Oublier Camus - Olivier Gloag

[Note de lecture]

paru dans lundimatin#398, le 9 octobre 2023

« Parangon d’un humanisme abstrait », « aussi vague qu’ostentatoire », Albert Camus semble faire l’unanimité. Pourtant, ses contradictions, « force motrice » de son oeuvre, sont rarement étudiées. Professeur associé à l’Université de Caroline du Nord, Olivier Gloag propose une relecture de ses textes pour mettre en lumière son « attachement viscéral » au colonialisme, et analyse ses relations avec Jean-Paul Sartre, à qui ses textes semblent souvent répondre. [1]

Dès Noces à Tipasa, il développe sa théorie du bonheur, « moments fugaces en communion intense avec la nature » mais aussi en lien avec l’émancipation sociale, puisque les grèves et les occupations d’usines de mai-juin 1936 servent de toile de fond à son récit. Pourtant dans un éditorial à Alger républicain, il regrette que l’augmentation de 60 % des salaires des Algériens ne soit pas appliquée à ceux des pieds-noirs, sans rappeler que ceux-ci gagnent nettement plus. « Il veut maintenir l’inégalité entre colonisés et colons, et s’offusque qu’elle ne soit pas respectée. » « Camus défend les acquis des grèves de 36 et l’ordre colonial. Camus est double. »

Olivier Gloag revient tout d’abord sur l’histoire de la colonisation de l’Algérie depuis 1830 et sur l’opposition systématique des Français d’Algérie à l’égalité des droits de citoyenneté pour les Algériens : « L’antisémitisme et le racisme antimusulman sont la marque de fabrique de l’Algérie française jusqu’à sa disparition, en 1962. » Par exemple, l’ancien gouverneur Maurice Viollette déposa en juillet 1931 une proposition de loi qui abolissait le Code indigène et permettait l’obtention de la citoyenneté française à une minorité – moins de 3 % – d’hommes algériens. Face à cette menace, la quasi-totalité des maires d’Algérie française menacent de démissionner : elle ne sera même pas examiné. Albert Camus soutint ce le projet qui octroyait des droits à une élite indigène procoloniale, sans remettre en cause la structure de la société. Dans La Grèce en haillons, il tente d’influencer l’opinion publique pieds-noire et fait part de sa mauvaise conscience à la découverte des conditions de vie sordides en Kabylie, sans interroger la négligence volontaire de l’État français : « L’humanité au secours du colonialisme ». Loin de susciter une prise de conscience, ses articles et ses prises de position pacifiste irritent : le quotidien Alger républicain dans lequel ils sont parus est interdit en octobre 1939. Par ailleurs, il n’est pas autorisé à enseigner pour cause de tuberculose. Ces déceptions suscitent un détachement. Dès lors, dans un monde dépourvu de sens, absurde, il faut vivre sa vie en tournant le dos aux problèmes – insolubles selon lui –, notamment ceux posés par le colonialisme. Il développe alors un rapport esthétique avec l’Algérie. Dans le journal Combat, il publie des articles au moment des massacres de Sétif et Guelma, le 8 mai 1945, dans lesquels il dénonce le « massacre »… d’une centaine de pieds-noirs ! Il appelle à intensifier la colonisation et qualifie l’inspiration à l’indépendance du peuple algérien de « formule purement passionnelle ». Il n’a jamais su résoudre la « contradiction entre l’humanisme républicain et le colonialisme ». « À travers la vision romantique d’un Camus simultanément colon et anticolonialiste, c’est l’image d’une France à la fois coloniale mais tout autant éprise de justice qu’on met en avant. À travers l’idéalisation de Camus, c’est l’histoire de France qu’on mythifie. »

Paru en 1942, L’Étranger remet en cause la religion, le mariage, la peine de mort. Mais avec cette forme de radicalité « philosophique », s’exprime aussi une exclusion, « un rejet radical : le déni de l’Arabe en tant qu’être humain ». Peu de biographes ont souligné l’anonymat des Arabes et leurs descriptions physiques péjoratives dans ce roman, leur absence dans La Peste. « L’appropriation de l’espace (ici la plage) par l’Arabe est une première violation. Puis l’irruption de l’Algérien dans la relation que Meursault (et Camus) entretient avec le soleil d’Algérie, dans ce lien synchronique et fusionnel avec la nature qui permet de refouler et d’ignorer la réalité chronologique du colonialisme, constitue une seconde violation. Symboliquement, cette incursion dans ce jardin d’Eden réservé au colon est un péché capital. L’Autre est donc mis à mort pour avoir déstabilisé, par sa présence, le fantasme d’un univers fondé sur son exclusion même. » « Cette opposition frontale face à toute critique des représentations coloniales dans son œuvre est emblématique du déni ambiant dans les sphères les plus influentes des champs littéraire et politique quant au passé colonial français. »
Oran, où se situe La Peste, est atypique car peuplée en grande majorité de colons. D’ailleurs aucun Algérien n’apparaît dans le roman. Plutôt que l’allégorie de l’occupation allemande de la France, Olivier Gloag propose une autre interprétation : la peste serait la résistance du peuple algérien à l’occupation française, qui, à chaque révolte, sonne « le rappel de la finitude de l’empire français ». « La Peste, c’est le roman de cette ville à majorité européenne, conséquence du nettoyage ethnique pratiqué par les généraux Burgeaud et Lamoricière, soutenu en dernière analyse par Tocqueville. »

Aujourd’hui, nombre d’intellectuels médiatiques furent des admirateurs de celui qu’ils renient désormais : Jean-Paul Sartre. Camus, au contraire, sert « leurs mises en scène procoloniales et anticommunistes » et leur permet « de marier l’aura de l’engagement avec la défense du néocolonialisme », d’effacer Sartre et sa critique de l’impérialisme français et étatsunien. Olivier Gloag revient sur l’amitié entre les deux hommes, leur antagonisme irréductible, leurs querelles. Il rappelle l’engagement de Sartre dans la Résistance, bien avant celui du PCF, les risques qu’il a pris dès son retour des camps de prisonniers, en avril 1941, les tracts traduits en allemand pour exhorter les soldats à déserter, le groupe Socialisme et liberté qu’il dirige, sa pièce de théâtre Les Mouches, ses articles dans Les Lettres françaises, publication clandestine, notamment contre Drieu la Rochelle, directeur de la NRF collaborationniste, ses tentatives de former des groupes clandestins. Bien que ses proches ont fait circuler l’idée que Camus aurait rejoint la Résistance en 1942, il démontre également que celui-ci a d’abord des positions « pacifistes », jusqu’en décembre 1943. Il a écrit quatre lettres dont deux seront publiées en janvier et août 1944, et quelques articles. Pourtant, dans l’immédiat après-guerre, il apparaît comme l’un des porte-parole de la Résistance. Il justifie alors dans ses éditoriaux pour Combat, la violence libératrice.
S’ils ont d’abord été relativement proches, rapidement des dissensions apparaissent entre eux. Souvent présenté comme un disciple de Sartre et un existentialiste, Camus nourrit un ressentiment qu’il exprime dans Impromptu des philosophes, pièce de théâtre parue en 1947 sous un pseudonyme, mettant en scène un pharmacien de province converti par M. Néant qui pousse son gendre à pratiquer la pédérastie afin que le malaise qu’il ressentira lui permette de prendre conscience d’exister ! En 1957, alors qu’il vient de recevoir le prix Nobel, il répond à la question d’un étudiant « Je crois à la justice, mais je défendrais ma mère avant la justice », ce qui constitue en réalité une réponse à un dilemme proposé par Sartre dans L’Existentialisme est un humanisme.

« À partir du 19 novembre 1946, Camus rédige une série d’articles regroupés sous le titre “Ni victimes ni bourreau“ dans lesquels il explique son refus de choisir entre la violence des colonisateurs et la contre-violence des colonisés : il les considère comme également répréhensibles. Cette position pacifiste et moralisante favorise le statu quo : elle vise à maintenir une situation où l’ordre colonial ne risquerait plus d’être menacé par une insurrection populaire. » Il préconise d’échapper à toute certitude, qu’il considère comme une « terreur », et de renoncer à toute violence. « En cette fin 1946, dans un passage crucial de l’article “Le monde va vite“, Camus prévient ses lecteurs de l’imminence d’un “choc des civilisations“ : dans “dix ans, dans cinquante ans, c’est la prééminence de la civilisation occidentale qui sera en question“, il faut donc ouvrir le parlement mondial à “ces civilisations“ (comprendre les civilisations non européennes) pour pouvoir les maintenir dans le giron colonial. Ces lignes sont l’expression de l’angoisse provoquée par la remise en question du statut privilégié de l’Européen dans le monde, a fortiori dans les colonies. » Il développe sa propre théorie de la violence, en opposition à celle de Sartre qui la considère comme moteur de l’émancipation collective, et l’illustre avec la pièce de théâtre Les Justes et l’essai Les Meurtriers délicats, plus tard incorporé sous une autre forme à L’Homme révolté. À ses yeux, pour que la justice violente soit justifiée, il faut que le meurtrier participe directement à l’acte et qu’il soit prêt à risquer sa propre vie. En 1948, dans Les Mouches, Sartre parodie ce discours. Dans L’Homme révolté, Camus explique que « le problème de la révolte n’a de sens qu’à l’intérieur de notre propre société occidentale ». Il propose un panorama critique de figures ou d’événements pour montrer ce que la révolte n’est pas. Sa cible est le communisme. S’il faut se révolter c’est contre celui-ci. Plus tard, il fera toutefois un éloge de la révolution russe que les crimes de Staline ne devraient pas faire oublier.

« Les écrits de Camus, jusqu’au Premier homme, tendent à dissimuler son espoir impossible d’un colonialisme à visage humain mais aussi sa peur profonde de tout ce qui ressemblerait, de près ou de loin, à une Algérie indépendante. L’écriture de Camus, floue et passe-partout – une des raisons de son succès – , n’est pas un effet de style : c’est l’expression d’un homme hanté par des pensées qu’il sait indicibles. » Dans cet ouvrage posthume, « roman d’un écrivain colonial » dont la publication a longtemps été reportée par son entourage, l’auteur tente d’expliquer et de justifier le racisme des colons, renvoyant à « une conception de l’humanité comme motivée par des atavismes purement identitaires ».

Il n’existe pas de cas d’application de la peine capitale à un européen pour le meurtre d’un indigène dans l’Algérie coloniale, alors que les guillotinés musulmans se comptent par centaines. Camus savait que « toute la trame narrative de la seconde partie de L’Étranger relev[ait] donc de la mystification ». Olivier Gloag expose ses tergiversations et contradictions sur le sujet. En 1944, par exemple, il défend avec véhémence la peine de mort pour les collaborateurs. Le moteur de son raisonnement se nourrit de la colère, de l’esprit de revanche et de vengeance. Puis, il se rallie au comité qui réclame la grâce pour Brasillach, mais refusera la demande de Gisèle Halimi d’intervenir pour ceux qu’il considère comme terroristes. En 1957, dans ses Réflexions sur la guillotine, il dénonce surtout cette méthode et propose un « anesthésique » pour apporter un peu de « décence » au lieu d’une « sordide et obscène exhibition ». En 1958, il refuse de s’associer à Sartre, Malraux, Martin du Gard et Mauriac pour signer une Adresse au président de la république qui condamne la torture et la censure. Olivier Gloag s’étonne donc qu’il soit considéré comme abolitionniste, de la même façon que sa correspondance croisée avec Maria Casarès, encensée à sa parution, trahit sa misogynie et sa jalousie sexuelle.

En conclusion, il estime que « Camus est la figure qui permet le confort intellectuel, à l’image d’une France où, après des décennies d’antimarxisme, tous les contresens sont permis, où l’on peut parler d’immigration sans parler de colonialisme. Oublier Camus tel qu’on nous le présente, c’est également permettre de jeter un regard plus lucide sur les faux-semblants d’une certaine gauche qui masque insidieusement son racisme et son impérialisme avec une fausse universalité, qui masque aussi la lutte des classes avec un égalitarisme de façade, cette gauche dont Camus est devenu l’un des emblèmes. » En proposant une autre lecture de l’œuvre de Camus que celle unanimement admise, Olivier Gloag met en lumière les contradictions d’un auteur qui cherche à échapper au temps (et à l’Histoire) grâce à un bonheur idéalisé et une communion avec une nature débarrassée des Autres, et les tabous occultés par un consensus fabriqué. Cet ouvrage qui égratigne une icône consensuelle, ébranle bien des idées reçues.

Ernest London
Le bibliothécaire-armurier

[1Olivier Gloag, Oublier Camus. Préface de Frederic Jameson. 160 pages – 15 euros
La Fabrique éditions – Paris – Septembre 2023
lafabrique.fr/oublier-camus/

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