Nouvelle-Calédonie : Le référendum sur l’indépendance de la Kanaky

ou la discorde des militants de métropole
par Rodolphe GAUTHIER

paru dans lundimatin#255, le 21 septembre 2020

Le 4 octobre 2020 aura lieu le second référendum sur l’indépendance de la Kanaky – Nouvelle-Calédonie. Le documentaire Nation.s de Florent Tillon et Hélène Magne propose un regard original sur la question en donnant la parole à plusieurs acteurs locaux minoritaires, voire marginaux, comme les membres d’un collectif nommé « Collectif Kanak des Subrogés-Tuteurs » [1] qui refusent de reconnaître le bien-fondé de ce référendum. Le documentaire, projeté entre autres à Montreuil, à Nantes, à Lille, à Bruxelles, et bientôt à Notre-Dame-des-Landes, donne lieu à des débats virulents, et assez révélateurs de ce qui sépare, en France métropolitaine, les différentes sensibilités militantes. Petite analyse.

Comme le premier référendum sur l’indépendance de la Kanaky – Nouvelle-Calédonie, en 2018 (le « non » l’avait remporté à 56,4%), le deuxième passe à peu près inaperçu dans l’actualité politique française. Il a pourtant lieu dans deux semaines. On pourrait croire qu’il s’agit d’un dédain pour une « collectivité française » lointaine (ancien TOM, « territoire d’outre-mer » [2]), mais cette négligence relève plus vraisemblablement de la volonté d’éviter la mobilisation pour un cas de décolonisation qui met en lumière la politique économique néocoloniale de la France sur un territoire qui détient la troisième réserve mondiale de nickel, et dont l’espace maritime représente 13 % de la Zone Économique Exclusive (ZEE) de la France [3]. Car bien évidemment, comme dans les anciennes colonies africaines, la France ne concédera l’indépendance qu’une fois assurée de conserver ses prérogatives économiques et militaires.

À partir du documentaire de Florent Tillon et Hélène Magne, et surtout à partir des débats et des attaques parfois virulentes auxquelles il donne lieu, l’objectif de cet article est d’expliciter quelques ruptures parmi les oppositions « anti-capitalistes » (pour le dire rapidement), non pas là-bas en Kanaky, mais en métropole.

NATION.S - BANDE ANNONCE from florent tillon on Vimeo.

Ces attaques peuvent être classées en deux grandes catégories, qui en sont les déclencheurs :

1. l’amertume d’une attente déçue ;
2. le choc d’un discours inattendu (celui des « Subrogés-Tuteurs »).

1. Un point théorique d’abord. C’est une évidence de la théorie de la réception que chacun voudrait reconnaître dans ce qu’on lui présente le miroir de ses propres intérêts. Qui la lutte des classes, qui la redistribution des richesses, qui l’anti-fascisme, qui le féminisme, qui plutôt une rigueur méthodologique sans faille, etc. Plus ou moins à juste titre, quelques-unes de ces grandes questions qui occupent les esprits ressurgissent dans les débats après la projection du documentaire. Mais l’un des reproches récurrents a cela d’à la fois passionnant et agaçant d’aller très loin dans la réflexion tout en ignorant qu’en lui-même il porte sa propre contradiction ; c’est le reproche d’« ingérence » qui accompagne celui de « manque d’objectivité ».

Le terme juridique d’« ingérence », popularisé par Kouchner à la fin des années 80 (avec l’idée empoisonnée d’« ingérence humanitaire »), est impropre pour un documentaire : le documentaire n’aura jamais, qu’on en rêve ou non, une influence aussi déterminante qu’une politique étatique. Ce qui est reproché à travers ces formules, c’est la projection mentale sur une situation d’un désir d’idéal ou de concepts qui lui sont totalement étrangers. Autant dire que c’est un crime de tous les instants. Au nom de la « souveraineté » et de « l’auto-détermination » (de la non-ingérence), n’est autorisée que l’« objectivité » qui ne prendrait en considération que la finalité. Traduction : « Peu importe comment ou pourquoi ils obtiennent l’indépendance, du moment qu’ils l’obtiennent ! » C’est se draper de lin blanc et de probité, mais c’est aussi être d’une « mauvaise foi » intellectuelle assez sale. Est reproché aux documentaristes d’orienter certaines questions, d’avancer certains termes, comme si ce n’était pas ce que faisaient tous les documentaristes, en masquant au montage ce qui doit être pudiquement caché (certes, laisser apparaître certains fils, sans insister sur un procédé de distanciation – à la Brecht –, est sans doute ici une maladresse). La question n’est pas juste méthodologique ou déontologie (mais où a-t-on pêché cette morale du documentariste ?), ni même formelle (parti pris) : elle devrait interroger la notion d’objectivité même. Car, sans sacrifier au relativisme postmoderne, il est cependant dangereux d’exiger une objectivité qui ne peut être qu’idéale puisque l’on parle toujours de son point de vue, et que la plus rigoureuse abnégation ne nous fera pas sortir de nous-même.

Ce qui est reproché est d’utiliser les manières de penser et de réfléchir d’une tradition pour aborder une autre tradition. Il faut cependant rappeler que cette démarche « objectiviste » est une conception fondamentalement européenne, et même positiviste. Elle est marquée par le sceau de la culpabilité et de l’idéalisme : je me sens coupable de ne pas être à la hauteur de l’idéal qui veut que je ne regarde pas avec mes propres yeux ce qui n’est pas moi… En toute logique, cela aboutit à un nihilisme ontologique et politique dont profitent de moins scrupuleux. N’est-il pas plus honnête d’accepter d’utiliser des grilles d’analyse et des outils que la tradition occidentale a construit, tout en utilisant cet autre outil que la tradition occidentale a également élaboré qu’est la distanciation ? L’objectivité, outil de la tradition occidentale, apparaît alors comme un garde-fou, plutôt qu’une Loi ou un Commandement (« Tu ne seras pas Subjectif ! »).

Pour le dire simplement : si on accepte le processus du référendum, typiquement occidental, il n’est pas logique de ne pas s’en mêler. Voilà ce qui se passe durant les débats : les contempteurs de l’État acceptent docilement ce que l’État impose, mais critiquent avec violence celles et ceux qui ne l’acceptent pas.

Mais cette attaque sur le « manque d’objectivité » semble surtout utilisée pour miner les documentaristes et les rendre plus vulnérables à un argument, si l’on veut, plus concret. Car, à travers Florent Tillon et Hélène Magne, c’est le discours des « Subrogés-Tuteurs » qui est visé, et, au-delà même des « Subrogés-Tuteurs », c’est le discours qui s’oppose au pragmatisme économique qui est incriminé. À tel point qu’on a entendu plusieurs personnes affirmer : « Peu importe s’ils exploitent des mines et achètent des téléphones portables, du moment qu’ils ont l’indépendance ! »

Nous voilà au cœur du problème : l’économie, le Grand Schisme des Gauches et de l’Alternativisme.

La parole est donnée donc aux « Subrogés-Tuteurs » : Charles Haudra (mort en février 2020), Wahopie Macane et l’effarant Welio. Leur discours, vu du documentaire, se construit selon deux volets : un volet mystico-religieux, un volet politico-économique.

Les propos politico-économiques sont les suivants :

— La politique est la règle européenne, on refuse la politique. D’où le refus du référendum. Ils ne sont pas les seuls. Le Mouvement des Groupes Révolutionnaires Koutumiers Kanak (MGRK) publiait dans lundimatin, lors du premier référendum, en 2018, un communiqué appelant à ne pas y participer. Dans le même esprit, les Subrogés-Tuteurs refusent le référendum parce qu’il s’agit des règles du jeu européen. Ils veulent tout simplement sortir du jeu. Le référendum n’a pas lieu d’être : la France doit quitter la Kanaky, un point c’est tout.

— Il faut sortir de l’économie. Là encore, les Subrogés-Tuteurs semblent proches du MGRK qui remet en cause le PIB ou la notion même de « misère ». Or la question est, comme on dit, « clivante » au sein des associations qui soutiennent l’indépendance (Survie par exemple) : remettre en cause l’économie, c’est effrayer et c’est perdre toute crédibilité. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l’aliénation économique est si profonde que l’économie apparaît comme le fondement civilisationnel qui fait rempart à la barbarie. Et c’est justement, pour les Subrogés-Tuteurs, cette idée obscurantiste et l’obscurantisme fanatique de l’économie qu’il faut combattre pour déraciner les dominations. Le biais écologique peut, dans une certaine mesure, aider. La thématique est omniprésente dans le documentaire. Mais il ne s’agit pas d’abord d’écologie (l’écueil de l’écofascisme, du reste, menace de plus en plus…), plutôt d’un problème structurel essentiel. Que disent les Subrogés-Tuteurs ? Qu’en conservant le legs lexical et syntaxique économique des colonisateurs, les colonisés ne se libéreront qu’imparfaitement de leur joug. Que s’ils ne remettent pas en cause l’économie, ils auront assimilé l’aliénation, ils l’auront intériorisée. C’est ce que dit Franz Fanon, c’est ce que dit Aimé Césaire. Plus besoin, en effet, à ce stade, de colonisateur. Les envolées hallucinées de Welio sont à écouter avec attention : tout y est dit. Charles Haudra les résume de manière plus simple : « Il faut que la France redevienne une nation humaine, là, c’est un robot ». On retrouve une intuition du Marx des Grundrisse, le « sujet automate », que Moishe Postone [4] et les représentants de la Critique de la Valeur lui ont repris : le système économique capitaliste fonctionne d’une manière autonome, et tout le monde a fini par croire en une Valeur transcendante qui a été pourtant inventée de toutes pièces (c’est le fameux « fétichisme de la marchandise »). Toute libération réelle nécessite la fin de cette aberration.

Les propos mystico-religieux peuvent sembler à la fois plus folkloriques, mais aussi plus pragmatiques dans le cadre de la question de l’indépendance : ils touchent les Kanaks et proposent une alternative au système occidental. Au sujet automate qu’est le capitalisme, s’oppose la Coutume. Cette notion de « Coutume » qui regroupe, semble-t-il, l’ensemble des traditions autochtones revient avec insistance dans le documentaire. Mais alors que certains groupes veulent un retour strict à la tradition et à l’ancestralité, les Subrogés-Tuteurs, notamment à travers les délires extatiques de Welio, inventent une nouvelle « Coutume ». Le micmac pseudo-prophétique fonctionne comme un braconnage culturel, selon les termes du sociologue Michel de Certeau [5]. Les Subrogés-Tuteurs se réapproprient l’enseignement des colonisateurs (l’histoire de France et d’Europe, par exemple, à travers les Croisés, mais aussi la géographie dans une psychogéographie politique internationaliste), ils le mélangent avec la religion traditionnelle, pour construire une nouvelle voix qui leur soit propre. Ce besoin irrépressible d’inventions, dans cette logorrhée splendide de Welio, pour « trouver encore » (« re-trouver ») une « Coutume », les sauve d’une dérive réactionnaire qui affirmerait la pureté d’un temps révolu. Car le principal problème avec la « Coutume » est qu’elle n’est pas « intacte » : elle est devenue le produit d’une rencontre où les Européens ont exterminé les autochtones. Elle présente les dangers d’instrumentalisation d’une Vérité sacrée, alors qu’elle n’est qu’un fantasme.

Mais ce qui est le plus tristement drôle, ce ne sont pas les discours délirants des Subrogés-Tuteurs, mais les laïus d’Emmanuel Macron : pas seulement la confidence intime grossièrement calculée du cocotier et de la petite fille lors de la communication officielle la plus violente (à l’annonce de la négation du droit d’un peuple à disposer de lui-même [6]), mais dans le terrorisme économique : le nickel « que le monde nous envie », la mer, la pêche « qu’il faut développer bien davantage », les « innovations (…) autant qu’on peut ». Revendication d’un jusqu’au-boutisme destructeur et, par son extrémisme, totalement absurde.

Car l’absurde et le ridicule ne sont pas du côté de ces militantes et de ces militants qui haranguent les foules et les bâtiments institutionnels en vain et qui, après avoir tenu les propos les plus lyriques et les plus épiques, rompent naïvement la tonalité en parlant de « casse-croûte », mais bien du côté de ces foules qui les regardent hagards, l’œil vide ou derrière un écran, du côté encore de ces cérémonials à la télévision ou sur le tarmac, de ces journalistes qui sont là pour recueillir les billevesées d’un individu qui a perdu toute notion de la réalité, qui ne travaille même pas pour le bien de certains nantis (sacrifiés sans vergogne au besoin), mais pour un système déshumanisé. L’absurde, le ridicule et la violence sont du côté de ces ministres, de ces journalistes et de ces gendarmes qui ramènent une « coutume » pour expulser les autochtones, comme dans une duperie qu’on aurait juré – et surtout aimé être d’un autre temps.

Ce que professent les Subrogés-Tuteurs, mais aussi le MGRK, c’est qu’il n’y a pas de libération sans sortie de l’économie. En Kanaky, en France ou ailleurs. Et ce discours perturbe : certains en appellent même, lors des débats, à une forme de realpolitik ! D’autres, en revanche, appellent au rassemblement de toutes celles et de tous ceux qui vivent une forme d’oppression afin d’opposer, pour reprendre le titre d’un livre fameux, la « société contre l’État ».

[1Florent Tillon explique le terme : « les Subrogés-Tuteurs se placent du côté de Gaïa, Dieu, l’Esprit, la Pachamama, le monde, Téa kanaké, etc, (peu importe comment le nommer), ils se placent ainsi par l’invocation des forces mystiques de la Planète Terre au DESSUS des Etats et des hommes. Ils sont ’subrogés-tuteurs’, c’est-à-dire qu’ils sont ’au-dessus’ du tuteur, en l’occurrence ici la France ou le FNLKS pour leur dire : ’vous avez tort, et ce que vous faites n’est pas juste !’ Ce terme existe dans la juridiction française : un orphelin possède un tuteur, mais a le droit de nommer un Subrogé-tuteur, c’est à dire quelqu’un qui va ’surveiller’ le tuteur si jamais il boit, frappe ou viole l’orphelin. Ainsi, grâce au subrogé-tuteur, le tuteur ne peut pas ’faire ce qu’il veut. ». On trouvera très peu de choses sur Internet. Un appel qui, étrangement, se réclame de lundimatin : https://zintv.org/appel-anticolonial-du-collectif-kanak-des-subroges-tuteurs/

[2La Nouvelle-Calédonie possède son gouvernement (à la tête duquel on trouve Thierry Santa, membre du parti Les Républicains), son congrès (dirigé depuis mai 2019 par l’indépendantiste kanak Rock Wamytan) et un ensemble d’institutions propres.

[3« Sa zone économique exclusive (ZEE) est de 1 422 543, soit près de 13 % de la ZEE française, la deuxième plus importante pour un territoire français après celle de la Polynésie française » (article Wikipedia, « Nouvelle-Calédonie »).

[4Time, Labor, and Social Domination, A Reinterpretation of Marx’s Critical Theory (1993), Temps, travail et domination sociale, éditions Mille et Une Nuits (2009).

[5L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Gallimard (1980).

[6Il suffit de regarder les résultats dans les villes où les Kanaks sont majoritaires.

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