Plus que nous

Notes sur Laisser être et rendre puissant de Tristan Garcia
Bernard Aspe

paru dans lundimatin#388, le 19 juin 2023

En novembre dernier, nous avions rencontré Tristan Garcia à l’occasion d’un lundisoir, il nous avait notamment parlé de son livre de philosophie à paraître Laisser être et rendre puissant. Bernard Aspe, lui aussi philosophe attaché au démantèlement de l’ordre du monde, nous a confié cette note de lecture critique et exigeante. Attention, cela s’adresse d’abord à celles et ceux qui ont lu Tristan Garcia et touchent leur canette en philosophie.

Tristan Garcia est cartésien, au moins en ce sens qu’il tient à distance le discours de l’université. La philosophie ne se construit pas sur la base d’une spécialisation académique. Elle est le déploiement d’une argumentation qui peut concerner tout le monde, et qui doit tenir tout entière par elle-même. Elle est l’exposition du fil continu d’un raisonnement que toute personne de bonne volonté doit pouvoir suivre. Il est essentiel pour cela que cet exposé ne quitte jamais l’espace de la langue commune. « Accessible à qui conque perçoit et pense » (248), tel est l’objet de sa dissertation. Il faut donc assumer le sérieux de la méditation cartésienne, et la dramaturgie spécifique qui l’accompagne – celle de la pensée entièrement livrée à sa seule ressource réflexive.

Peut-être Garcia voudrait-il moins volontiers reconnaître le fond hégélien de sa démarche. Précisons d’emblée que le renvoi à Hegel n’est pas d’emblée disqualifiant, bien au contraire. Ce que ce livre a de salutaire, c’est précisément qu’il ne tient pas compte des mises en garde proférées au long des décennies passées : il faut rejeter toute démarche « totalisante », il ne faut pas se perdre en généralités, il ne faut pas se confier à l’abstraction, il faut toujours laisser le dernier mot au multiple, en montrant qu’on a abandonné depuis longtemps toute recherche d’unité. Avec de telles mises en garde, s’est installée durablement la méfiance à l’égard de la « théorie », ou de la philosophie en tant que telle. Le livre de Garcia devrait contribuer à la mise en question des évidences qui sous-tendent cette méfiance et la manière dont elles légitiment la focalisation, aussi bien chez les intellectuels que chez les activistes, sur l’étroitesse de leur « terrain ».

Mais on aura l’occasion de voir que, hégélien, Garcia l’est de plusieurs autres manières. Parmi celles-ci, on trouve chez lui cette forme d’autoprotection qu’avait si admirablement permis le ressort de la contradiction et qui est ici relevé par la pensée de la résistance. Car Garcia construit un dispositif qui est tel que, si nous tentons de lui résister, nous semblons condamnés à le vérifier. Il faudra bien pourtant s’engager dans cette voie. On tentera donc, dans un premier temps, d’exposer le chemin qui conduit au choix de la subjectivité résistante (au double sens que l’on peut donner à cette formule) ; puis, dans un second temps, de lui résister, sans pour autant le vérifier.

1. La pensée de la résistance

1.1. Ontologie

Qu’une argumentation philosophique repose tout entière sur l’exposition de sa propre consistance, c’est dire qu’il lui faut savoir commencer. Les premières pages de l’ouvrage évoquent la perte d’un monde commun, le conflit généralisé qui s’y est substitué, et l’exigence de son dépassement. Or pour réaliser ce dépassement, il semble nécessaire de retrouver une communauté minimale, et donc un élément qui permettrait de discerner cette communauté en son extension la plus large, que nous oublions dans nos conflits. Un élément qui serait comme le point d’appui depuis lequel une communication pourrait être rétablie entre toutes celles et ceux qui ne croient plus qu’elle puisse encore exister. Le premier mouvement du livre sera donc l’exposé de la recherche de cette communauté, et de la manière dont on peut la concevoir. La trouver permettrait de savoir ce que nous pouvons dire quand nous disons « nous » – c’est la question centrale de toute l’œuvre de Garcia ; et de disposer d’une manière au moins minimale d’identifier ce nous.

Mais cette exigence n’est pas le commencement véritable, car pour entreprendre cette recherche, Garcia a au préalable posé autre chose : pour commencer, il faut savoir partir deux fois ; une fois pour chercher l’élément depuis lequel se laissera discerner la communauté en son sens le plus étendu, qui sera, on va le voir, le possible  ; une autre fois pour restituer la puissance que la recherche du possible nous avait fait perdre. Car la pensée doit à un moment se confronter à nouveau à ce qu’elle aura un temps mis de côté – disons la manière dont elle s’insère dans le monde, et ce qu’elle peut y apporter – c’est ce que condense ici le concept de « puissance ». Autrement dit (l’ombre de Hegel passe ici), un vrai commencement en pensée doit poser une division interne à la pensée.

Cette dualité prend ici la forme de la différence entre ontologie et métaphysique – on laissera de côté la question de savoir quel est le statut de la pensée tierce, qui n’est ni ontologie ni métaphysique, et depuis quoi seulement peut se dire cette distinction. Le concept d’« ontologie » développé par Garcia sera sans doute déroutant pour celles et ceux qui ont appris à l’utiliser avec Latour ou Descola – ce qui est plutôt une bonne chose. Elle sera plus familière à qui a appris de Heidegger qu’il ne fallait pas confondre l’ontologie avec une « conception du monde » (151). La particularité du geste de Garcia est d’affirmer qu’il ne peut y avoir qu’une ontologie ; il s’agit donc de la révéler – des métaphysiques, en revanche, il y en a « une infinité ». Aux métaphysiques revient la charge d’élaborer la puissance, c’est-à-dire la manière dont les existants concrets peuvent s’insérer dans le monde et se constituer en subjectivités.

L’objet de l’ontologie est de déterminer l’être liminaire, au seuil de l’indétermination, autrement dit le minimum d’être que nous soyons capables de concevoir, et qui parce qu’il constitue ce minimum, est supposé être également en partage pour toutes et tous. Cet objet est ce qui devrait nous permettre de recommencer à pouvoir dire « nous ». Ce minimum d’être, c’est ce commun distinct que nous appelons de nos vœux, même quand on l’ignore : suffisamment commun pour être également distribué en tout être ; suffisamment distinct cependant pour pouvoir être conçu. Car ce qui est invoqué comme commun sans pouvoir être clairement discerné n’apporte rien à la visée de l’ouvrage, qui est bien une visée d’identification. C’est l’identification du commun distinct, et elle seule, qui pourra mettre un terme au conflit qui fait rage entre des conceptions du monde soucieuses d’affirmer leur hétérogénéité et leur incompatibilité.

Il va donc y avoir deux mouvements : un mouvement de descente pour atteindre l’objet ultime de l’ontologie (catabase), qui correspond au laisser être  : laisser l’entente de l’être prendre la plus grande extension possible, accueillir au maximum ce qui est ; et un mouvement de remontée (anabase) qui va correspondre au geste de rendre puissant, et qui nécessitera un nouveau départ, appuyé sur une métaphysique. C’est par là que sera possible l’identification des différentes manières de subjectiver le rapport à ce qui nous arrive, et de déployer les contrastes entre ces modes de subjectivation.

Résumons rapidement le mouvement de l’ontologie : le commun distinct est si peu qu’il est nécessairement partagé par tout être ; l’ontologie unique cherchée par Garcia est essentiellement égalitaire. Pour réaliser ce premier mouvement de pensée, il faut donc inverser la visée de la tradition philosophique, et chercher un minimalisme ontologique (125). « L’objet de notre ontologie, c’est donc l’inverse exact de Dieu » : là où la tradition s’est le plus souvent vouée à la recherche de l’être éminent, il s’agit ici de diriger les regards vers « le degré minimal de l’être, son état le plus souple : ce qui est seulement possible » (115). L’ontologie, dans la mesure où elle se voudra libérale, va se construire en accueillant le maximum de possibles. « Libérale », précise Garcia, ne se dit pas ici en un sens politique, mais comme qualifiant la disposition qui s’oppose au geste autoritaire de rendre impossible (120-122).

Dans le mouvement de descente qui caractérise la recherche ontologique, Garcia rencontre un certain nombre de « stations » qui correspondent à autant de prises de position ontologiques. La première station est celle du nihilisme, qui correspond à la conception maximaliste de l’être. Le nihiliste présuppose une entente si restrictive de l’être qu’aucun être ne peut y correspondre. Gardant à l’esprit son modèle d’être à l’aune duquel il mesure tout ce qui est, il fait donc basculer l’ensemble des êtres dans le néant. Suivent diverses stations qui correspondent à autant d’étapes dans la catabase : pensée critique, matérialisme, substantialisme, nominalisme, matérialisme, réalisme, etc.

Qu’obtient-on à l’issue de ce mouvement de descente ? La réponse a été donnée dès le début en un sens, dans la mesure où Garcia nous a déjà dit que le degré minimal de l’être est le possible – et le possible doit être entendu comme l’objet propre de la pensée. Mais l’exploration des stations ontologique n’est pas vaine car son aboutissement apporte une précision essentielle : il ne s’agit pas de considérer le possible « en général » ; il ne s’agit pas de considérer « l’ensemble » des possibles ; il s’agit de considérer un possible, ou plus exactement, le possible qui est un à chaque fois. « Il n’y a de possible qu’un à la fois. Être possible, c’est être un possible, c’est être un et un seul  » (229). Le commun distinct, c’est le possible en tant qu’il se présente à chaque fois à la pensée comme un possible, qui ne peut être considéré en même temps qu’un autre. L’être, c’est le un par un du possible.

Se pose alors la question de la teneur ontologique de cet un, qui ne peut être une unité substantielle, dans la mesure où il a fallu commencer par écarter la confusion entre l’ontologie et la métaphysique de la substance. Mais il a fallu aussi tenir à l’écart le pluralisme, la pluralisation dispersive des « modes d’être » qui anime notamment l’ontologie latourienne. L’un possible n’est pas l’un substantiel, mais il n’est pas non plus l’un d’une pluralité, il ne peut pas même être l’unité du compte ; il est soustrait au compte. Que le possible se présente chaque fois comme un, comme cet un incomptable, c’est ce qui fait sa solitude. « C’est moins que l’unité. Ou, plus exactement, c’est ce que l’unité peut de moins. Qu’est-ce ? Ce qu’on appelle communément la solitude, c’est-à-dire le fait d’être sans autre » (222). Or, être sans autre, c’est aussi bien être sans soi identifiable : « être sans autre et sans soi, c’est être vraiment seul » (223). C’est une « solitude ontologique », qui résiste « aussi bien au compte qu’à l’indétermination » (250).

Mais ce résultat a une contrepartie négative, qui conduit à une spectaculaire autodestruction du mouvement de pensée déplié jusque-là : s’il faut laisser être tous les possibles, même pris un par un, alors il faut laisser être comme un possible l’impossibilité de tous les possibles. Admettre tous les possibles un par un, c’est admettre comme un possible l’impossibilité destructrice de tous les possibles : « si l’impossibilité de rendre possible est possible, alors elle est  » (281).

1.2. Métaphysique

« Une pensée libérale-suicidaire est une pensée qui, en commençant par l’impératif du laisser-être, aboutit à l’impossibilité de tout laisser être » (289). Suicidaire parce qu’autodestructrice. L’autodestruction est une tentation, qu’il faut savoir éviter. Sans doute cette idée, énoncée dans un espace de pensée qui se veut abstrait, a-t-elle tout de même des résonances existentielles, après le développement sur la solitude ontologique de chaque être. Mais le dépli de la théorie ne s’arrête pas à ces résonances, et entame le chemin de la reconstruction, et pour cela fait appel à la métaphysique. C’est elle qui vient sauver l’ontologie lancée sur sa pente autodestructrice – comme, on le verra, l’éthique viendra sauver la politique.

La solitude n’est le terme ultime que de l’ontologie. C’est à la métaphysique de donner la possibilité de rendre justice au fait que les êtres réels sont bien constitués par les relations qu’ils tissent. L’erreur de Latour et de bien d’autres est d’avoir confondu ontologie et métaphysique, et ainsi d’avoir entraîné ses lecteurs dans la confusion, faute d’avoir repéré la distinction minimale, sur la base de laquelle doit reposer l’usage de l’ontologie. Une fois ce repérage effectué, on peut repartir vers ce qui anime les êtres réels : c’est avec et par leurs relations que l’on sort du registre du possible pour trouver celui de la puissance. « Dès qu’il y a deux êtres, il n’y a plus deux possibilités : il y a deux puissances » (237). La puissance est du possible sélectionné, condensé, et mis en œuvre dans une relation ou un ensemble de relations. « Toute relation affecte les êtres en relation. Toute relation révèle, d’un être, ce qu’il peut » (236), et ce qu’il peut ne se manifeste qu’en écartant certains possibles.

On aurait tort d’en conclure que toute métaphysique serait une « métaphysique de la puissance », au sens que ce terme a pu recouvrir dans une certaine ligne de pensée qui va de Spinoza à Deleuze – ou l’inverse. Car ce type de métaphysique n’a pas l’apanage de la question de la puissance, et n’est en réalité que l’une des trois grandes voies qui semblent s’offrir à qui veut se faire métaphysicien. Garcia distingue en effet la métaphysique du résultat, la métaphysique du processus, et la métaphysique de la résistance. La première renvoie essentiellement à la tradition de pensée qui cherche les substances pour pouvoir leur attribuer des propriétés ; la seconde correspond à ce qu’on appelle parfois, à tort, « métaphysique de la puissance », parce qu’elle interprète tout ce qui est en termes de flux, d’intensités, ou de relations sans termes ; la troisième est celle qui renvoie les deux premières « dos à dos », en montrant leurs insuffisances respectives, et en tentant ainsi de dégager un espace métaphysique nouveau.

Je ne m’arrêterai pas sur ce développement qui me semble être le plus faible du livre, notamment parce que la métaphysique des devenirs ou de l’intensité y est excessivement caricaturée. Ce que l’on doit surtout retenir est que la métaphysique procède toujours à une sélection de la puissance qui est elle-même une compression du possible, donc au rejet de certains possibles. Une puissance, c’est la capacité de privilégier un ensemble de possibles, et d’en écarter d’autres. Une métaphysique de la substance privilégiera ce qui peut être clairement identifié, et qui reste identique à soi dans le devenir, au risque de ne jamais pouvoir énoncer clairement quoi que ce soit au sujet de ce devenir ; une métaphysique de l’intensité privilégiera la puissance de mutation inhérente aux êtres, au risque de ne plus pouvoir concevoir l’être de ce qui est en mutation. Mais quelle qu’elle soit, une métaphysique n’est jamais en capacité de fonder les réponses qu’elle apporte aux questions qu’elle pose ; elle est seulement capable de rendre puissants, ou plus puissants, c’est-à-dire capables d’action sur ou avec les autres, celles et ceux qui pensent selon la voie qu’elle indique. Le problème n’est donc pas celui de la vérité intrinsèque d’une métaphysique, mais celui du critère de la meilleure métaphysique possible, c’est-à-dire celle qui remplit le mieux la tâche de rendre puissant.

Or ce critère ne peut être donné que par l’ontologie – et si l’on ne fait pas au préalable la distinction entre ontologie et métaphysique, la construction d’une métaphysique esseulée est vouée à demeurer confuse sur son propre statut, et sur sa portée. Mais le critère trouvé sur la base d’une ontologie libérale est nécessairement paradoxal : la meilleure métaphysique sera celle qui sera capable de résister à sa propension à la compression des possibles. Autrement, dit, ce sera celle qui, dans le geste même d’opérer la compression du possible (ou plutôt de sélectionner les puissances qui l’opèrent), contrariera sa propre tendance pour laisser apparaître le maximum de possibles. « Quel est donc votre critère de la puissance, nous demandera-t-on ? C’est la fidélité au possible. C’est ce que nous défendrons désormais [… :] une puissance qui augmenterait sans diminuer le possible » (309). Pour cela, il faut garder de la métaphysique de la substance la capacité à distinguer des termes ; et de la métaphysique de l’intensité la capacité à concevoir des devenirs. Les deux versants sont également nécessaires du point de vue d’une métaphysique de la résistance.

La première chose que nous pouvons retenir est alors l’importance de la contrariété (j’évite à dessein le terme « contradiction ») pour articuler le double commencement en pensée posé par Garcia : la métaphysique sauve l’ontologie, mais c’est au prix de se contrarier elle-même. Mais la métaphysique de la résistance elle-même, qui est cette qui assume le mieux cette auto-contrariété, ne peut prendre toute la place de la construction métaphysique ; car, par définition, elle a besoin de ce à quoi elle résiste : « si tout le monde pensait ainsi “en résistance”, alors ce à quoi nous résistons diminuerait. Et notre résistance serait amoindrie d’autant » (393).

La deuxième chose qu’il nous faut retenir est que nous avons besoin de la métaphysique pour penser la subjectivité, et c’est bien la visée de ce livre : proposer un nouveau concept de subjectivité et l’exposer à travers l’évocation de configurations subjectives hétérogènes. Penser la subjectivité, c’est tout d’abord ne pas la confondre avec la vie. Garcia admet sans peine que les humains, ainsi que d’autres êtres, sont bien des sujets vivants, mais cela ne doit pas conduire à confondre les deux concepts. Bien plus ajusté est le repérage d’une analogie et c’est encore l’opérateur de la résistance qui le permettra : si la vie peut être définie comme une résistance à la matière (446), la subjectivité se définit de résister au temps. Plus exactement, elle est un désordre du temps : le sujet retient le passé dans la mémoire et imagine le futur. Cela suffit à faire qu’il n’y ait pas pur et simple « passage » du temps, et quelques expériences viennent attester que cette résistance peut prendre une forme qui n’est pas nécessairement livrée à la solitude : « qu’appelle-t-on une histoire d’amour ? C’est la lutte éphémère de deux subjectivités pour résister ensemble à leur soumission au temps » (426-8).

Mais il existe plusieurs « positions subjectives sur le temps » : conservatrice, contemporaine, prophétique (428 sq.). Dans tous les cas, un privilège est donné à l’une des dimensions du temps : le passé chez le conservateur, le présent le contemporain, le futur pour la subjectivité prophétique. Or il est un autre type de subjectivité, précisément la subjectivité résistante, qui donne une égale importance à toutes les dimensions du temps. De même que la métaphysique de la résistance contrarie la tendance inhérente à toute métaphysique, la subjectivité résistante se définit d’aller à l’encontre de sa propre tendance à désordonner le temps : « Puisqu’une subjectivité désordonne le temps, cette subjectivité résistante désordonne son propre désordre subjectif, pour s’efforcer de percevoir et de concevoir avec justesse, différemment mais également, ce qu’il y a, ce qu’il y a eu, ce qu’il y aura » (430). Au lieu de contrarier la linéarité du temps, elle l’affirme. Ainsi la subjectivité, si elle se comprend bien elle-même, est au fond vouée à se résister, à se contrarier elle-même. C’est – comme dans la Phénoménologie de l’Esprit finalement – sa seule manière d’avancer.

1.3. Politique

La visée de l’ontologie libérale et de la métaphysique de la résistante qui la corrige et la complète est de réconciliation – au moins comme point de départ, depuis lequel nous pourrions mieux considérer ce qui nous met en conflit les un(e)s avec les autres. Mais pour se tenir à la hauteur de cette visée, il faut d’abord constater l’effectivité de la guerre, en précisant que si celle-ci est présupposée, elle n’est pas pour autant voulue (480). Il faut donc commencer par considérer les différentes manières par lesquelles l’humain fait du tort à ses semblables. Garcia en relève trois principales : la domination, l’exploitation et la destruction. La première « affecte l’être même de notre foyer de subjectivité », la seconde « déforme son produit » (474), la troisième attaque « la condition de possibilité du semblable », comme le montre les ethnocides, aussi bien que le géocide qui s’accomplit sous nos yeux.

Mais de ce géocide, comme des autres formes de la destruction ou de l’exploitation, Garcia n’aura pas grand-chose à nous dire, et les trois manières de soumettre l’autre ne vont pas avoir le même statut dans sa réflexion, qui va privilégier l’analyse de la domination. L’argument est que « le sentiment de domination obsède la subjectivité » (477). Une fois que l’on commence à penser la domination, celle-ci envahit l’esprit et ne lui laisse plus de repos. Pour répondre à cette intrusion, il n’a dès lors plus pour possibilité que de devenir lui-même autoritaire. Car la domination « assiège vite un foyer de subjectivité. Accompagnée ou non d’exploitation et de destruction, elle corrompt ce foyer, sa vie et sa pensée quotidiennes. D’abord parce qu’elle fausse et truque toutes les relations possibles avec les autres, ensuite parce qu’elle devient une idée fixe qui contraint la perception et la conception. On interprète désormais tout par rapport à cette déformation de notre subjectivité qu’on subit. Sans s’en apercevoir et de bon droit, on devient autoritaire ». C’est donc elle la véritable source de la guerre, parce qu’elle « enterre le commun distinct » (478).

Si la domination est privilégiée, c’est parce qu’elle est le principal ennemi de la démarche libérale-résistante déployée dans le livre. C’est pourquoi elle lui donne ses repères essentiels, et lui suggère les définitions de ses concepts fondamentaux (on pourrait montrer par exemple que la conception de l’égalité, par symétrie et par répartie, n’est guère autre chose que le négatif des effets de la domination ; 359-365). Mais elle est aussi ce qui permet de saisir une forme nouvelle de la contradiction subjective, ou de la capacité à s’auto-contrarier qui caractérise une subjectivité. Et cette capacité va se retrouver dans le mouvement même de chercher une libération et une égalité politiques.

Il s’agit donc avant tout de résister à l’autoritarisme, et pour cela, de trouver le moyen, toujours et partout, de le renvoyer à la contingence sur laquelle il repose et qu’il a su occulter (510). Suivre cette logique antiautoritaire revient à défendre une politique d’émancipation. L’émancipation est une alternative à l’autorité qui trouve sa figure paradigmatique dans la conquête impériale. Mais elle est aussi une alternative à la négociation engagée avec les maîtres de l’empire, car celle-ci est toujours trompeuse : elle « renforce l’inégalité qu’elle prétend affaiblir » (489). L’émancipation ne veut ni conquérir, ni négocier ; elle veut installer ici et maintenant les conditions de l’égalité, c’est-à-dire la possibilité constante, pour chacun(e) au sein d’une communauté, de vérifier que les rapports de domination y sont proscrits et ne s’y reconstituent pas.

Mais l’émancipation elle-même est un processus, elle ne peut être un résultat (490 sq.). Une communauté d’émancipation ne trouve pas pour rien son paradigme dans une communauté de fugitifs (par exemple les communautés d’esclaves marrons, 490) : car elle-même est nécessairement fugitive. Et si elle veut être un résultat, si elle veut se stabiliser une fois pour toutes, elle est vouée à se trahir elle-même. C’est ce que montre selon Garcia l’exemple de la subjectivité queer  : « la subjectivité queer doit toujours se dépasser, et dans ce dépassement prendre le risque de s’user historiquement. Le queer se maintient comme processus, mais il est défait, toujours, en tant que résultat : le queer d’hier apparaît comme une norme de plus aujourd’hui » (493). De la même manière que l’ontologie devait se confronter à la Némésis qui retournait contre lui-même son geste libéral, la communauté des émancipés doit tôt ou tard nécessairement se confronter à la Némésis de l’émancipation : « tout mouvement d’émancipation tend à se présenter comme infini au moment précis où il commence à s’épuiser. Peu à peu, il échoue et tourne en empire : l’anti-autoritarisme tend vers un nouvel autoritarisme, l’antinormativité vers une nouvelle forme de normativité. […]. Voilà la Némésis d’une politique d’émancipation » (494).

De la même manière aussi que la métaphysique de la résistance ne pouvait vouloir triompher absolument de ses adversaires, car un tel triomphe aurait signifié sa fin, il semblerait que la politique de l’émancipation ne puisse viser le triomphe définitif sur ses adversaires. Mais les choses sont un peu plus complexes : si l’émancipation se fige tôt ou tard et devient ainsi ce qu’elle rejetait (un petit empire), n’est-il pas possible de s’émanciper de cette fatalité apparente ? Plus généralement, si l’on peut identifier (à différentes échelles) des cycles de l’histoire, où se succèdent les conquêtes impériales, les moments de négociation, les tentatives d’émancipation, les retours à l’impérialisme, etc., alors la visée d’une politique véritablement émancipatrice pourrait être de sortir du cycle de l’Histoire. L’émancipation deviendrait alors autre chose : plus seulement l’arrachement à des autorités, à une hiérarchie de dominance et de domination établie au fil de l’histoire, mais une affirmation des possibilités du « soi » émancipé contre la nécessité de l’histoire, et celle d’un progrès de cette affirmation (495).

Mais il faut bien distinguer les deux voies qui s’offrent à l’émancipation : on peut vouloir s’émanciper pour devenir quelqu’un, pour obliger l’autre, l’adversaire, ou l’ennemi, à nous reconnaître ; ou bien on peut vouloir s’émanciper pour enfin n’avoir plus à être quelqu’un. Et il faut constater que ces deux voies mènent à des impasses : dans le premier cas, la demande de reconnaissance est piégée par la réciprocité qu’elle implique : « une subjectivité reconnaît en effet ce par quoi elle demande à être reconnue » et « reconnaître des subjectivités, que ce soit d’individus ou de groupes, c’est aussi reconnaître les institutions de la reconnaissance » (497). Dans le second cas, ne plus être reconnu comme subjectivité, c’est redevenir une pure possibilité ; mais alors, « ce n’est plus devenir puissant, mais devenir possible » ; se priver d’identité, c’est se priver de capacité à entrer en relation et à affecter les autres ; c’est donc retourner à l’ontologie « pure » dont on a vu qu’elle ne pouvait être en aucune manière une ressource de puissance.

On laissera de côté la manière bien hâtive dont sont ici convoqués Rancière, Deleuze, Agamben ou le Comité invisible. L’intérêt du passage est de synthétiser des débats bien connus qui continuent d’avoir lieu parmi les activistes, qui n’ont peut-être pas été dépassés, mais aussi la manière dont a souvent été indiquée leur dépassement : ces positions devraient pouvoir se compléter, au lieu de s’opposer. Mais la jolie phrase de la p. 500 « s’émanciper, ce serait devenir quelqu’un pour pouvoir cesser de l’être » ne surprendra pas vraiment, et n’aidera pas beaucoup non plus, celles et ceux qui ont tenté depuis quelques décennies de mettre en œuvre le programme qu’elle comporte – par exemple dans quelques fractions des mouvements de chômeurs et précaires des années 1990, ou dans le mouvement des intermittents et précaires de 2003.

On pourra surtout se demander en quoi cette exigence de tenir ensemble les voies supposées hétérogènes de l’émancipation radicale permet de donner une solution à la politique d’émancipation radicale, à la visée d’émancipation qui sortirait des cycles de l’histoire. Mais il ne s’agit justement pas pour Garcia de donner une réponse politique à la question. Car la politique comme puissance produit selon lui des effets d’hégémonie, nécessaires à son déploiement, et ne peut jamais aboutir par elle-même à ce qu’elle vise – une communauté d’émancipés, qui s’étendrait à l’ensemble des humains, ou au-delà. Puisqu’il s’agit de résister à toute hégémonie, puisque c’est elle la figure du Mal, il s’agit donc aussi de résister à la politique elle-même. Et ce qui résiste à la politique, ce n’est pas une nouvelle politique, c’est l’éthique. De la même manière que l’ontologie pouvait être sauvée par la métaphysique, en étant contrariée par elle, la politique d’émancipation va être sauvée par l’éthique.

1.4. Éthique

« De politique l’émancipation finit toujours par devenir éthique. […] Au début, l’émancipation est bien politique ; à la fin, l’émancipation devient une question de manière, donc elle est éthique. Politiquement, on peut vouloir émanciper quelqu’un de façon autoritaire, et chercher à s’émanciper soi-même en s’empêchant : on échouera. S’émanciper c’est parvenir à une manière non hégémonique d’être, de connaître et de faire connaître. Voilà l’émancipation véritable, individuelle et collective, qui n’est jamais acquise : c’est l’émergence temporaire de subjectivités qui se laissent être et se rendent puissantes » (506).

L’éthique, c’est donc le domaine des manières d’être (505). Les dernières pages de l’ouvrage sont essentiellement vouées à l’élaboration d’une typologie de ces manières d’être, avec un tableau récapitulatif qui permet de situer aussi bien leurs différences que leurs points de croisement (524). Six grands types de subjectivité y sont distingués (le premier terme correspond à la manière dont la subjectivité s’apparaît à elle-même, le terme entre parenthèses à celle dont elle apparaît pour les autres) : puissante (autoritaire), libérale (impuissante), lucide (dépressive), libre (confuse), engagée (fanatique), rationnelle (bornée). Il s’agit de savoir dans chaque cas d’une part ce qu’une subjectivité rend possible, impossible ou nécessaire, d’autre part si elle se rend puissante ou impuissante. Par exemple la subjectivité puissante/autoritaire rend impossible, et se rend puissante ; la subjectivité libérale rend possible et se rend impuissante, etc. Je ne reprends pas ici l’explication détaillée, tout à fait limpide, de cette typologie (507-524) ; je vais seulement relever deux points qui vont me permettre d’amener des éléments de discussion.

Premier point, sur la subjectivité libérale. Ses limites sont analogues à celles déjà rencontrées dans l’ontologie, elle-même qualifiée de « libérale ». Sa qualité est d’accueillir le possible ; son défaut est son indécision : « elle se gouverne et gouverne toute subjectivité dans un atermoiement permanent » (511). Il ne faut donc pas, on l’a déjà vu, qu’elle devienne hégémonique, car alors elle enclenche un processus qui est celui de l’autodestruction de la subjectivité comme telle – qui n’existe qu’à dégager pour elle un minimum de puissance. « Cette subjectivité libérale a été la nôtre et elle le redeviendra autant de fois qu’il le faudra : dès qu’il s’agira de rendre possible » (511).

Deuxième point : on pourrait en conclure que le livre tout entier n’a pas été écrit du point de cette subjectivité libérale, ni d’aucune de celles qui figurent dans la typologie, mais de celui de la subjectivité résistante, qui semble être alors une septième forme de subjectivation. Mais si tel est le cas, il semble étrange qu’elle ne figure pas dans la typologie. Mais il faut comprendre qu’elle aussi, nécessairement, rencontre ses limites. Elle-même doit se résister ; et se résister signifie : savoir s’arrêter. Elle va devoir assumer de ne pouvoir occuper le devant de la scène qu’un moment : « un moment – c’est le moment de l’universel, d’un universel temporaire et contrarié –, une subjectivité résistante aura interrompu nos puissances subjectives afin de retrouver un sens commun du possible » (525). Elle apparaît un moment entre les autres figures en quelque sorte, pour interrompre leur tendance à l’hégémonie, mais elle-même, par définition, ne peut vouloir sa propre hégémonie.

En un sens, la subjectivité résistante est bien cependant une figure éthique parmi d’autres : « la résistance n’est jamais qu’une puissance – même si elle nous paraît être la meilleure – d’une subjectivité » (530). On peut alors se demander depuis quelle subjectivité l’ouvrage a été écrit : faut-il dire que nous sommes passés, quant à l’énonciation, de la subjectivité libérale (ontologie) à la subjectivité résistante (métaphysique) ?

La subjectivité résistante est en tout cas elle-même contrariée. Plus précisément, on retrouve le schème de la double contrariété : d’une part elle est posée « en négatif », elle est définie par ce à quoi elle résiste ; d’autre part, le résultat de cette position doit venir se contrarier lui-même ou être sauvé par ce qui se déploie en sens inverse. Ici, c’est encore Hegel qui est présent – ou plutôt son fantôme, car il n’est pas évoqué. Ce n’est pas pour rien, sans doute, que Garcia insiste sur le fait qu’il nous engage dans des mouvements de pensée – en l’occurrence, descente, puis remontée, mais surtout, à chaque moment d’articulation essentielle, le mouvement d’auto-contrariété intervient comme ressource décisive.

2. Au-delà de la résistance ?

2.1. L’autorité de la résistance

« Ramenée à sa forme subjective, toute vérité périt à cause de la manière dont elle a été présentée et soutenue ». C’est donc la forme subjective en tant que telle qui fait qu’une vérité est nécessairement limitée. Ce qui veut dire que l’universalité d’une vérité ne peut être considérée indépendamment des manières de la porter, lesquelles auraient donc ici valeur de contenu. Or on l’a vu, la question des manières d’être est celle de l’éthique, et cette dernière, comme art de penser la disparité des manières d’être, nous montre que chacune (autoritaire, libérale, lucide, etc.) tend à imposer son hégémonie, et qu’il faut donc maintenir la diversité des manières d’être pour contrer cette tendance ; car « c’est seulement l’hégémonisation de ces puissances qui pose problème » (526).

Mais le couple formé par les subjectivités autoritaire et libérale a un privilège : elles sont deux des modes d’être dont il faut affirmer qu’ils doivent nécessairement coexister ; mais elles sont aussi les deux pôles qui permettent de déplier l’ensemble du volet ontologique, la seconde se définissant de contrer la première, et de trouver ainsi sa propre limite, et par là même la nécessité de se considérer comme une disposition subjective parmi d’autres. Mais alors s’obscurcit quelque peu l’unité supposée dans l’affirmation qu’il n’y a qu’« une seule ontologie » ; et son impasse n’est rien d’autre que l’impasse spécifique de la subjectivité libérale. Disons alors que l’ontologie proposée se veut à la fois universaliste et située, mais qu’elle ne semble pas vraiment élucider la manière dont peut se justifier cet « à la fois ».

Il semblerait même que l’unicité de l’ontologie soit tributaire de ce que découvre la « meilleure » métaphysique, c’est-à-dire de la meilleure subjectivité, alors même que les métaphysiques sont irréductiblement multiples. Bien sûr, la disposition libérale a cédé la place, au seuil de la métaphysique, à la subjectivité résistante. Pour déplier jusqu’au bout l’ensemble de la réflexion, il faut donc que la subjectivité soit capable de ce passage, de la disposition libérale à celle de la résistance quand se pose la question de la puissance. Mais la résistance, on l’a vu, rencontre elle aussi sa propre Némésis, et est elle-même conduite à se considérer comme une subjectivité parmi d’autres.

Une ontologie, donc, universelle et pourtant relativisée. Une métaphysique qui est la meilleure, mais tout aussi relativisée comme telle parce que la subjectivité qu’elle discerne comme la meilleure n’est telle qu’à savoir céder sa place. Et cette double autolimitation de l’universalité se retrouve nécessairement lorsqu’on considère le processus d’émancipation – et l’éthique de la résistance elle-même.

Mais on se trouve alors confronté à ce qui est peut-être le problème le plus aigu, du point de vue de la consistance interne du projet de Garcia : on peut se demander, une fois installés dans la disposition libérale-résistante, quel possible est exclu dans l’affirmation qu’il ne peut y avoir d’accomplissement d’un processus de subjectivation ? Y compris donc pour cette puissance subjective qu’est la résistance « il n’y a pas de terme à une telle puissance, pas plus qu’à aucune autre : ça ne finit jamais, mais ça s’épuise dans le temps, au contact de tout le reste. Parce qu’elle est sans essence, aucune puissance ne s’accomplit : elle se forme, elle se déforme, et elle dure aussi longtemps qu’elle peut » (531).

Avec la subjectivité résistante, nous ne sommes pas engagés dans un processus sans fin : il lui faut s’arrêter, et thématiser sa propre capacité à savoir s’arrêter – à connaître ses limites. Le point de vue la résistance suppose de considérer le processus de subjectivation depuis sa fin nécessaire. Il suppose, autrement dit, de rejeter a priori l’idée un processus peut-être sans fin. Il laisse alors entrevoir son autorité propre, qui relève d’une tendance hégémonique cachée, non thématisée par Garcia, mais sur laquelle s’appuie l’ensemble de l’ouvrage, et même peut-être l’ensemble de sa pensée. Cette tendance hégémonique se cristallise dans le présupposé selon lequel l’impasse subjective est pensée comme nécessaire, pas comme possible. Si l’on voulait garder la cohérence avec la disposition libérale initiale, il faudrait plutôt dire que l’on ne peut savoir à l’avance jusqu’où peut aller un processus de subjectivation. Autrement dit, il se pourrait que l’hégémonie d’une forme de subjectivation ne soit pas forcément fatale, ni à cette subjectivité elle-même, ni au monde dans lequel elle s’inscrit. Cela du moins devrait être envisagé comme possible.

2.2. La destruction et le fanatisme

Il faudrait alors revenir sur la question de la « meilleure » subjectivité – en acceptant de rester dans la typologie proposée par Garcia. Si la subjectivité résistante est au fond une parmi d’autres, et seulement la meilleure, et si le critère du meilleur est lui-même relatif à cette subjectivité, pourquoi ne pas en choisir une autre ? Peut-être même ce choix serait-il moins arbitraire. On pourrait être tenté par exemple, en tant que philosophe, en tant que militant qui écrit un livre dans une période creuse qui fait suite à l’écrasement des révoltes par la « gestion sanitaire « de l’épidémie de covid (donc avant la séquence qui s’est ouverte en France avec le mouvement pour les retraites et sa jonction possible avec les luttes sur la question de l’eau), en tant que personne qui connaît l’irréductible de la solitude – de choisir la subjectivité lucide. Garcia propose un diagnostic qui évoque la tentation de ce choix en mobilisant le douteux concept d’« éco-dépression » : celle-ci serait le signe d’une diffusion toujours plus large de la disposition subjective lucide, qui « pour les autres » est une disposition dépressive ; qui, autrement dit, est le symptôme de l’« hégémonie sociale de la puissance dépressive » (513).

On comprend que le louable effort de Garcia consiste précisément à sortir de cette dépression diffuse. Le problème est qu’on ne peut être assurés, du fait même de l’autolimitation des subjectivités libérales-résistantes, du fait même manière de n’exister qu’en se contrariant elles-mêmes, de pouvoir s’appuyer sur elles pour pouvoir tenir à distance cette disposition dépressive. Autre problème : le privilège donné à la domination, on l’a vu, repose sur le constat qu’elle occupe davantage la subjectivité contemporaine ; mais il n’est pas sûr que nombre de contemporains ne soient pas davantage occupés par les autres dimensions du pouvoir dont nous parle Garcia : celles de l’exploitation et de la destruction.

Il est même possible que les subjectivités les plus « lucides » soient occupées avant tout par le fait que ce qui caractérise l’existence du pouvoir politique actuel, ici comme ailleurs, et pour s’en tenir toujours aux termes de Garcia, est précisément d’assumer la destruction pour maintenir l’exploitation.

Voilà peut-être la situation dont il est nécessaire de partir. Bien sûr, le point de vue qui dit cette nécessité, rétorquerait Garcia, est lui-même situé et a lui aussi ses limites : c’est celui de la subjectivité engagée – qui, aux yeux des autres, est « fanatique ». C’est elle qui, au lieu de rendre possible, rend nécessaire. C’est elle qui rappelle constamment l’urgence – en l’occurrence, celle d’interrompre un pouvoir mortifère, qui assume sa propre morbidité, parce qu’il se sait lui-même mortel et que pour continuer à ne rien savoir de ce savoir il est prêt à tuer. Face à un tel pouvoir, on peut se dire, de façon tout à fait rationnelle, que la disposition de la subjectivité engagée-fanatique, autrement dit révolutionnaire, est seule adéquate. Car elle a un point de départ qui jette désormais une lumière si aveuglante que même les aveugles sont obligés de voir : le pouvoir globalisé du monde du capital a une dimension proprement mortifère ; rester déterminés à y répondre, c’est bien une nécessité vitale.

2.3. L’ontologie fragile

L’édifice théorique construit par Garcia repose sur son ontologie. Toute ontologie – y compris la sienne, aussi minimale soit-elle – doit disposer dès le départ d’une catégorie qui ne sera pas interrogée. Ici, c’est celle du possible. La réponse à la question qu’est-ce qu’une chose a le mérite d’être claire et nette : « Une chose, c’est un possible » (389). Mais on pourrait s’arrêter sur le caractère circulaire de ce qu’implique cette indication fondamentale : la pensée qui saisit la chose dans son indétermination la plus grande est l’organe du possible ; et le possible, c’est ce que perçoit proprement la pensée. On pourrait y voir un de ces cercles dans le raisonnement, que Garcia aime à relever. Mais le problème est peut-être plus profond.

Les premières pages du livre, après l’introduction, s’appuient sur les thèses du livre de James Jerome Gibson, publié en 1966, The senses as perceptuel systems, où Gibson montre que la pensée doit être envisagée comme un mode de perception spécifique, la perception de l’abstraction, qui pour Garcia équivaut strictement à la perception du possible. De sorte que le vieux problème du passage de la perception à la pensée disparaît : « adoptons l’hypothèse de Gibson d’une “continuité sans hiérarchie” entre perception et pensée […]. Les opérations de pensée sont des perceptions comme les autres, distinguées seulement par leur objet, non par leur forme. Il n’y a pas de saut entre percevoir et penser » (59).

On pourrait alors se demander quel est au juste le statut du savoir empirique qui permet à l’ontologie de commencer. Non seulement parce qu’un tel savoir est nécessairement l’objet d’un choix arbitraire – on pourrait par exemple contester le parti-pris de penser la perception animale comme « un système actif de recherche d’information dans l’environnement » (58). Mais surtout parce que son rapport à l’ontologie en tant que telle demeure inélucidé. Car l’ontologie a été définie par sa différence avec la connaissance (donc avec tout type de savoir empirique) : si la première est accueil des possibles, une démarche de connaissance, au contraire, tente de déterminer ce qu’il en est de la réalité en restreignant les possibles. L’ontologie va à rebours de la connaissance, elle « n’est rien d’autre que la pensée qui abonde dans le sens de la pensée, au lieu de s’opposer d’emblée une connaissance » (93). On aimerait donc que soit exposée la raison du nouage étroit entre les éléments de la démarche de connaissance de Gibson, pour le moins restrictive, et l’ontologie.

On pourrait relever un autre problème, concernant l’ontologie : celui, décisif pour Garcia, de la découpe. L’être, on le sait, c’est le un par un du possible. Pour qu’il y ait de l’un, il faut qu’un découpage soit possible. Comme aimait à le dire Badiou, reprenant une formule lacanienne, l’un n’est pas, mais il y a de l’un. L’un ne fait pas substance, mais il est effectivement discernable. « Rien n’est découpé », nous dit Garcia, et c’est le possible qui est « la découpe du monde » (234-5). Mais on ne comprend pas bien alors quel est le statut ontologique de ce qui est ainsi présupposé comme « découpable » : « c’est parce que rien n’est découpé que tout est découpable ». Et ce découpable relève bien de l’être : « Le plus commun distinct est donc abstrait : c’est ce que la pensée perçoit en isolant, en prédécoupant, sur fond de l’être, chaque être possible » (299 ; je souligne ; voir aussi sur ce point le passage sur la question de la frontière, 340). Faut-il en conclure que ce fond de l’être, ou que « le monde », sans la pensée, est une sorte de continuum sans découpe ? Mais qu’est-ce qui, dans l’ontologie telle que Garcia la comprend, pourrait soutenir cette proposition ? Et si ce n’est pas de cette ontologie que l’on peut concevoir le statut du « découpable », quel est le statut de la pensée qui le désigne ?

2.4. L’autre dualité

Nous aurions pu être tentés de relever le défi proposé par Garcia au cœur de son ouvrage, une fois parvenu au terme de la catabase : « On ne peut pas aller plus loin. Plutôt, je mets au défi quiconque pense d’avancer encore sans tomber dans l’indétermination » (250). Mais si tel est le cas, si l’on ne peut avancer au-delà de l’un-possible, c’est que bien des penseurs ont été renvoyés parfois hâtivement du côté de cette indétermination. Parmi eux, on trouve un Simondon méconnaissable, pour qui le « préindividuel » serait l’équivalent d’un « fond d’indétermination de l’être » (141). Quiconque a feuilleté Simondon, ou les prolongements que Deleuze en a donnés, sait que le préindividuel n’est ni l’abîme indifférencié, ni « l’antéprédicatif » soustrait à la saisie conceptuelle. Qu’il y ait du préindividuel attaché à chaque être, cela signifie que chaque être est plus qu’un. Chaque être est toujours à la fois lui-même, dans la mesure où il est un, discernable comme tel ; et plus que lui-même, notamment parce que le préindividuel peut prendre consistance comme foyer de transindividualité. Car le « plus que » n’est pas celui du possible abstrait, c’est celui d’un « potentiel réel » par lequel chaque être, y compris un être collectif (l’être d’une individuation collectif) peut être envisagé à la fois et d’un même mouvement comme espace de consistance et comme espace de transformation. De là peut s’éclairer l’idée que la politique est la prise de forme d’un nous (cf. 469).

Mais il n’est pas utile ici de développer cette ontologie et de l’opposer à la proposition de Garcia, car celui-ci répondrait d’emblée que Simondon développe une métaphysique, et non une ontologie – et qu’ainsi il fait l’erreur courante de confondre les deux. Tout le problème est alors de savoir si la dualité ontologie/métaphysique posée dès le départ est juste. Il se peut que l’intuition de la nécessité d’un double départ soit bonne. Il est possible par exemple que l’ontologie de l’individuation de Simondon ne puisse répondre à tout ce à quoi il est important de répondre. Mais peut-être n’est-ce pas parce qu’il ne sépare pas ontologie et métaphysique ; peut-être est-ce bien plutôt parce que, tout comme Garcia, il demande à l’ontologie et/ou à la métaphysique de répondre aux questions importantes auxquelles elles ne peuvent répondre.

Kierkegaard raillait Hegel qui, par la « magie » du « négatif », nous faisait basculer de considérations purement logiques à des considérations éthiques. C’est aussi ce qui semble s’être passé ici, et Garcia lui-même le souligne avec honnêteté, à ce moment décisif où, ayant atteint le terme de la catabase, ayant exploré le fond de l’être, il est question d’autodestruction de la pensée : « Sans vraiment le vouloir, nous avons recours à de plus en plus d’images morales, qui envahissent notre conception de l’être des choses, parce que l’être ne nous conduit plus ici qu’à l’impossibilité dans laquelle nous sommes de le concevoir » (290). Ce qui disparaissait dans le tour de magie qui nous faisait passer de la logique (ici : l’ontologie) à l’éthique (ici : celle que va permettre de construire la métaphysique), c’était, selon Kierkegaard, l’existence elle-même. Hegel demandait à sa Logique (son ontologie) de donner les clefs d’une compréhension des problèmes de l’existence, et de leur résolution. Mais c’était trop demander – car les problèmes de l’existence, disait Kierkegaard, ne se résolvent pas dans la pensée, mais dans l’existence même – et de cela, la pensée doit seulement témoigner.

On peut prendre la même question sous un autre angle. Garcia est cartésien et hégélien, en ceci que, pour penser l’être, il ne sait pas faire autrement que de procéder à son évidement (Lacan, Séminaire XIV, La Logique du fantasme, p. 119). D’une façon générale, les philosophes ne peuvent comprendre l’être qu’en l’évidant. Avec Descartes, il faut généraliser le doute pour pouvoir trouver l’ego comme seule certitude sans contenu, sans autre contenu que sa pure pensée. Avec Hegel, l’être se voit vidé étape par étape de toutes les déterminations dont il s’était rempli peu à peu, pour qu’à la fin, ne reste plus que la forme pure du savoir absolu, issu de la négation systématique de ce qui, de l’être, est irréductible à la pensée. Cet irréductible, ce « trou dans le symbolique », ce n’est pas un « antéprédicatif », cible facile des philosophes ; c’est ce qui a pu être pensé comme réel, ou comme existence. C’est ce à quoi ne peut répondre que la dimension de l’acte. Mais c’est exactement ce qui ne peut apparaître dans le dispositif de pensée proposé par Garcia.

Garcia demande à l’ontologie ce qu’elle ne peut faire, à savoir assumer la position du commencement de la pensée (si ce n’est son fondement, en tout cas ce qui en tient lieu) ; car son impasse avère qu’elle ne peut être à elle seule un tel commencement – elle a besoin de s’appuyer sur le choix, peut-être arbitraire, opéré par un type particulier de subjectivité. Et il demande à la métaphysique ce qu’elle ne peut faire, à savoir sortir la pensée de son milieu propre, l’exposer à son incomplétude, en la rapportant à l’existence en tant qu’irréductible à la pensée. Mais cela ne se peut que si la pensée expose sa lacune interne ; c’est alors qu’elle peut penser ce qu’elle n’est pas, et à quoi pourtant elle doit se rapporter, comme à un problème qui lui est nécessairement posé mais qu’elle ne peut résoudre avec ses ressources propres.

Bernard Aspe

Cette recension est issue d’échanges avec Benjamin Gizard (EHESS) et Oliver Feltham (American University of Paris), qui fera lui aussi une recension du livre de Tristan Garcia, qui sera bientôt disponible sur internet.

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