Ni honte, ni indignation, ni pardon, ni… :

Quand est commis le meurtre des mots…
Philippe Tancelin

paru dans lundimatin#265, le 30 novembre 2020

Il n’est pas ici question d’un mouvement d’expression « sous coup d’émotion » bien que l’émotion, face à la répression contre le total démuni, puisse rencontrer une fois encore le juste motif de recouvrer tout son sens.

En effet comment ne pas être mû hors de la quiétude d’une « raison gardée » lorsqu’on « visionne » ou on entend par maints témoignages ce qui du seul fait des forces de l’ordre, s’est déroulé place de la République à Paris, le soir du mardi 23 novembre 2020, à l’encontre d’hommes, femmes, enfants à la rue.

Bien sûr l’indignation y compris celle de la bonne conscience « humanitariste ».
Bien sûr la dénonciation de dérives autoritaires face au traitement infligé à des humains comme à des bêtes que l’on n’hésite pas à battre quand elles ne veulent pas obéir, résistent.
Bien sûr toutes les analyses politiques, sociologiques, économiques de plus ou moins bon sens devant la montée des « phobies » qui creusent le lit de nouvelles dictatures… Bien sûr l’appel au cœur quand ses battements sont plus secrets et sourds que jamais…
Mais trop souvent pour ne pas dire toujours, on oppose aux résonances historiques, l’alibi très construit de la spécificité des contextes si bien notés et parlés qu’on en efface les pesants bégaiements de l’ Histoire…même quand on voudrait l’écrire humaine et la faire nôtre dans d’autres vocabulaires.

Ainsi que reste-t-il de la langue, depuis l’imprononcé en elle, face aux coups portés contre l’Être rassemblé, place de la République ce 23 novembre, ou encore l’Être seul, à la rue ou ailleurs, l’Être ensemble, quand il manifeste aux portes des usines de licenciements, sur les ronds-points de non-retour, devant les agences de la précarité, depuis des années, depuis des mois, enfin l’Être derrière le masque pandémique et pour combien encore ?
Qu’advient-il pour le commun des hommes, depuis l’invu de l’autre en chacune, chacun mais surtout quand cet autre au sein de la communauté, est toujours différencié comme l’étranger ?
Que se promet-il encore du lendemain depuis l’impensé de la peur qui replie la solitude collective sur l’isolement de tous ?

Qu’est-ce qui s’offre encore à l’Homme
Quand on le chasse en ville ?
Quand on le poursuit à coups de trique ?
Quand on banalise sa reconnaissance à la face ?
Quand on le bat parce qu’il vient d’ailleurs affaiblis ou qu’il est autrement d’ici ?
Quand on le traque jusque dans son abri nomade ?
Quand il ne reste de la liberté que le confinement d’une statue dans un parc d’expressions ornementales …
Quand à travers la ville, pénètre la voix métallisée du coup sur les chairs…
Quand le temps de l’oppression cercle le bois de l’arbre, dans le bois d’injustice…
Quand par-delà la bête, n’ose plus crier que l’immobile terreur du verbe…
Quand monte l’odeur répugnante « des chasses » de nouveaux comtes « Zaroff » [1]
… Une question taraude les détresses, jette en abîme les mouvements de la pensée : que faire d’une langue de gestes et mots qu’on a abandonnés aux poncifs de mémoires mortes, à l’autorité mensongère, au déni de réalités ?
Saurons-nous refuser d’écrire par déferlement de clameurs au bas de consciences d’Homme divisé ?

Nous ne sommes pas sans voix, sans gestes, sans mots, sans regards, sans présences mais pour quels récits d’Histoire, qu’on n’a pas délivrée de l’auto biographie asphyxiante, de l’identitaire suffisant, de l’universel pompeux par lesquels, on se laisse confiner jusqu’à l’occlusion ?
Lorsque la raison devient « Cette catin courtisée par ceux qui récusent à la fois poésie et mystique » (Pierre Boudot) [2], sans doute faut-il faire le choix entre la mort subite par abandon d’absolu, et l’expression vivante que nous tend l’incandescence des métamorphoses face à l’intolérable.
Au cœur du désarroi devant l’horreur des chasses à l’AUTRE :
Parlons bègue, voyons par éclair, pensons extra lucidement, entendons sourdement, allons, avançons-nous sans polices intérieures.
Ne blasphémons plus nos battements d’ailes, ne confondons plus salut et fuite. Fuite : en regardant s’éloigner des jours meilleurs dans les paroles des antéchrists. Salut : en pénétrant le sang des faits, grâce à la beauté fragile de notre vivre-écrire une nouvelle réalité en tous ses besoins d’humilité et de soin de sa parole.
A cette fin, oui : nommons la honte, l’indignation voire le pardon en leur désuétude du jour. Prononçons-les pour faire surgir et entendre ce qui ne les unit plus à l’expression de nos exigences de vivre, ce qui les disqualifie de l’essentiel de notre ressentir au sein d’une réalité sépulcrale dont nous refusons définitivement la langue-devanture, ses mannequins d’ordre et de sécurité mortifères.

Au matin du labour
Retrouvons la terre
Risquons la faim d’autres pains, risquons la graine d’autres mots, d’autres sens pour tout ce qu’ils rendent aussitôt exigible du poème, de sa révolte, du réel d’un chant d’amour d’autre monde.

Philippe Tancelin /24 novembre 2020

[1Film réalisé par Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel (1932) : Quand lassé d’avoir traqué les bêtes les plus sauvages, Zaroff en arrive à chasser le plus intelligent des gibiers : l’homme.

[2Pierre Boudot, Philosophe et écrivain est né le 22 septembre 1930, décédé en 1988. Il enseigna la philosophie à la Sorbonne, il est l’auteur de nombreux essais (Nietzsche et l’au-delà de la liberté), romans et pièces de théâtre.

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