Les esprits ont été contraint au mensonge
Nous parlons à travers des images, et nous savons
Que ce que nous disons n’est pas ce qui est
Al-Ma’arrï, poème CIV
Quel est donc ce mouvement des images qui n’en finit plus de hanter le monde ? Quel est donc ce geste ?
Ferme les yeux, me suis-je dit. Juste ferme-les. Le plus longuement possible. Ne cherche pas à entendre pour autant, encore moins à écouter. Ne cherche rien. Ne force rien. Respire le plus calmement possible, une expiration après une aspiration, une autre expiration après une autre aspiration. Tu finiras bien par rouvrir les yeux, me suis-je encore dit, par tourner l’écran de ton portable vers toi et voir ces quelques vidéos que tu as filmé à travers le pare-brise avant de la voiture d’un ami, différentes routes qui traversent plus d’une ville, plus d’un village, pilonnées, et qui à chaque fois s’interrompent brusquement, l’armée Israélienne toujours occupant la zone frontalière, ces canons et son aviation menaçant, frappant comme bon lui semble, partout et à toute heure. Tu finiras bien aussi par ouvrir ce carnet noir que tu laisses délibérément traîner sur ta supposée table de travail, par griffonner quelque chose. Ce qui vient, ce qui veut bien venir, même si plus grand-chose ne vient précisément, même si chaque phrase, chaque mot, le moindre acte, la moindre action, la moindre articulation, sont de plus en plus arrachement. Relever, consigner, noter, enregistrer, filmer, malgré tout ? Révéler, se révéler ? Dire et redire encore, redire autant de fois que la redite s’impose, écrivait Louis-René Des Forêts, tel est notre devoir qui use le meilleur de nos forces et ne prendra fin qu’avec elles. Pas à pas, jusqu’au dernier. Notre devoir quotidien ? De mes mains, ma main droite plus précisément, mes lèvres vainement, et ce stylo à encre, cette plume industrielle, ce noir sur blanc, ces lignes qui s’entrecroisent savamment, autant de petits carreaux alignés. Je me surprends à les compter, une vieille manie, me persuadant que toute entreprise est bonne à prendre.
Aussitôt ces derniers mots écrits que la tentation de les biffer surgit, la tentation d’arrêter là ces énièmes élucubrations, d’en finir une fois pour toute, une fois de plus, mais voilà : toute tentation est une lame à double tranchant. J’examinais cette main droite, la paume autant que le dos, cette peau, les pores, ces poils, ces veines apparentes, bleues, vertes, ces os saillants, cette cicatrice ancienne, à peine visible désormais, et je n’avais de choix que de me laisser aller à cette chanson qui persistait. Layla Mrad, je crois bien. La timide voix de ma mère alors qu’elle cuisinait. Peut-être, je ne sais plus. Ma mémoire (s’) arrange. Si seulement, si seulement, ton cœur pouvait, voulait, si seulement, mon amour, les heures passent, les jours passent, ton ombre n’est plus, les rues se vident de toi, si seulement, si seulement, ton âme voulait, pouvait, nous ne toucherions plus terre, regarde mon amour, mon cœur, ma vie, regarde, mon ombre aussi n’est plus, elle nous cherche, les façades sont grises, nos ailes se rabattent. La nuit ne tombe plus, elle n’a plus besoin d’avancer, elle est là.
À en brûler nos doigts, nos langues, toute nuance épuisée, ce mot, éperdument, ce qu’il en reste. Ce sombre éclat. Non pas que tout soit affaire de nuances, bien que, nous en avons tant manqué, camarade, de tout temps, en nous, entre nous, envers chacun d’entre nous, envers quiconque. À force d’être dans les cordes, de n’être plus que becs, tripes et ongles, de devoir (s’) arracher, de s’épuiser à puiser on ne sait plus quel ressort, encore et encore, d’un règne à l’autre, d’une suprématie à l’autre, d’une frontière à l’autre, d’une fabulation à l’autre, de duplicité en duplicité, de marchandage en marchandage, d’occupation en occupation, d’une expansion à l’autre, de profit en profit, de siège en siège, de massacre en massacre, de charnier en charnier, de dévastation en dévastation, de nettoyage en nettoyage, de déportation en déportation, de banalisation en dénégation de l’infamie.
Nos ennemis nous voient venir de loin, et nous tout autant, nous nous voyons venir. Nous continuons cependant de nous méprendre sur nos propres capacités, sur nos pratiques de toujours, sur les autres, sur l’autre, sur nous-mêmes, sur les différents exercices des autorités, sur nos propres élans. Nous avons toujours ce terrible temps de retard face à leurs redoutables machines de propagandes. Mais je m’étais juré de ne plus radoter, les mots n’en finissent plus de se noyer dans les mots, les images du réel de crier dans le désert de la fiction.
Beyrouth, février 2025, en ces temps de consentement à un génocide
Ghassan Salhab