Où situer « l’extrême gauche » ?

Réflexions sur les nuits d’émeutes
Ivan Segré

paru dans lundimatin#391, le 11 juillet 2023

« Les livres et leurs rédactions diffèrent suivant les penseurs : l’un réunit immédiatement dans son ouvrage toutes les clartés qu’il a su dérober à l’éclat d’une connaissance soudaine ; l’autre ne donne que les ombres, les copies en gris et en noir de ce qui s’est édifié la veille dans son âme. »

Friedrich Nietzsche, Le gai savoir

Les nuits d’émeutes qui ont succédé au meurtre d’un jeune homme de dix-sept ans par un policier dans l’exercice de ses fonctions ont mis en évidence l’antagonisme idéologique dit de « droite » et de « gauche » : à « droite », on justifie plus ou moins l’acte du policier, on s’indigne du comportement des émeutiers et on appelle à un retour à l’ordre musclé ; à « gauche », on célèbre plus ou moins la révolte d’une jeunesse immigrée, on dénonce le traitement policier qu’elle subit au quotidien et on appelle à la solidarité avec les « banlieues ».

Autrement dit, à « droite », on préfère l’ordre à la justice, c’est-à-dire que ce qui vaut en dernière instance, c’est la mise au pas des forces asociales ; à « gauche », en revanche, on préfère le désordre à l’injustice, car ce qui vaut en dernière instance, c’est de combattre un ordre social injuste.

En regard de ce clivage idéologique structurant, la position gouvernementale, de Chirac à Hollande en passant par Macron, se veut apaisante et consensuelle, autant que faire se peut, d’où, d’un côté, une condamnation (précipitée au regard du devoir de réserve de l’exécutif) de l’acte « injustifiable » du policier et l’annonce de mesures à venir pour remédier au malaise des « banlieues », de l’autre, une condamnation des violences émeutières et la mise en branle d’un arsenal judiciaire répressif.

A « droite », on s’indigne aussitôt de la condamnation précipitée d’un policier qui s’efforce de contenir les forces asociales sévissant au quotidien dans les « banlieues » ; à « gauche », on s’indigne aussitôt de l’arsenal répressif qui, en réponse à la révolte, perpétue l’ordre injuste.

Ceci posé, reste à situer les « extrêmes ».

Pour ce qui est de situer « l’extrême droite », rien de plus simple : elle se signale par un recours au lexique de « l’ethnie », voire de la « race », la raison dernière des émeutes résidant selon elle dans l’identité ethnico-religieuse des émeutiers. Alain Finkielkraut, en 2005, avait dénoncé des « révoltes ethniques » dirigées contre la « France » ; Eric Zemour, le RN et nombre d’élus dits « Républicains » entonnent, vingt ans après, le même refrain. (Invitée à commenter l’actualité à la télévision, Nadine Morano, par exemple, n’a eu que deux mots à la bouche : l’immigration et le voile [1]). Cela permet d’opposer des forces asociales étrangères, arabo-musulmanes, voire afro-arabes, à des « Français » respectueux des valeurs citoyennes. Ainsi, on déplace le problème : il n’est plus économique et social, il est ethnico-religieux ; il ne s’agit plus de repenser un projet de société, il s’agit d’observer que des déterminismes culturels, sinon raciaux, sont à l’origine de comportements asociaux, depuis l’incivisme jusqu’au banditisme.

Objecter que les arabo-musulmans ne sont guère présents sur le continent américain, où les mêmes problèmes se posent pourtant dans des termes structurellement identiques, est alors vain, car le discours de l’extrême droite ne prétend pas à la pertinence mais à la jouissance narcissique. Et c’est gratifiant de situer l’origine du problème chez l’autre. En témoigne, au Maghreb, l’apparition d’un discours politique expliquant que l’identité « arabe » est menacée par les migrants subsahariens, accusés de tous les maux. (Voir par exemple cet article du Monde : « Le Maghreb en proie aux fièvres identitaires [2] »).

Comment situer, à présent, « l’extrême gauche » ? C’est là que la chose se complique, notamment depuis la quasi disparition d’un Parti Communiste qui, jusqu’alors, servait de boussole pour situer « l’extrême gauche » ou le « gauchisme », soit tout ce qui pouvait se trouver « à gauche » du P.C.

Dans un article paru dans Le Monde des livres, Nicolas Weill me situe à « l’extrême gauche ». Il écrit en effet : « Ivan Segré a toujours cherché à concilier son engagement au sein de l’extrême gauche (notamment son admiration pour Alain Badiou) avec l’attachement à la tradition juive [3] ».

Plutôt que d’identifier « l’extrême gauche » dans le paysage idéologique français, je me propose donc de procéder inversement : je vais d’abord me situer, puis en déduire que « l’extrême gauche » se trouve là où je me situe.

*

Dans le contexte actuel, celui des assauts répétés d’un Capital s’évertuant à prolétariser toujours davantage la masse des gens, l’une des fonctions de l’émeute est de modifier le rapport des forces, en affirmant notamment haut et fort qu’on n’est pas voué à la soumission.

Il est clair que les jeunes émeutiers des « banlieues » ont adressé un message de cette sorte : « nous ne sommes pas voués à subir la violence policière ». Dès lors, ceux qui, à « gauche », considèrent que l’ordre policier est au service des intérêts du Capital, se reconnaissent solidaires des émeutiers. Soit.

Mais une émeute, c’est précisément une « meute » indifférenciée tant que l’affirmation qui porte une insurrection n’est pas mise au jour. Or, une fois entériné qu’il s’agit, pour les émeutiers, d’affirmer leur refus d’obtempérer aux ordres de la police, la question qui se pose est : pour faire quoi ?

De fait, on a brûlé des commissariats et des bibliothèques, des symboles de l’Etat et l’épicerie du voisin, des magasins de « marque » et des écoles, indistinctement. En deux mots, on brûle les terres. Est-ce une colère aveugle, immature ? Un sublime désordre ? Un joyeux carnaval ? Ou est-ce plus déterminé que cela ? Certes, il s’agit d’une revanche sociale. Mais à y bien regarder, le paradoxe qui pourrait surgir est le suivant : les émeutiers, le gouvernement et les policiers partageraient, au fond, les mêmes valeurs, celles, pour résumer en deux mots, du nihilisme néolibéral.

Il s’agirait essentiellement, en effet, d’émeutes néolibérales, si du moins ceux qui en tireront le bénéfice sont, dans les banlieues, les dominants, à savoir les bandits.

Car l’ordre alternatif qui régit les dites zones de « non-droit » où sévissent le chômage, la précarité, l’exclusion, etc., c’est un banditisme dont le néolibéralisme est patent : logique du « trafic », du profit et de l’exploitation, organisation hiérarchisée, appropriations privées des espaces communs, violences « policières » (envers quiconque n’obtempère pas aux ordres), etc.

Et à cette lumière, les émeutiers qui affichent haut et fort leur mépris de la police d’Etat, celle du capitalisme légal, pourraient bien constituer, demain, la main d’œuvre prolétaire des organisations mafieuses qui s’efforcent de contrôler un certain nombre de territoires afin d’y faire fructifier leur logique économique, laquelle est rigoureusement homogène à l’ordre néolibéral dominant, si ce n’est que ses maîtres en assument plus ouvertement, ou moins hypocritement, l’obscénité foncière.

On objectera que ces émeutes nuisent précisément aux activités lucratives des bandits, que les quartiers les moins effervescents sont ceux-là même où le banditisme est le mieux installé, et on assure, ici et là, que le retour au calme aurait été imposé par les bandits. Mais cela ne fait que confirmer l’observation : ces émeutes ne portent d’autre avenir que celui de servir de main d’œuvre sous-payée aux bandits.

Bien sûr, on ne peut que sympathiser avec les victimes d’une violence policière dont les déterminants idéologiques sont abondamment documentés. Mais une colère, aussi compréhensible soit-elle, ne fraye, en tant que telle, aucun avenir, d’autant moins si elle est nihiliste.

C’est pourquoi, quiconque prétend aspirer à une transformation « révolutionnaire » de la société ne peut éprouver de véritable solidarité avec des émeutiers dont le nihilisme, essentiel, est rigoureusement identique à celui de leurs adversaires, ou rivaux. Car c’est bien d’une rivalité mimétique qu’il s’agit, en dernière analyse. De fait, patrons du CAC 40 ou caïds des banlieues, ils aspirent à conduire les mêmes voitures et ne reconnaissent, les uns et les autres, d’autre loi que celle du plus fort.

En regard, les « gilets jaunes », les insurgés du « printemps arabe », les autonomistes du Rojava, les paysans indiens d’Amérique du Sud qui combattent « l’extractivisme », la société civile africaine qui s’organise contre la logique du Capital, tous ces mouvements portent quelque chose d’hétérogène à l’ordre dominant : le rond-point, plutôt qu’un dispositif de fluidification du réseau routier, devient un espace de rencontre, de discussion, d’échange, de partage ; la place Tahrir, au Caire, était une expérimentation politique et sociale qui témoignait de la créativité et du courage des forces populaires, de leur capacité de vivre et d’agir sans Etat ni police, etc.

Les logiques qui sous-tendent les récentes nuits d’émeutes sont d’une autre nature, car solubles dans le néolibéralisme dominant.

Ainsi, l’affaiblissement de l’Etat, dont le suicide est ordonné par les forces les plus déterminées du néolibéralisme, ouvre la voie à la privatisation non seulement des hôpitaux, mais de la police, bientôt remplacée, dans les quartiers riches, par des milices privées d’extrême droite dont des avant-gardes sont déjà agissantes, tandis que les quartiers populaires seront livrés au pouvoir des « gangs ».

Quelle est l’alternative à l’américanisation de la société européenne ? C’est aujourd’hui la Chine, soit un appareil d’Etat dont la puissance est inentamée, capable de tenir en bride et le Capital, et la population, en recourant pour ce faire à une technologie sécuritaire illimitée.

Et il importe de tirer la leçon de l’autoritarisme chinois : un capitalisme qui ne prête pas allégeance à l’Etat est un capitalisme « bandit » ou « hors la loi ».

La leçon du capitalisme néolibéral qui domine à l’Ouest en est l’envers, ou l’endroit : un Etat qui ne prête pas allégeance au Capital est un Etat « bandit » ou « hors la loi ».

Et sur ce point, il faut être résolument « chinois » : il y a en effet, à l’Ouest, un capitalisme « bandit » qui est légal, et un capitalisme « bandit » qui est illégal. Mais la distinction est donc formelle, car substantiellement, c’est une même logique de « bandit » qui est l’œuvre : rapace, grossière, nihiliste.

En regard de cette opposition structurante, « Amérique » d’un côté, « Chine » de l’autre, se situer à l’extrême gauche, c’est donc se situer hors du modèle néolibéral ou occidental, sans toutefois se rallier au modèle autoritaire ou chinois.

Disons, pour résumer, que l’extrême gauche reposerait sur trois principes élémentaires :

Principe n°1 : les ennemis de mes ennemis ne sont pas pour autant mes amis.

Principe n°2 : mes amis sont portés par des valeurs hétérogènes à l’ordre capitaliste et étatique et ils expérimentent des formes de vie qui reposent, à minima, sur ce que Michéa appelle, dans la lignée d’Orwell, « common decency », la décence commune.

Principe n°3 : la transformation révolutionnaire de la société étant une humanisation des rapports sociaux, une force est révolutionnaire si la pratique politique, économique et sociale qu’elle véhicule témoigne de cette humanisation.

Se situer à « l’extrême gauche », selon moi, c’est donc partager la conviction que dans cette affaire, les émeutiers, le gouvernement et les syndicats de la police sont parfaitement homogènes à l’ordre idéologique dominant ici, à l’Ouest. A vrai dire, ils en sont des rouages, chacun jouant sa partition, que ce soit celle du bourreau ou de la victime, du policier ou du bandit, du riche ou du pauvre.

Ou pour le dire autrement, le véritable refus d’obtempérer, c’est celui qui vous situe à une autre place que celle que l’ordre dominant vous assigne. Or, à mon sens, ces émeutes situent la jeunesse révoltée des « banlieues » à la place qui lui est assignée. Pour preuve, il n’y a eu strictement rien d’imprévisible lors de ces émeutes : ni les cibles, ni les modes opératoires, ni les participants. La retenue policière elle-même était prévisible. Comme sont prévisibles la répression judiciaire impitoyable qui va s’abattre sur les « interpellés » et les mesures gouvernementales d’aides aux quartiers sinistrés. Bref, tout était prévisible. Et c’est là le signe que rien ne s’est passé.

*

Au fond, le problème des « banlieues » est structurellement identique à celui qui se pose aux habitants de l’époque dite « anthropocène », soit une époque qui met au jour le nihilisme essentiel de la modernité occidentale. En conclusion d’un livre consacré à l’émergence de la modernité « anthropocène », C. Bonneuil et J.-B. Fressoz écrivent :

« Ces histoires nous invitent à reprendre politiquement la main sur des institutions, des oligarchies, des systèmes symboliques et matériels puissants qui nous ont fait basculer dans l’Anthropocène : les appareils militaires, le système de désir consumériste et son infrastructure, les écarts de revenus et de richesses, les majors énergétiques et les intérêts financiers de la mondialisation, les appareils technoscientifiques lorsqu’ils travaillent dans des logiques marchandes ou qu’ils font taire les critiques et les alternatives. Vivre dans l’Anthropocène, c’est donc se libérer d’institutions répressives, de dominations et d’imaginaires aliénants, ce peut être une expérience extraordinairement émancipatrice [4]. »

Quant au rapport qu’une « extrême gauche » située de la sorte pourrait entretenir avec la « tradition juive », je renvoie à la série de vidéos intitulée « Soudain le Talmud » parue dans LM en 2015.

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