« Never Give Up » : la lutte noire pour l’abolition aux Etats Unis

Noémie Serfaty

paru dans lundimatin#247, le 16 juin 2020

Dans ce texte, la réalistrice Noémie Serfaty raconte son engagement dans la lutte contre la brutalité policière à San Francisco et Oakland et retrace l’histoire d’une revendication simple : l’abolition de la police et de la prison.

Après 6 ans passés à Oakland en Californie, où je suis engagée dans le mouvement de lutte contre les violences policières, je ne compte plus les portraits de martyrs noirs qui apparaissent régulièrement sur mon feed Instagram, accolés d’un “Rest In Peace” expéditif. Ce sont des hommes, mais aussi des femmes, des adolescents, des personnes transgenres. Souvent, la police a été appelée par une personne blanche qui se sentait menacée par une conduite “suspecte”. Souvent, le.la dit.e suspect.e est simplement une personne à la santé mentale fragile, en crise, dans une société où aucune forme de soin n’est mise en place pour les plus démunis. Parfois, c’est une dispute qu’il faudrait savoir calmer, chose dont la police est structurellement incapable. Et de fait, c’est tout le contraire qui arrive. Escalade de la violence. Le scénario funeste semble se répéter à l’infini. Les lynchages de personnes noires aux Etats Unis n’ont rien de nouveau, ni d’exceptionnel. Ils arrivent toutes les 28 h, selon le rapport du Malcom X Grassroot Comittee. Pour ceux qui militent, le meurtre de George Floyd n’a rien d’une anomalie. Ce qui a pris le mouvement par surprise, c’est l’ampleur historique de la mobilisation. Alors qu’une manifestation contre les violences policières parvient habituellement à mobiliser entre 20 et 1000 personnes, nous découvrons cette semaine, éberlué.e.s, des dizaines de milliers de personnes rassemblées dans les rues d’Oakland et San Francisco. Sur les médias sociaux, nous découvrons que le soulèvement est global. Bouleversé.e.s, nous revenons sur les dernières décennies et nous nous posons la question : que s’est-il passé ? Comment sommes-nous arrivé.e.s à cette mobilisation historique ? Est-elle réellement porteuse d’espoir ou une énième réaction vouée à retomber comme un soufflé ? Qu’y a-t-il à apprendre de ce moment et comment le comprendre ? Je me remémore l’histoire récente de ce mouvement à Oakland et San Francisco.

Au début des années 80, la résistance à la brutalité policière a été étouffée. Les militants des Black Panthers ont été sauvagement décimés par le FBI, à la suite de quoi Reagan, Bush et Clinton assurent sur deux décennies le passage à l’incarcération de masse. En 92,l’agression de Rodney Kingpar la police à Los Angeles est filmée et diffusée presqu’instantanément, provoquant un soulèvement spectaculaire. Mais tant des leaders du mouvement sont en prison ou assassiné.e.s que l’espoir passager d’une révolution est rapidement déçu. En février 1999, le meurtre d’Amadou Diallo marque le retour d’une conscience médiatique des violences policières, mobilisant 150000 personnes dans les rues de New York. L’année suivante le 13 juin 2001, Idriss Stelley, 22 ans, est tué à San Francisco. Ce jour-là, en pleine crise bipolaire, il était allé au cinéma avec sa petite amie. Durant le film, il avait allumé un joint et effrayé les spectateurs en annonçant que quelque chose de grave risquait d’arriver, puis s’était retrouvé seul dans la salle. Dans un monde idéal, une personne qualifiée serait intervenue et aurait fourni l’attention et le soutien psychologique dont avait besoin ce jeune homme qui - faut-il le préciser ? était sans arme et inoffensif. Le cinéma a été encerclé par une horde de policiers armés de mitrailleuses, et Idriss tué de 48 balles. Après la mort de son fils unique, Mesha Irizarry, immigrée aux Etats Unis du pays basque, se sert de l’argent reçu en compensation pour créer la Idriss Stelley Foundation qui, pendant une dizaine d’années, sera la ressource principale des familles victimes de violences policières.

Entre temps, avec l’adoption des smartphones et des médias sociaux, la culture du copwatching -filmer la police- s’est répandue, et avec elle une conscience de la gravité du problème. Les meurtres les plus spectaculaires sont hautement médiatisés, provoquent l’émoi du public et attisent les rues pendant quelques mois, parfois plus. L’un des premiers dont la mort a été filmée et diffusée, provoquant une réaction épidermique et la naissance d’un nouveau type de mouvement, c’est Oscar Grant, tué à Oakland le soir du nouvel an 2009, alors qu’il rentrait chez lui. Un flic paniqué, Johannes Mehserle, lui tire dessus alors qu’il est à terre, les mains retenues dans le dos. Un groupe de personnes s’engagent autour de la mère d’Oscar. Mais là encore, la poussière retombe. Les rues d’Oakland et San Francisco se calment, jusqu’à Occupy, en 2011. Mouvement de protestation contre les abus de la finance, Occupy était mené par une population à majorité blanche. Ces jeunes en révolte font pour la premiere fois l’expérience de la répression policière, et acquièrent une conscience nouvelle du problème. En Novembre 2014, peu après mon arrivée aux Etats Unis, le procureur du comté de St Louis annonce que le grand jury — composé de neuf Blancs et de trois Noirs — a décidé de ne pas inculper le policier qui a tué le jeune Michael Brown à Ferguson. Oakland est au bord de l’explosion. Au crépuscule, sous le bourdonnement des hélicoptères, je me joins à la première manifestation à laquelle j’aie jamais été aux Etats Unis. Je suis électrisée. Poings levés, regards lourds de larmes et de colère, la foule envahit l’autoroute, crie à l’injustice et chante ses disparus. Jour après jour, je rencontre des femmes, noires et latinxs pour la plupart, qui ont perdu un enfant, un frère ou une soeur aux mains de la police.

L’indignation me pousse à m’instruire. Je m’engage dans la lutte en même temps que je découvre la pensée décoloniale. Je dévore Franz Fanon, Angela Davis, Assata Shakur, bell hooks, C.LR. James, James Baldwin, Audre Lorde... Je relis aussi l’histoire de ma famille, immigrée en France du Maroc et du Moyen-Orient, à travers ce prisme guérisseur. Le monde se présente à moi sous une lumière nouvelle : toujours hostile, mais plein de possibilités. Caméra à la main, je documente le mouvement. Engagée dans une organisation du nom de Anti Police-Terror Project, mon rôle est de mettre en avant les récits de femmes ayant perdu un.e proche, d’une manière qui ré-humanise les victimes, là où les médias tendent à user d’un langage et d’images qui les criminalisent.

En décembre 2015, la police de San Francisco fusille le jeune Mario Woods dans son quartier, Hunter’s Point, le dernier quartier noir d’une ville en pleine gentrification. La vidéo inspire une émotion semblable à celle de George Floyd. Un jeune homme terrifié par les bourreaux qui l’encerclent, littéralement mis au pied du mur, est abattu de 20 balles. Les jeunes de Hunter’s Point, s’organisent et forment un groupe nommé “Les derniers 3% du San Francisco Noir”, avec notamment un leadership de femmes noires très charismatiques. Ils entendent faire renvoyer le chef de la police de SF, Greg Suhr, un raciste invétéré.

Black Lives Matter. Le slogan devient un mouvement intersectionnel, avec un leadership de femmes et de personnes queer. Un moment d’espoir, de solidarité, de créativité et de fébrilité, au cours duquel nous sommes nombreux.se.s à nous politiser. Certaines familles sortent du silence, avec l’espoir d’obtenir un semblant de justice. En quoi consiste la justice pour elles ? D’abord, la vérité. C’est à dire que la police révèle et admette les faits. La plupart du temps, les familles languissent dans des labyrinthes bureaucratiques pendant des années pour obtenir un semblant de transparence sur ce qui est arrivé à leur proche. Ensuite, une enquête indépendante, et que les policiers soient jugés et sanctionnés, ce qui jusqu’ici n’est presque jamais arrivé.

Si le mouvement avait un profil psychologique, il serait bipolaire. Fin 2016, la fièvre optimiste du haut de la vague a laissé place à la torpeur. Le mouvement a culminé avec le meurtre par la police de Jessica Nelson Williams à Hunter’s Point, en mai 2016. La jeune femme enceinte était dans une voiture prétendument volée. Le lendemain du meurtre, le chef de la police quitte ses fonctions. La communauté, traumatisée, célèbre avec peine cette victoire au goût amer, qui sera suivie d’une longue gueule de bois. L’élection de Donald Trump en Novembre 2016 le confirme : le système auquel le mouvement s’attaque est coriace. Il a des racines profondes, et on n’oserait espérer en voir la fin de notre vivant. Les leçons les plus dures sont celles qu’il reste à tirer des contradictions internes à la lutte. Bilal, aîné du mouvement qui est aussi un ancien Black Panther, rabâche : “C’est pour ca que ca s’appelle la lutte ! Quoi ? Vous pensiez que ça allait être facile ?” Les jeunes femmes du groupe “Les Dernier 3%”, de même que les famille des victimes, tous me disent être mal à l’aise avec la direction qu’a pris le mouvement. Des opportunistes tentent de s’approprier la cause, qui haranguent les foules avec démagogie tout en se laissant séduire par des positions de pouvoir. Le rôle des médias est ambivalent : les vidéos de lynchages sont certes mobilisatrices, mais sans changement réel, à quoi servent-elles, si ce n’est à offrir à un public voyeur et inactif des images de la souffrance noire ? Ce régime du spectaculaire est à leurs dépens. Les avocats n’acceptent de prendre en charge que les familles de victimes dont le meurtre a été filmé. Les autres ne reçoivent presque aucune attention. La course à la manifestation de rue et à l’action directe, dont le rythme est dicté par les exactions de la police et par les médias, est intenable sur le long terme. La police est équipée pour fonctionner dans l’urgence. Même si parfois la pression continue de la rue est nécessaire, répondre systématiquement avec la même urgence implique une forme d’intériorisation de la violence qui à long terme peut mettre le mouvement en position de faiblesse. Seul.e.s des activistes professionnel.le.s et plus privilégié.e.s peuvent se permettre cette modalité de lutte, qui ne reflète pas la réalité vécue des femmes noires de Hunter’s Point. Ces derniers mois, en plus du meurtre du jeune Mario, elles ont perdu plusieurs ami.e.s et aussi des cousin.e.s. C’est une vieille histoire : la brutalité policière est l’aspect le plus spectaculaire du racisme systémique, mais les ramifications en sont plus profondes. La communauté est consumée de l’intérieur par la violence économique et sociale à laquelle elle est soumise au quotidien. Maltraitées par le système de santé, les mères noires sont trois fois plus susceptibles de mourir en couche que les mères blanches, les familles n’ont souvent pas accès à une nourriture saine, les jeunes sont criminalisé.e.s dès l’école primaire... Haine de soi et racisme intériorisé poussent certains jeunes à se tourner contre leurs semblables. Comme le dit Tur Ha Ak, l’un des leaders de Anti Police-Terror Project, ‘la violence intra-communautaire est une forme secondaire de violence d’Etat.” Ronni et Reem, deux des femmes de Hunter’s Point qui ont fondé les “Derniers 3%”, vivent cette complexité dans leur chair. Aussi, elles décident de se retirer du front pour prendre soin d’elles-mêmes et des leurs. Elles font de la guérison une priorité. Elles animent des groupes pour les jeunes adolescentes de leur quartier. Elles fondent un commerce de soul food vegan qui célèbre leur tradition culinaire et offre des plats délicieux et équilibrés à leur communauté. Elles participent à l’ébullition artistique de leur quartier. Poésie, peinture, musique, films… Célébrer leur communauté dans sa beauté et sa gloire, vivre des moments de joie et d’amour, prospérer en dépit de l’adversité, c’est aussi une victoire, une manière d’incarner l’objectif de la lutte. Leur engagement prend désormais une direction féministe, dont je trouve un écho dans les mots de Greg Tate cité par bell hooks [1] :

“Quand la rage réactive est la forme dominante de notre politisation, quand seules les violences policières nous galvanisent à réagir, cela signifie qu’il y a un niveau acceptable de souffrance et de misère. Quand les questions de qualité de vie n’obtiennent pas autant d’attention que nos activités anti-lynchages, cela signifie que nos attentes de la vie sont basses… Les guerrier.ère.s dont nous avons aujourd’hui besoin ne sont pas ceux.elles qui cherchent la confrontation, mais les guérisseur.euse.s. Ceux.elles qui ont accès à là où nous avons vraiment mal, aux blessures que nous ne pouvons voir et dont personne n’aime parler. Si le leadership noir masculin ne prend pas la direction consistant à reconnaître la douleur et le traumatisme qui recouvre la rage, si nous n’exercons pas notre pouvoir de nous soigner les uns les autres en plongeant dans la profondeur de notre douleur mutuelle, cela signifie que nous nous battons seulement pour la fin de la suprématie blanche, et non pour le salut de ses victimes.”

Si le haut de la vague est un moment de colère, d’élan, d’espoir fébrile et d’hubris, le creux de la vague est celui, plus sobre, de l’engagement, loin des caméras. Ces dernières années, ce travail a consisté à tisser des alliances nouvelles, à développer et renforcer des organisations comme Anti Police-Terror Project ou Poor Magazine à Oakland, et Frisco Copwatch à San Francisco, qui tiennent tête à la police. Au delà de ce rôle de contre-pouvoir, ces organisations développent des modèles d’alternative à la police, où des volontaires interviennent dans leurs propres quartiers pour désamorcer les conflits, venir en aide aux personnes en crise et servir les plus démunis. Quel contraste avec les policiers qui débarquent sur-armés a Hunter’s Point, comme si c’était un terrain de chasse ! L’éducation est elle aussi un point-clé. Le travail que Ronni et Reem font avec les jeunes de leur quartier, outre offrir aux adolescent.e.s un espace nécessaire pour exprimer leur colère, leur donne aussi confiance en leurs talents et soutient leurs initiatives. Elles les aident à trouver des chemins de guérison et à s’épanouir. Le travail d’éducation est aussi à destination de ceux qui participent à la gentrification des quartiers. Il s’agit de leur expliquer pourquoi il faut à tout prix éviter d’appeler la police. De leur exposer d’autres façons de régler les problèmes, mais aussi de leur indiquer comment venir en aide à quelqu’un qui se fait harceler par la police. Le principe derrière tous ces efforts est de construire le monde d’après, qu’on voudrait voir advenir : Strong Communities Make Police Obsolete. Des communautés fortes rendent la police obsolète.

Quand Covid 19 est survenu, le mouvement en était là. Tout le monde s’efforçait de se concentrer sur le long terme, même si après quatre ans de présidence de Trump, les conditions de vie étaient de plus en plus dures, la précarité de moins en moins tenable. Dans les milieux plus centristes et blancs, les idées de Black Lives Matter semblaient avoir fait leur chemin, mais on était loin d’imaginer le soulèvement qui se préparait. La pandémie a agi comme un révélateur. Le chômage soudain et massif - les noir.e.s sont les plus touché.e.s par la précarité, et aussi les premières victimes du virus - l’ineptie des pouvoirs publics qui nous ordonnent de nous confiner et nous laissent basculer en masse dans la précarité tout en infusant des milliards de dollars à Wall Street... Quand la vidéo du meurtre de George Floyd a été publié, l’Amérique, rivée à son smartphone, étouffait.

Ce soulèvement trouve ses racines dans une longue histoire de résistance et cette explosion a été alimentée par un contexte de crise aiguë. Si cette vidéo a servi d’amorce, ce n’est pas qu’elle offre le spectacle d’une violence insensée, au contraire. Il s’agit d’une violence pleine de sens. Un sens qui a lesté la conscience des foules d’une gravité jusqu’ici reléguée au champ du déni. Je m’en remets ici à l’analyse des freedom fighters (combattants pour la liberté) qui parlent d’expérience, à savoir, les prisonniers politiques. Pour eux, il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

D’abord, Mike Africa Junior. Né en prison il y a 40 ans, ses parents ont été incarcérés juste avant sa naissance pour avoir fait partie de Move 9, une communauté noire révolutionnaire basée à Philadelphie. Le documentaire Let The Fire Burn retrace cet épisode crucial de l’histoire de la lutte noire aux Etats Unis jusqu’à sa conclusion funeste : la police, avec le soutien du maire de la ville, a bombardé la maison où vivaient plusieurs familles, tuant 11 personnes dont 5 enfants. Mike Africa Jr., dont le slogan est Never Give Up (N’abandonnez jamais), a passé sa vie entière à lutter pour sortir ses parents de prison. Quarante ans plus tard, il y est parvenu. Mike Africa Jr. écrit [2] :

“Ce qui est le plus frustrant quand je regarde George Floyd mourir c’est le fait que le flic est très à l’aise et tue George de manière décontractée pendant que d’autres policiers le protègent. Ils n’ont pas peur des conséquences de leurs actions. Ils ont l’air d’avoir déjà fait ca. Le déséquilibre de justice entre personnes noires et personnes/police blanches se manifeste le plus clairement dans les cas où la police tue des hommes et des femmes noir.e.s à l’image, devant des témoins, et les policiers ne sont pas arrêtés pour leurs crimes (...) à moins que les manifestants n’appliquent tellement de pression que le coût des dommages à la propriété est plus grand que celui d’arrêter l’un des leurs.”

Mumia Abu Jamal, écrivain et journaliste lui aussi affilié à Move 9, est en prison depuis quarante ans. Ses écrits et son analyse de la société américaine sont à mon avis de l’ordre de ce que Foucault aurait pu produire s’il parlait d’expérience. Dans son émission de radio, Prison Radio, il commente :

“La lutte furieuse pour obtenir justice pour Eric Garner a pris des années. De longues, difficiles années de travail par sa famille et ses ami.e.s, aboutissant à ce qu’une misère de compensation leur soit cédée, et à la décision tardive de congédier le flic qui l’a tué par asphyxie. Sans inculpation, j’ajouterais. Le nom Eric Garner est devenu celui de l’Amérique Noire, qui peut à peine respirer librement. La vidéo, enregistrée par caméra de téléphone, du meurtre de George Floyd dans les rues de Minneapolis, dans le Minnesota, par un flic baraqué, le genou sur le cou de Floyd, offre l’echo inquiétant des mots de Garner cinq ans plus tôt. “Je n’arrive plus à respirer”. Floyd, le souffle coupé, appelle la personne qui lui a donné la vie. Sa maman. En l’espace de quelques minutes, Floyd est mort. Eric Garner a été approché par la police après qu’un marchand se soit plaint qu’il vendait des cigarettes à l’unité. Floyd a été approché par plusieurs flics après qu’un marchand prétende qu’il avait tendu un faux billets de 20 dollars. Réfléchissez à ça. Deux hommes, deux pères de famille, étranglés à mort parce que des marchands se sont plaint de cigarettes vendues à l’unité, et d’un -prétendu- faux billet de 20 dollars. Ceci est une déclaration que dans une société capitaliste, la marchandise a plus de valeur que la vie Noire. George Floyd s’est joint à un collectif dont il n’avait jamais voulu - et ne s’attendait peut-être pas à - faire partie. Est-ce que Les Vies Noires Comptent ? Pas encore. D’une nation-prison, ici Mumia Abu Jamal.”

Pour ces deux hommes, ce que révèle cette vidéo, c’est d’abord que la police agit en toute impunité. Si Derek Chauvin n’a pas peur des conséquences du meurtre qu’il est en train de commettre, c’est parce qu’il sait qu’il est protégé par des institutions racistes. Chauvin fait l’objet de dix-huit plaintes, quasiment toutes classées. Dans la plupart des cas de meurtre par la police, les policiers ont déjà un historique de violence et n’ont jamais été sanctionnés. Le plus souvent, après qu’ils commettent un meurtre, ils sont simplement transférés dans un nouveau service, mais jamais démis de leurs fonctions. Puissants syndicats policiers, district attorneys, lois protégeant la police, tout concourtà l’impunité policière. Par ailleurs, Mumia Abu Jamal rejoint les paroles de Mike Africa Jr sur la relation consubstantielle entre le capitalisme et les crimes racistes de la police. Ce à quoi on assiste est dans la continuité de l’histoire du commerce d’esclaves, qui a posé les fondements de la culture américaine, et qui explique qu’aujourd’hui encore aux Etats-Unis, les marchandises ont plus de valeurs que les vies Noires.

Pourquoi s’en remettre à l’analyse des personnes qui ont fait l’expérience de la prison ? La prison aux Etats Unis est un complexe industriel qui permet à un grand nombre d’entreprises de bénéficier du travail non rémunéré des personnes incarcérées, en vertu du treizième amendement de la constitution. En ce sens, les personnes Noires qui parlent depuis la prison ont une vue d’ensemble sur la manière dont la brutalité policière s’articule avec un système capitaliste qui repose encore sur l’exploitation des corps Noirs. L’excellent documentaire réalisé par Ava DuVernay, ’13th’, explique brillamment comment le treizième amendement a permis de maintenir l’esclavage en lui donnant une nouvelle forme. L’article wikipedia sur le travail pénalliste les nombreuses entreprises qui ont recours à cette forme contemporaine d’esclavage - entre autres IBM, Microsoft, Nike. Michelle Alexander, dans The New Jim Crow, décortique en détail comment le treizième amendement sert de base légale à l’incarcération de masse. Une fois qu’on a compris cela, la police apparaît en fait comme ce qu’elle a toujours été aux Etats Unis, un corps de slave catchers (chasseur d’esclaves). Quand un homme Noir se fait harceler par la police puis arrêter pour une broutille, chose qu’on voit arriver quotidiennement, ce qui se passe en réalité, c’est que cette personne est capturée pour être mise en esclavage.

Que nous est-il permis d’espérer ? L’objectif du mouvement se résume en un mot : abolition. Comme le souligne Critical Resistance, l’organisation fondée par la célèbre figure de résistance Noire Angela Davis, la police est injuste et raciste par essence. Aussi, il ne sert à rien de la réformer. Le fait de transférer des fonds de la police vers les communautés les plus impactées est une réforme abolitionniste, en ce qu’elle accompagne une transition vers l’abolition. Mais ce n’est pas une solution suffisante.

L’abolition, c’est se défaire d’un système raciste de contrôle social dans son ensemble, dont la prison et la police sont les structures les plus criminelles. C’est le projet de décoloniser nos sociétés, en se délestant des concepts occidentaux de justice punitive, pour laisser place à des modèles de justice restorative, transformatrice, qui trouvent leur source dans les cultures même que le colonialisme exploite et tente de détruire. Grâce à un travail qui s’est déroulé sur des décennies et dont j’ai essayé ici de retracer l’histoire, les structures sont déjà en place pour assurer cette transition, les modèles d’alternatives ont déjà fait leur preuve.

A l’instant ou j’écris, la rue est en ébullition depuis plus d’une semaine. Tous les jours, des manifestations, des marche, des veillées. Trump menace de tirer sur les foules. Depuis une semaine, nous avons déjà perdu plusieurs jeunes aux mains de la police. Hier, je suis allée rendre hommage à Sean Monterrosa, un adolescent tant aimé de sa communauté, tué par la police pendant une manifestation alors qu’il était agenouillé, sans arme. Ce matin, nous avons appris qu’à Oakland la police avait tué un jeune homme et tiré sur sa compagne qui était enceinte. Je suis partagée entre la peur d’un scénario à la printemps arabe, et l’espoir du changement. Lorsque j’ai appris, incrédule, que Minneapolis avait décidé de dissoudre son service de police, il m’a semblé qu’un monde juste était possible. En France, la mobilisation autour de Assa Traoré pour son frère m’a émue aux larmes. Bristol se débarrasse de la statue d’un marchand d’esclave. Dans les grandes villes, les commissions municipales sont submergées par les demandes d’abolition de la police. Les mots de Mike Africa Jr résonnent plus que jamais dans mon coeur : Never Give Up. N’abandonnez jamais. Grace Lee Boggs dans le film American Revolutionary (Une révolutionnaire américaine), nous enjoint à repenser ce qu’est une révolution : ’une rébellion est une explosion de colère, mais ce n’est pas la révolution. La révolution, c’est l’évolution vers quelque chose de bien plus grandiose en terme de ce que cela signifie d’être un être humain.” Il me semble que seule une révolution féministe peut accomplir le travail qui reste à faire. Couper des têtes ne sert qu’à les faire repousser. Il ne s’agit pas seulement de renverser l’ordre établi mais de le dissoudre par la force du monde auquel le mouvement donne naissance. Il s’agit a mon avis de s’ancrer dans la pensée du black feminism : placer au centre les besoins de ceux.elles qui sont les plus marginalisé.e.s. et guérir la société par cercles concentriques de plus en plus larges. Je mets mon fils au lit, petit enfant né de la contestation, et prie pour lui que cette révolution en soit vraiment une.

Noémie Serfaty

[1Greg Tate, Love and the Enemy, cité par bell hooks dans We Real Cool, Black Men And Masculinity : “When reaction rage is the dominant form of our politics, when it takes police or mob violence to galvanize us into reaction, it means there is an acceptable level of suffering and misery. When quality of life issues are not given the same attention as our anti-lynching activities, it means we have a low level of life expectations… The warriors we need to step forward now aren’t the confrontational kind, but healers. Folk who know how to reach into where we really hurt, to the wounds we can’t see and that nobody likes to talk about. (If black male leadership doesn’t move in the direction of recognizing the pain and trauma beneath the rage…) if we don’t exercise our power to love and heal each other by digging deep into our mutual woundedness, then what we’re struggling for is merely the end of white supremacy, not the salvaging of its victims.”

[2’I think that the most frustrating thing for me in watching George Floyd die is the fact that the cop is very comfortable and casually killing George while the other policemen are guarding and protecting him while he does it. They do not fear the consequences of their actions. They look like they’ve done this before. I think the disproportionate level of injustice for black people vs white police/people can be best seen in the example of police killing Black men and women, on camera, in front of witnesses and the officers are not even arrested for their crime (...) unless protesters apply so much pressure that the cost of property loss is greater than arresting one of their own.

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