Nous ne nous détruirons pas

Perspectives abolitionnistes, autour de Sara Schulman et adrienne maree brown

paru dans lundimatin#290, le 31 mai 2021

« De quels mondes rêvons-nous et quels moyens mettons-nous au service des nouveaux modes d’existence que nous désirons ? » L’article qui suit tente de répondre à cette question à partir de deux livres récents : celui de adrienne maree brown sur la justice transformatrice, We Will Not Cancel Us. And Other Dreams of Transformative Justice, (Chico (CA) : AK Press, 2020), et celui de Sara Schulman, Le conflit n’est pas une agression. Rhétorique de la souffrance, responsabilité collective et devoir de réparation, récemment traduit de l’anglais par Julia Burtin Zortea et Joséphine Gross.

La poétesse et militante féministe noire Audre Lorde nous met en garde par un slogan devenu célèbre : « les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître » (Lorde 1979, p. 115). Qu’est-ce qui caractérise les « outils du maître » (elle parle spécifiquement du sexisme et du racisme) ? C’est, selon Lorde, le fait qu’ils cherchent à produire une image univoque du monde. Ainsi le sexisme et le racisme créent un monde unique : celui qui profite univoquement à une « minorité dominante », les 1 %, dont l’expérience est érigée en modèle et en idéal-régulateur qui, s’il bénéfice à certain·es selon leur degré de ressemblance au modèle, nuisent à toustes. Dans un tel système, les différences doivent soit être effacées (allant des formes les plus violentes d’éradication d’ethnies entières à celles plus sournoises d’exclusion et d’oppression), soit être « tolérées ». Cette deuxième version, si elle est moins directement destructrice, n’en est pas moins néfaste, car, dit Lorde, « plaider pour la tolérance seule… c’est nier la fonction créatrice de la différence dans nos vies. On ne doit pas tolérer les différences : on doit plutôt les envisager comme un réservoir de polarités nécessaires entre lesquelles peut jaillir notre créativité telle un faisceau de lumière. C’est alors seulement que le besoin d’interdépendance n’effraie plus. » (p. 116).

La récente traduction en français de Conflict Is Not Abuse (« le conflit n’est pas une agression ») de l’écrivaine et militante queer Sara Schulman fournit une occasion pour repenser les suggestions puissantes d’Audre Lorde. Conflict Is Not Abuse est un examen, à grande échelle comparative (parfois au point de donner le tournis, mais l’autrice l’assume pleinement) de la manière dont les groupes ou les personnes détentrices du pouvoir dans une interaction convertissent souvent le conflit (« quelqu’un·e s’oppose à elleux ») en une agression (« quelqu’un·e leur veut du mal ») pour éviter d’avoir à s’y confronter (« si c’est une agression, il faut y mettre fin par tous les moyens et nous n’avons pas besoin d’écouter »).

L’enjeu, pour Schulman, est de comprendre comment l’altérité ou la différence sont construites comme des affronts à l’ordre dominant. Par exemple, il s’agit de comprendre comment l’adolescent·e queer peut être lue comme volontairement « destructrice » des valeurs de la famille où iel a été élevée. Ou comment la féministe peut être lue comme « violente » quand elle dénonce les violences conjugales ou propose des groupes de parole non-mixtes. Ou comment la personne séropositive peut être construite comme criminellement responsable de sa séropositivité (Schulman est une des membres historique d’ACT UP New York). Ou encore comment le génocide palestinien est régulièrement représenté, par le pouvoir israélien occupant des territoires tels que ceux de Gaza, comme une réponse à une agression des colonisé·es (Schulman est une membre active de Jewish Voice for Peace).

Plus encore, Le conflit n’est pas une agression s’intéresse à la façon dont le pouvoir hégémonique se constitue négativement par le rejet de ses membres déviant·es, ou plus exactement, par une conception de ses membres déviant·es comme des « agresseurs ». Dans les mêmes exemples, on voit ainsi les parent·es d’adolescent·es queer blâmer les communautés homosexuelles prétendument « prédatrices » de leurs enfants, ou encore les masculinistes se solidariser autour d’une mythique menace civilisationnelle posée par la lutte contre le sexisme, ou encore la nation hétérosexuelle en bonne santé s’assurer de sa pureté en rejetant la séropositivité comme un « truc de pédé », ou encore le nationalisme israélien se renforcer dans la diabolisation des « terroristes » palestien·nes. Dans tous ces cas extrêmement variés, Schulman repère ce qu’elle appelle une « pensée dysfonctionnelle » qui choisit « d’incriminer plutôt que de résoudre » (Schulman 2021, p. 25). Cette pensée dysfonctionnelle se fonde sur une conception « négative » de la relation de groupe, où le groupe est défini par sa capacité à l’immunité, à la punition et au rejet plutôt que par sa capacité à réguler, médier, arbitrer les conflits.

La justice punitive et carcérale fournit un exemple paradigmatique de cette pensée dysfonctionnelle. C’est pourquoi le livre passe beaucoup de temps à pointer la manière dont cette conception de la justice étend son règne à des domaines toujours plus variés, en montrant notamment un paradoxe de taille : le fait que la logique punitive-carcérale prend souvent avantage des luttes pour les droits des opprimé·es pour étendre son emprise. Schulman analyse ainsi la manière dont les luttes féministes contre les violences conjugales ont été récupérées par le dispositif policier : là où les militantes féministes des années 1960 luttaient pour armer les femmes et défaire leur statut de victimes (cours d’auto-défense, groupes de parole non-mixte, médiations avec les agresseurs…), la réponse étatique (qui s’y substitue progressivement à partir des années 1980 un peu partout dans le monde, mais en particulier aux États-Unis sous la présidence de Reagan) confirme leur statut de victimes pour justifier le recours à une incarcération de plus en plus massive des agresseurs (Schulman 2018). À la même époque où le dispositif policier prend le pas sur les militantes féministes dans la défense contre les violences faites aux femmes, se multiplient des séries qui, comme Law and Order : SVU (en France, New York, Unité Spéciale ou, au Canada, La loi et l’ordre, crimes sexuels), présentent un schéma binaire où des victimes innocentes sont sauvées, épisode après épisode, de leurs agresseurs systématiquement présentés comme des pervers irrécupérables. Cette hypercriminalisation des actes sexistes et des agressions sexuelles peut bien sûr être conçue comme une victoire sur le court terme, et dans bien des cas, elle offre une réparation partielle aux personnes lésées. Mais puisqu’elle utilise les « outils du maître » (la police, la prison), elle contribue en dernière instance à l’amplification de leur logique, y compris dans des cas, nombreux, où d’autres recours auraient pu être envisagés. On retrouve ici un problème que pointait déjà Audre Lorde : « les outils du maître peuvent peut-être nous donner la possibilité, momentanément, de le battre à son propre jeu, mais jamais ils ne nous permettront de provoquer un véritable changement. » (Lorde 1979, p. 117)

Le recours à la police pour médier les violences (sachant qu’aux États-Unis, la police est notamment le corps de métier où les violences conjugales sont les plus importantes) peut parfois relever de ce que Schulman désigne comme « une logique de la surréaction ». En surréagissant, la communauté concernée évite d’affronter ses propres conflits internes, et se prive d’en tirer avantage en les étudiant et en les résolvant. À une telle « communauté surréactive », Sara Schulman oppose l’idée de « communauté responsable », c’est-à-dire d’une communauté qui prend la charge de transformer et de réparer le conflit, plutôt que de l’attiser, une communauté qui plutôt que de perpétuer la violence, s’efforce d’articuler entre elles des positions conflictuelles.

Une des principales stratégies des « communautés responsables » que Schulman relève auprès de différentes sources (de la psychanalyse, à la pop psychologie, au bouddhisme états-unien et aux associations de lutte contre l’alcoolisme) est celle de la temporisation, c’est-à-dire : l’insistance à ne pas répondre immédiatement aux sentiments d’offense et à prendre le temps d’entendre chacune des parties considérées. Vivre et appartenir à une communauté responsable prend du temps et un important travail affectif dédié à la recherche d’« alternatives à l’accusation, à la punition et l’agression » (Schulman 2021, p. 189). Mais c’est dans ce temps qu’il est possible de construire des relations soutenables et de prendre leçon de nos conflits et des violences qui s’y perpétuent.

Parmi les nombreuses machines abstraites auxquelles les individus recourent de plus en plus pour « régler » et court-circuiter leurs conflits sur le mode punitif, les réseaux sociaux ont récemment amplifié le phénomène de la surréaction et de la communauté négative. C’est l’un des objets du livre récent de la médiatrice des conflits et pleasure activist (« activiste du plaisir ») adrienne maree brown, We Will Not Cancel Us. And Other Dreams of Transformative Justice, un court traité pratique pour naviguer dans les eaux troubles de la cancel culture (ou « culture de l’ostracisme ») qui gangrène de nombreuses alliances et de nombreux mouvements sociaux. Écrit au cours de la pandémie, son essai analyse la manière dont la rage suscitée par les inégalités de traitement semble se redistribuer sous la forme d’une « décharge » punitive qui prend pour cible nos proches : plutôt que de nous en prendre à celleux qui détiennent le pouvoir, plutôt que d’essayer de lutter contre le capitalisme viral, nous nous en prenons à celleux avec qui nous partageons nos luttes, sous la forme de grandes curées de dénonciation sur les réseaux sociaux. Elle précise : « Les dénonciations (call-outs) ont une longue histoire, au sein des mouvements, comme une stratégie brillante qui permet aux personnes marginalisées de résister à celles qui sont au pouvoir. Elles ont notamment été utilisées pour mettre la pression sur des entreprises, sur des institutions, et sur des agresseurs au nom d’individus ou de groupes opprimés qui ne pouvaient pas d’elleux-mêmes mettre un terme à l’injustice. (…) Mais nombre de nos dénonciations aujourd’hui n’ont plus grand-chose à voir avec cet héritage. Au moment où j’écris ces lignes, des dénonciations se multiplient qui ne visent pas à contrer les détenteur·ices du pouvoir et leurs abus, mais à humilier des gen·x·tes à la suite d’une mésentente, d’une opposition, de conflits ou d’erreurs. Et je veux ici porter notre attention sur la destructivité de la justice punitive qui se déploie dans nos mouvements, et examiner la manière dont nous pourrions nous rappeler à nos rêves abolitionnistes et développer certaines compétences pour soigner nos blessures. » (brown 2020, p. 40).

Comme de nombreux·ses activistes africain·es-américain·es avant elle, brown milite pour une conception transformatrice de la justice : une conception de la justice comme activité de médiation, d’interpellation et même d’inclusion (call-in), plutôt que comme une activité de dénonciation, de punition et d’exclusion (call-out). Si les idéaux de la justice transformatrice se sont développés au sein des communautés queer et racisées aux États-Unis, c’est que la police y est rarement pour elles un secours : faire appel à la police, c’est souvent quand on est racisé·e, se mettre en danger, même si l’on est soi-même victime d’une agression. Dans son livre, brown cite Ruth Wilson Gilmore, une militante abolitionniste des prisons : « plutôt que l’alternative offerte entre prison et liberté, ne devrions-nous pas nous demander pourquoi nous essayons de résoudre les problèmes en répétant le type même de comportement qui les engendre ? » (citée p. 51)

À l’inverse ces logiques qui prônent l’escalade de la violence, l’établissement d’une culture du call-in suppose l’existence d’une communauté à échelle humaine. La justice transformatrice implique en effet des relations soutenables dans le temps et dans des espaces communs : à quelle communauté sert la dénonciation vertueuse, sur les réseaux sociaux, d’une personne avec qui l’on n’a pas de liens ? brown précise : « Il ne s’agit pas de rejeter en bloc les call-outs. Dans certains cas ils sont nécessaires – notamment quand la balance du pouvoir est nettement déséquilibrée, et quand de nombreux efforts ont déjà été faits pour mettre un terme à la violence… Mais nous devons nous rendre capables de reconnaître que nous habitons de nouveaux espaces, où la pression exercée par nos dénonciations ne s’effectue plus à un niveau localisé, relationnel ou même spécifique. La justice transformatrice est relationnelle, elle se produit à l’échelle de la communauté. » (p. 52) Sans cette échelle locale (de laquelle les réseaux sociaux nous font sortir), les outils de la justice transformatrice perdent de leur puissance.

adrienne maree brown insiste ainsi sur la dimension incarnée, concrète, physique du conflit et de sa résolution pacifique : l’aplatissement bidimensionnel (audio-visuel) de nos interlocuteur·ices par les interfaces numériques empêche la régulation du conflit et de ses traumatismes par d’autres voies que discursives, là où bien souvent la voix, l’attitude posturale, le tonus musculaire, les gestes (en un mot : la présence en chair et en os) permettent une communication au-delà des généralités et des abstractions du texte seul. La difficulté, c’est que « nous avons peur de reconnaître que nous ne sommes pas aussi doué·es à affronter les conflits que nous pensons ou voudrions l’être » et qu’en affrontant le conflit, on s’expose à la possibilité de reconnaître que « nous aussi pourrions bien avoir causé des torts » ou bien à celle d’« être considéré·es comme des complices du tort qui a été causé plutôt que de celleux qui s’efforcent d’y mettre fin » (p. 56). La peur de faire des erreurs dans la médiation des conflits s’articule ainsi au désir d’une position de pureté et d’innocence (comme si, pour pouvoir être une bonne militante, je devais être une (victime) innocente de tout mal).

Nous avons besoin d’apprendre à reconnaître l’impureté de nos positions, et à rejeter l’innocence comme seule posture d’énonciation valide. L’association véridicité/innocence appartient en effet aux conceptions punitives de la justice : seul un système fondé sur l’aveu (qui encourage donc à ne pas dire la vérité) et sur la diabolisation des coupables peut vouloir des sujets-parlants innocents. Au contraire, dans une conception restaurative et transformatrice de la justice, la possibilité de faire face à nos erreurs et à nos fautes ouvre des perspectives d’alliances au-delà des antagonismes binaires qui opposent les victimes à leurs bourreaux. Ainsi, en abandonnant la perspective de l’innocence, c’est la responsabilité de chacun·e qui est engagée. Un exemple tiré du livre de Sara Schulman peut ici nous servir d’appui : celui de la criminalisation, au Canada notamment, de la séropositivité, criminalisation qui tend progressivement à remplacer l’idée de responsabilité collective (avec les campagnes pour le port du préservatif, notamment) prônée au début des années sida. Au lieu que tout le monde soit en position de prendre ses précautions pour éviter la contamination, le passage par le dispositif légal qui condamne des personnes « coupables » de la transmission du virus retire leur responsabilité aux personnes qui s’y sont exposées, ou plutôt, justement, fait d’elles des personnes qui « ont été contaminées/empoisonnées » (à la voie purement passive), sans y prendre aucune part. La logique punitive revient ainsi à une logique du désempuissancement : plutôt que de construire des sujets responsables (ou response-able comme dit l’anglais, c’est-à-dire « capables de répondre », « capables d’agir »), elle construit un monde binaire victime/bourreau, où les victimes sont impuissantes et où les bourreaux doivent être éradiqués ou mis sous écrou pour les protéger.

L’archéologue des médias Yves Citton dans son dernier livre, Faire avec. Conflits, coalitions, contagions, a développé l’idée d’une « méta-polémologie » comme d’une attitude qui cherche non pas à faire taire les conflits, mais à les considérer comme des occasions diplomatiques d’alliances. Tirant leçon de ce que l’anthropologue des sciences Charlotte Brives a appelé les « politiques de l’amphibiose » (les politiques de l’ambivalence de toute créature vivante), Citton considère « la triste expérience réalisée à l’échelle d’un continent par la Chine du président Mao : le Grand Bond en avant de la modernisation a commandé à tous les citoyens d’éradiquer une série de “nuisibles” entravant le développement économique du pays (oiseaux mangeurs de semences, rats mangeurs de récoltes). Au lieu d’augmenter la production, ces campagnes d’extermination ont causé des catastrophes en chaîne dont chaque remède empirait les conséquences désastreuses : le massacre des oiseaux a causé la multiplication des insectes dont ils étaient les prédateurs ; les pesticides utilisés contre les insectes ont causé la disparition des pollinisateurs, etc. La morale de cette fable animale, conclut-il, pourrait servir de principe à une méta-polémologie : il n’y a pas de pire ennemi que la volonté folle d’éradiquer ses ennemis. » (Citton 2021, p. 41 ; nous soulignons) Fortement conscient de sa position privilégiée, Yves4050 (de son pseudo indiquant son salaire mensuel) se méfie de sa proposition méta-polémologique : n’y a-t-il pas, dit-il, dans sa volonté d’éviter la guerre, un intérêt pour un statu quo qui lui profite ? Moi-même, Emma2410, trans*queerdo blanche et valide, ne suis pas bien certaine d’être sans intérêts à la perpétuation de certaines oppressions. Mais ce n’est pas ce que les rêves de justice transformatrice évoqués par Sara Schulman et adrienne maree brown et tant d’autres appellent de leurs vœux. Au contraire, ce que les rêves de justice transformatrice appellent, c’est à refuser la logique viciée du système carcéral-policier qui ne voit dans la diversité des modes d’existence que des motifs à l’entre-destruction. Nous avons la tâche de refuser de nous détruire, clame adrienne maree brown : nous avons la tâche de refuser d’éradiquer nos différences et d’apprendre à ralentir l’emballement surréactif.

À la fin de « On ne détruira jamais la maison du maître avec les outils du maître », Audre Lorde « exhorte chacune d’entre nous… à descendre au plus profond d’elle-même pour atteindre la terreur et le dégoût de toute différence qui s’y terre. Et de voir quel est son visage. » (Lorde 1979, p. 119) La lutte contre l’oppression commence le jour où nous acceptons que nous aussi, nous avons peur des différences qui nous séparent, et que nous aussi, nous devons apprendre à les renommer et les considérer comme des potentiels d’alliance, plutôt que comme des risques de désagrégation.

Références

Charlotte Brives, « Pluribioses. Vivre avec les virus. Mais comment ? », Terrestres, n° 14, mai 2020.

Yves Citton, Faire avec. Conflits, contagions, coalitions. Paris : Les Liens qui Libèrent, 2021.

Audre Lorde, « On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître » (1978), traduit de l’anglais (États-Unis) par Magali C. Calise et alii, dans Sister Outsider, Carouge : Éditions Mamamélis, 2003.

Sarah Schulman, « Entretien » avec New Books in Gender & Sexuality, mai 2018 ; https://newbooksnetwork.com/category/politics-society/gender-studies/

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