No future for you

R.I.P. bibliothèque Beaubourg (1977-2024)

paru dans lundimatin#409, le 29 décembre 2023

Un spectre hante Beaubourg, et sa Bibliothèque publique (Bpi) : « 1977 ».

1977, c’est l’année de l’ouverture du Centre-Pompidou, du punk et d’Emmanuel Macron. Presque cinquante années plus tard, à la faveur de travaux de rénovation de la « raffinerie » Beaubourg, les formes de vies qui s’engouffrent génération après génération dans son emblématique et populaire bibliothèque, profitant de son libre-accès, de son anonymat, de son encyclopédisme, sont menacées.

Dans le même temps qu’une partie du personnel, la plus jeune et la plus précaire, résiste exemplairement à une vision du monde qui la tient pour jetable, la même vision du monde s’apprête à confisquer des dizaines de milliers de livres qu’elle promet à la « désélection » et, pour partie d’entre eux, à la destruction.

En janvier cela fera trois mois que les travailleur.ses du Centre-Pompidou et de sa Bibliothèque publique (Bpi) sont en grève. De toutes qualités et statuts, contractuell.es, fonctionnaires, précaires résistent au démantèlement programmé pour 6 à 8 ans, et à ses conséquences : externalisations de métiers, confiscation des fonds, liquidation de ce qui restait de l’utopie fondatrice.

Le texte qui suit est écrit à plusieurs mains par un habitué de la bibliothèque.

Lier connaissance(s)

Tu viens de dehors, de loin en toi-même ou de lointains possibles.

Connecté.e au déconnecté, aux autres et aux riens, tu venais dans ce Centre, Beaubourg, et dans ce Centre à sa bibliothèque, la Bpi.

La Bpi (Bibliothèque publique d’information) : la bibliothèque, ta bibliothèque.

Depuis 1977 tu venais lire la presse, à l’ouverture, près des « télés du monde » retrouver des gens avec qui tu liais connaissance

Au troisième, il y avait des films, des concerts à regarder, des milliers de Cds. Quand tu as eu un ordinateur, un disque dur, je t’ai aperçu.e : tu as écouté, et parfois rippé, tous les classiques rock, l’opéra, le jazz. Tu t’es aventuré.e dans la musique contemporaine : les pochettes belles et austères, les noms étranges (comme celui de mon quasi-homonyme, co-fondateur de Beaubourg et auteur de Repons), et les quelques sons, non moins étranges, pour l’instant tu les a certes moins écoutés : mais ça aussi tu l’as rippé. Pour plus tard.
 
Tu venais lire Colette et Rimbaud en traduction anglaise, russe ou arabe.

Minoritaire, tu n’empêchais pas la majorité silencieuse d’étudier Codes Civil ou Informatique : il faut bien gagner sa croûte. D’ailleurs, la tienne, de croûte, aussi a commencé à se former là, fragile, parmi les anonymes et les illustres. Mais tout de même, à l’heure où une ministre de la culture se paye avec Cécile Coulon un poetry club sur le modèle (sans le talent ni l’efficacité) de Jamel Debbouze, tu te demandes comment jauger cette fortune soudaine à l’aune de ce que la bibliothèque Beaubourg propose comme revues de création parmi les plus décisives du dernier demi-siècle (Nioques, La Barque, Musiques en jeu, Doc(k)s, Conséquences) ? Tu ne le pourras pas : faute d’utilisations statistiquement observées, ces revues ont une à une été retirées des rayons.

Parce que le monde change. Il faut que tu saches que le monde change.

La presse, les télés autour desquelles tu liais connaissance, sont moins visibles désormais. La bibliothèque les a reléguées tout en bas, au niveau un, loin de l’entrée commune où elle attend désormais les visiteurs moins encroûtés de ses expositions Echenoz, Gainsbourg, Sattouf.

Les milliers de Cds que tu écoutais ont été contrefaits en mp3, réduits en miettes par les responsables de la bibliothèque pour que tu puisses les écouter confortablement sur ton smartphone (goûtes bien l’innovation par contre : seulement sur place). Après avoir fait deux heures de queue tu te plains de ne pas pouvoir écouter Dark Side of The Moon ou le Sacre du Printemps d’une traite, ni de ne rien connaître via leur plateforme-mangeoire de qui joue là-dessus, comment et où tout ça a été enregistré ? Eh bien, tu peux râler : c’est comme ça que la musique se consomme aujourd’hui, the medium is the message et – hormis quelques centaines de vinyles rachetés pour suivre la mode – il n’y a pas d’alternative.

Si tu tiens vraiment à te distinguer, va dans une vraie bibliothèque, ou pioche sur internet, « y a tout sur internet ». Les gens qui savent, comme les responsables de bibliothèque qui ont incorporé Attali mais n’aiment pas les Cds (pourtant eighties aussi), se payent des coffrets du Velvet Underground à deux cent balles, leur « côté punk » sans doute, ou n’ont de contact avec les livres que ceux qui sentent bon, reçus par service presse ou achetés et discutés chez Colette (la libraire !) - surtout pas ces horribles volumes rondés et reliés de bibliothèque que n’importe qui peut ouvrir -, ces smart-librarians savent qu’il n’y a plus vraiment besoin de bibliothèque avec des Cds, ni de livres pour tout le monde en trop grand nombre dedans. On les paye pour t’inventer d’autres besoins ; ils, elles se paient de mots, et in fine tu n’as pas non plus besoin d’eux. L’avenir des bibliothèques c’est : moins de livres, moins de bibliothécaires ; et moins de lectrices ou de lecteurs dans ton genre, aussi.

Modes et travaux

Dans un an, comme tout ce qui est dans le bâtiment Beaubourg, donc ta bibliothèque déménagera. Si tu aimes les quartiers sympas et bureaucratiques, tu pourras toujours essayer d’aller trouver une place dans une nouveau bâtiment, le Lumière, qui ouvrira à Bercy (moyennant 32 millions d’euros payés à une filiale de Samsung), en face de la Très Grande Bibliothèque Nationale de France – où tu ne t’es jamais risqué.e à mettre les pieds, hormis jours de grève à Beaubourg.

C’est étrange, car justement à l’occasion de ces nombreuses (et parfois victorieuses !) grèves tu as eu l’occasion de lier connaissance aussi avec des bibliothécaires de base. Elles s’opposaient à la réforme de la Bpi conduite par une hiérarchie accaparée à engloutir des dizaines de millions d’euros et d’heures de travail à seules fins de dresser un catalogue Modes& Travaux mirifique, semblable à l’équipage qui débattrait de la taille des jacuzzis à installer sur le pont d’un paquebot dérivant sur des hauts-fonds : faire péter escaliers, plafonds et planchers, rayonnages et tables où s’asseoir afin d’installer salons en tous genres, salles de projection, sonic chairs en nombre, espaces d’exposition, studios de répétition (en dépit des alertes de nombreux agent.e.s de maintenance instruit.e.s des capacités du bâtiment, plutôt compromises dans cette perspective). Même si de tout ça tu pourrais profiter ailleurs qu’à la bibliothèque (à commencer par les espaces du Centre-Pompidou, moyennant leur déprivatisation), et même si beaucoup est resté heureusement dans les cartons malgré les moyens colossaux dépensés, tout était bon pour éroder méthodiquement, substantiellement et sans retour en arrière possible ce que cette bibliothèque rassemble et renouvelle d’unique à l’usage de n’importe qui, tous les jours et jusque tard le soir, depuis cinquante ans : des mètres cubes de littérature en toutes langues, de catalogues d’art et de revues, et toutes les autres disciplines académiques (sciences, techniques), 380 000 titres choisis, articulés les uns aux autres dans un volume compact. Pour te donner un exemple, sur 380 000 titres, les 90 000 de littérature à ciel ouvert dans lesquels tu furètes à l’infini ont une emprise au sol inférieure à celle des espaces d’exposition. C’est à cette échelle qu’il faut mesurer l’imposture des projets sur lesquels les carrières de la petite corporation des bibliothécaires se font, se défont, trois petites marionnettes et puis s’en vont...

Depuis plus de dix ans en effet, turbo-bécassines et cyber-gédéons qui font tourner leurs carrières (et d’autres en éjectent) autour du moyeu imperturbable d’une litanie de concepts innovants et vides comme « Univers », « Troisième Lieu », voire (sans en rien savoir, mais ça fait toujours effet) « Intelligence Artificielle », t’y préparent. Les 80 000 volumes que ces capitaine Beatty du nouveau siècle, celui de la connerie naturelle augmentée, s’apprêtent à te confisquer au profit d’une bibliothèque plus spacieuse, confortable, conviviale, familiale, tu ne les retrouveras pas. Ni dans le bâtiment provisoire à Bercy à partir de 2025, ni à Beaubourg, si sa bibliothèque revient dans les années 30 (celles à venir).

Les responsables te le répètent : il n’y a rien de précieux ni de rare à la Bpi. Si vraiment tu tiens à ouvrir ce genre de trucs, prends ta carte à la bibliothèque Sainte-Geneviève ou à la Bulac. Va sur une plateforme, la bibliothèque te fournit l’accès. Ou chez les bouquinistes – ah non, pas les bouquinistes, c’est vrai : mieux que celle des brigades de Fahrenheit 431, la flamme olympique n’en veut pas. Va plutôt sur RecycleLivre, qui pourrait récupérer les 80 000 volumes dont la Bpi se sépare (un livre sur cinq) pour les revendre.

 Si tu es connaisseur.e, doté.e d’un peu d’argent et de place, tu pourras donc échapper à l’obsolescence. Ce sera « ton côté punk », inactuel. Adorno future.

Sinon, ce sera le pilon.

Jean-Pierre Boulèze


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