récoltés. La Légende Dorée, un ouvrage d’hagiographie rédigé vers 1260 ap. J-C par le chroniqueur Jacques de Voragine, rapporte l’affaire du poltergeist de Bingen :

« Du temps de ce Louis, savoir, l’an du Seigneur 856, lit-on dans une chronique, dans une paroisse de Mayence, le malin esprit tourmentait les habitants, en frappant sur les murs des maisons à coups de marteau, en parlant tout haut, en jetant le trouble, à tel point que partout où il était entré, aussitôt cette maison brûlait. Les prêtres firent des processions avec les Litanies, en jetant de l’eau bénite ; mais l’ennemi leur jetait des pierres et en blessait un grand nombre. »

A l’exception de quelques exemples anciens, le poltergeist semble être un phénomène moderne : En 1966 manifestation du poltergeist de Miami, responsable de très nombreuses destructions dans l’entrepôt d’un magasin. En 1967 Le célèbre poltergeistde Rosenheim advient dans un cabinet d’avocat. De 1977 à 1979 le poltergeist d’Enfield s’est déroulée dans un quartier résidentiel de la petite bourgeoisie londonienne. Fort de ces différentes expériences le parapsychologue Maurice Grosse jetait les bases d’une phénoménologie du poltergeist [2]. Il note comme symptomatique les manifestations suivantes :

— Bruits divers : bruits de coups frappés dans les murs ou dans les portes ; bruits de meubles lourds qu’on déplace ou de vaisselle qu’on entrechoque, de casseroles, comme si la pièce était mise sens dessus dessous ; cris, sifflements, voix humaines.

— Déplacement d’objets par lévitation ou par téléportation. Meubles lourds déplacés ou renversés sur eux-mêmes ou objets lancés dans les airs, parfois en direction des personnes. Les jets de pierre inexpliqués (lithobolie) constituent une manifestation typique de poltergeist, déjà mentionnée dans de très anciens témoignages.

— Actions directes sur des êtres vivants par une force invisible : blessures (griffures, morsures, pincements ou gifles), et dans de rares cas lévitation voire possession, apparitions.

— Enfin, le poltergeist peut se manifester par le dysfonctionnement des appareils électrique, la destruction d’appareils informatiques, pyrokinésie (objets prenant spontanément feu), écriture spontanée (graffiti sur les murs) ou messages griffonnés sur des feuilles de papier.

Actualité de la politique du poltergeist dans le mouvement contre la réforme des retraites

« C’est dommage d’effacer ce qu’on pense. Ça nous donne du boulot, mais c’est la pensée de beaucoup de gens écrite en gros. On va y aller doucement pour que le peuple puisse encore voir un peu ce qui est écrit sur les palissades »

Un ouvrier du chantier de Villers-Cotterêts effaçant les tags

24 Mars : annulation mystérieuse de la visite du roi Charles III en France

5 avril : une banderole et des drapeaux CGT sont aperçus sur l’Arc de triomphe

6 avril : lévitations de prolétaires dans les locaux du fond d’investissement BlackRock

8 avril : les mots du mouvement social projetés dans la bouche des musiciens de l’auditorium de Lyon avant le spectacle

11 avril : apparition d’une banderole à La Haye pendant un discours du président : ’Macron président de la violence et de l’hypocrisie’

14 avril : des meubles déplacés au siège de LVMH à Paris

16 avril : graffitis sur les murs du château royal de Villers-Cotterêt, chantier présidentiel : « retire ta réforme de merde ou on rase ton château », « Macron, aucun château n’est imprenable »

17 avril : bruits de casseroles et de percussions devant toutes les mairies de France

19 avril : A Muttersholtz l’électricité se coupe dans l’usine que visitait Emmanuel Macron

20 avril : désordre au siège d’Euronext (principale place boursière de la zone euro) à La Défense

21 avril : Montreuil le ministre de la santé est « bousculé »

22 avril : cris et drapeaux rouges à Caen

Le poltergeist ne meurt pas, il est effrayant à peu de frais, ne connait pas de limites, existe partout. Il passe les murs et les frontières, est accessible et ne demande pas trop de risque. Pour les 100 jours d’apaisement de Macron : hantons le pouvoir. Devenons poltergeist. Partout où ils iront ils nous trouveront sur leur route.

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Photo : Bernard Chevalier

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