Mytho

[Revue de presse]
Anne Duclos

paru dans lundimatin#410, le 8 janvier 2024

Une revue de presse doit être comme un écorché révélant les muscles du corps humain. Elle ne dévoile pas la vérité mais la réalité d’un discours. Ces paroles ne mentent pas si on les regarde comme des faits. On n’écoute plus les orateurs mais les mots qu’ils sont capables de proférer.

Peu importe le décor et les personnages, c’est l’histoire qui compte. On meurt avant la fin. Mêmes têtes, mêmes mots différemment agencés, on se lasse mais que voulez-vous y faire ? Peu de variation dans la mode masculine comme dans les modalités politiques. Aucun accord n’a été trouvé sur l’utopie.

La bourse chute. Le mot croissance continue à être utilisé. Nous avons longuement discuté des conséquences de la grève. Nous nous en remettons au marché. Location, vente, reconditionnement, achat, ne vous inquiétez pas. La pénurie de pétrole est un signe de modernité.

Les mots de regret sortent de nos bouches. Nous nous fions à l’économie. A quoi donc sinon voulez-vous croire ?

Notre besoin de consommer est sans appel. Nous encourageons toute prospection psychanalytique de la question. Il s’agit d’accepter et de célébrer un fait anthropologique. La politique est gestion, non recherche de solution. Le bonheur en est la fin, qu’on ne peut atteindre que par le régime du raisonnable.

Il n’y a plus de malheur. Ce phénomène d’essence métaphysique indique seulement notre échec à quantifier un dysfonctionnement. Selon les facteurs et l’intensité des marqueurs, nous parlons de catastrophe, drame, crise, choc, conflit, événement. Combien avez-vous sur l’échelle de la douleur ?

Contre la propagande, nos slogans. Les mots sont la réalité, de même que les chiffres sont la valeur. Nous parlons adéquatement du cadre que nous avons créé. Nous ne pouvons renoncer à notre liberté. Nous trouverons d’autres solutions. Et si ce n’est pas possible, nous trouverons d’autres problèmes.

On ne peut plus aborder le thème éculé de la pauvreté. Un consensus se dégage, du moins chez les locuteurs ayant autorité, autour de la nécessité de convoquer une grille de lecture objective sans se laisser aller à un sentimentalisme dépourvu d’efficacité.

L’ordre logique, la désignation précise des faits et leur évaluation objective sont méthodiquement évités. L’impossibilité à dépasser l’équivocité de la réalité est compensée, dans l’ordre de la parole, par les marques de l’univocité.

L’auteur propose généralement une schématisation en termes conceptuels classiques, qui peut être déclinée selon différentes dispositions. Ce qui compte est de susciter des convictions, non de mettre au jour des hypothèses.

On croit parfois déceler deux niveaux de développement humain : un sens économique, et un sens social ou politique.
Plan économique : développement ou sous-développement, croissance ou récession.
Plan politico-social : ordre ou désordre, stabilité ou évolution.

Une autre tradition de pensée propose trois niveaux de lecture :
plan de la nature : vie, pluralité des formes, être sa propre nécessité ;
plan de l’éthique : même thème, mais rapporté à l’action et la conscience humaines ;
plan du devenir ou de la connaissance : le présent et l’avenir considérés indépendamment de toute intention.

En dépit de ces apports épistémiques, on peine à trouver une logique narrative cohérente. On en est malgré tout réduit à utiliser ces prédictions et projections : face à l’incapacité à lire le présent, on espère que l’avenir proche en révèlera le sens. On commence cependant à mesurer combien l’usage de l’indicatif et de l’impératif dans ces discours est déroutant.

Civilisation – rassurez-vous
il n’y a plus de civilisation.

Première chose en cas de guerre :
teignes et poux.

Bombardements et pilonnage
valeurs universelles.

Jour de trêve
à Gaza.

De Damas à la Crimée
très beau cadre.

Notre fierté
écrire cet agenda tragique :

Nostalgie de l’union
européenne à douze,

Grandes heures de Sarajevo
sur les écrans cathodiques,

Beauté boréale
dans le ciel de Bagdad.

Occident, orient, métaphysique
géopolitique.

Paradigme épistémologique :
complotisme et paranoïa.

L’hypothèse de l’anéantissement du monde,
triomphe de la philosophie.

Continuité de notre modernité.

Cessez le feu,
ouvrez le marché.

Capitalisme
ou barbarie.

Ruissellement
de larmes et d’argent.

Démocratie
réinventée :

Nous protégeons les minorités,
en témoignent les milliardaires.

Appartenance versus
appropriation : nos ontologies.

L’oxymore est le sceau
de la haute-modernité :

bataille de la confiance,
développement durable,

intelligence artificielle,
État de droits,

Couloir humanitaire.

Défaillance sémantique,
nouveau performatif :

Dire,
pour ne pas faire.

Rien ne se perd
de ce que l’on crée.

L’homme est incomparable
et ses traces innombrables.

Il se peut que nous ayons franchi
les limites de notre survie.

Anthropocène
notre immortalité.

On pourra toujours
parler d’autre chose.

Anne Duclos


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