Gilet d’or - Antoine Albertina

[Une nouvelle]

paru dans lundimatin#254, le 14 septembre 2020

Michel regardait la pluie tomber.

Depuis début mai, le soleil était bloqué derrière une dépression, et il pleuvait sans répit comme vache qui pisse dans tout l’Ouest du pays.
Comme Michel était au chômage depuis huit mois, il passait un certain temps dans cette position. Debout, ne supportant pas d’être assis car cela lui faisait trop mal au dos, le front et le bout du nez posés contre la baie vitrée du petit salon de son appartement.
Quand sa respiration faisait trop de buée sur la vitre, il passait un coup avec ses joues pour l’essuyer. Comme si sa tête était un torchon.
Une tête-torchon.
Un corps-éponge.
Ou une serpillière.
Michel se sentait être tout cela à la fois.

Huit mois plus tôt, il avait accepté une rupture conventionnelle avec la SNCF, son unique employeur depuis sa sortie sèche des études après un baccalauréat littéraire.
Ces dernières années, Michel commença à traîner un mal de dos chronique. Malgré les opérations et les anti-douleurs, sa colonne vertébrale lui avait rapidement fait comprendre qu’elle n’était pas exactement un rail à redresser.
Pas question de maquiller les failles du corps avec de la soudure et un coup de peinture.
Il aurait mal. Pour toujours.

Un conseiller en orientation, Michel s’était cru de retour au collège, lui avait parlé de cette rupture à l’amiable.
« Michel, il vous reste quoi, seize mois avant la retraite ? Profitez de cette offre. Partez avec les indemnités, inscrivez-vous à Pôle Emploi et attendez la retraite au chaud, c’est une aubaine. »
Quand Michel avait posé des questions sur la régularité de la procédure, et surtout si Pôle Emploi n’allait pas trop l’emmerder, le conseillé avait haussé les épaules en souriant : « Que voulez-vous qu’ils fassent ? Un ou deux rendez-vous et après vous êtes peinard. Ne vous inquiétez pas, personne ne va vous retrouver du travail, surtout à votre âge. Et dans votre état. »
La dernière phrase avait envoyé un coup dans l’estomac de Michel. Il était prêt à se lever et à lui mettre un poing dans la gueule quand la douleur se réveilla et le cloua au siège.
Grand seigneur, il avait conclu en murmurant : « Cette proposition est une affaire en or. »

À vrai dire, il ne regrettait pas d’avoir accepté. Pôle Emploi lui foutait effectivement la paix, et depuis qu’il ne travaillait plus ses douleurs étaient moins insoutenables.
Michel envisageait même de partir randonner dans les Alpes avant les flux estivaux de touristes.
Pour l’occasion, il avait ressorti son vieux sac du placard, une pépite vintage pour les hipsters, et avait fait du tri dans ses affaires. En essayant la paire de chaussures au cuir craquelé de toute part, il avait la sensation d’avoir des sabots aux pieds, Michel s’est dit qu’il était temps d’investir dans quelque chose de plus léger et de plus confortable.
Le lendemain matin, il était au Décathlon pour s’équiper. C’est là-bas qu’il croisa Sara et Tony. Complètement par hasard, au rayon piscine.
Juste au moment où il passait derrière eux, il aperçut Sara glisser tranquillement une paire de lunettes de piscine dans la poche de sa veste, en continuant de discuter comme si de rien était avec Toni.
Michel les connaissait un peu, l’une et l’autre travaillaient en intérim pour la SNCF. La dernière fois qu’il les avait vu, pendant une Assemblée Générale pour préparer la lutte contre la réforme des statuts de la boîte, Sara tentait vainement de proposer au vote la grève illimitée dès le début du mouvement.
Il s’approcha et dit :
— Vous êtes en état d’arrestation !
Tony sursauta et son visage vira rouge pivoine. Quand elle le reconnut, Sara répliqua quelque chose comme « Mais t’es con ta gueule Michel ! »
— Comment ça va les jeunes ? Vous faites vos courses ?
Il mima les guillemets avec ses doigts sur le mot « courses » en grossissant ses yeux en direction de la poche de Sara.
— Ça va le paternalisme ? Tu vas appeler le service d’ordre de la Cgt ?
— C’est fini pour moi tout ça.
Michel leur raconta la situation en deux-trois phrases.
— Alors faut venir demain à la manifestation. Prends des lunettes pour te protéger. Ça gaz à mort. Et cette fois il y aura un ralliement avec les gilets jaunes. Faut se battre.
Michel avait complètement décroché des actualités. Il s’était mis dans une bulle et se laissait tranquillement bercer par son quotidien. Il n’ouvrait plus ses courriels, télé et radio restaient éteintes. Malgré tout il savait que le climat social était bouillant. Le mouvement des gilets jaunes ne perdait pas son souffle après des semaines de mobilisations et d’affrontements.
Toni donna un léger coup de coude dans les côtes de Sara. Un vigile commençait à tourner autour d’eux avec un regard suspicieux.
— Bon nous on y va. On se voit demain ?
— Je sais pas. Peut-être.
— Allez quoi ! Ne nous dit pas que tu as piscine !
Vu où ils étaient, Michel trouva la blague très à-propos.
— Je vais voir. Si je peux.
— C’est tout vu oui ! On se retrouve sur les barricades !

Michel ressortit une heure plus tard avec une nouvelle paire de chaussures sous le bras. Il avait halluciné du prix. Deux cents euros quand même, ce n’était pas donné. Mais en les essayant il avait eu l’impression d’entrer dans une paire de chaussons, ce qui était inestimable comme confort.
La surprise avait encore été plus grande quand il arriva à la caisse. Il resta interdit devant la caisse automatique pendant une trentaine de secondes avant qu’une hôtesse ne vienne à son secours.
« Je dois avoir l’air d’un vieux con ? » demanda-t-il.
« Pas du tout. C’est ce système qui est très con. » lui répondit-elle le plus simplement du monde.

Une fois dehors, Michel palpa la poche de sa veste avec un grand sourire de satisfaction.
Il sortit le masque de plongée de sa poche. Il avait préféré un plus grand modèle que les lunettes de piscine. L’âge pouvait bien lui offrir quelques privilèges.

Michel mordit sa main au moment où la douleur acide remonta le long de sa colonne vertébrale et irradia son dos du sacrum à l’atlas. Il avait même appris le nom de ces foutues vertèbres. Ses dents laissèrent une trace bleue sur sa peau.
Il sentit une larme couler du coin de son œil gauche. Une larme de douleur qui coula le long de sa joue et qui se posa sur la baie vitrée. Une petite goutte d’eau qui ressemblait à une goutte de pluie. Michel ne lui laissa pas le temps de tomber, il l’écrasa du bout du doigt comme un vulgaire moucheron.

Le ciel s’était assombri et les températures avaient soudainement chuté.
Michel regretta de ne pas avoir pris un nouveau K-Way à Décathlon. Il aurait au moins pu essayer de le voler.
À la place, il ressortit du placard sa veste de travail. Il ressentit une émotion étrange en l’enfilant sur ses épaules. Il ne se souvenait pas qu’elle était aussi lourde. « Comment j’ai réussi à bosser avec ça sur le dos pendant des années ? M’étonne pas, si j’ai les os en compote ! »
Sa veste était jaune. Avec des bandes réfléchissantes. « Au moins, je serai dans le thème » se dit-il en glissant le masque de plongée dans sa poche. C’est à ce moment que ses doigts touchèrent le gilet jaune qui était roulé en boule au fond de la poche.

La suite de la journée n’avait été qu’une grande série de confusions. Michel ne pourra jamais dire comment il s’est retrouvé face aux CRS, brandissant le reste d’un poteau de signalisation arraché au trottoir vers les boucliers des robocops.
Il y avait eu les mouvements de foule qui avaient remué l’envers et l’endroit, l’intérieur et l’extérieur, la gauche et la droite, le sol et le ciel.
Il y avait eu les lacrymogènes qui avaient saturé l’air, rendant les rues irrespirables.
Il y avait eu les coups de matraque et les grenades de désencerclement qui avaient provoqué des blessures et des étourdissements.
Il y avait eu les tirs tendus de flash-ball qui avaient mutilé.

Michel ne savait pas comment il s’était retrouvé là.
Quand il vit un troupeau de flics habillés en civils mais équipés comme des guerriers se diriger vers lui, il lâcha son bout de poteau et se mit à courir le plus vite possible.
Michel n’a pas compris d’où le coup est venu.
Il sentit la matraque s’écraser dans le bas de son dos il s’affala sur la route. Le choc lui coupa le souffle. Michel s’est vu mourir de douleur, à même le bitume. Il n’arrivait plus à respirer. Il n’arrivait plus à bouger. Alors, quand une dizaine de pieds se sont abattus sur son dos, quand il sentit les semelles s’enfoncer dans son corps, il perdit connaissance.
Il rouvrit les yeux sur des têtes inconnues qui étaient casquées et masquées. Quelqu’un l’appelait. Une main serrait sa main.
« Monsieur. Monsieur. »
Michel n’arrivait pas à garder les yeux ouverts.
« Vous êtes là ? C’est les Street medic. Est-ce que vous m’entendez ? »
Ce n’était pas la police. C’était déjà une bonne chose. Il referma les yeux et se laissa transporter sur une civière de fortune.

Les Street medic avait installé une salle de soins dans un appartement voisin. On aurait dit une annexe d’un service d’urgences hospitalières.
Toutes les blessures étaient inventoriées pour communiquer sur les violences policières. Michel avait été d’accord pour qu’on prenne son dos en photo. L’hématome s’étendait de bas en haut, et la matraque avait laissé une trace violacée en travers du bas du dos. Le coup l’avait brûlé. Le coup avait marqué son corps comme un fer brûlant.
Michel était prêt à s’endormir là, dans un petit coin, quand il vit Toni entrer dans la pièce. Il cherchait Sara, qui avait disparu juste après une charge de la police.
Toni lui proposa de le raccompagner chez lui. Il l’aida à descendre les escaliers et à monter dans la voiture.

La première averse avait fini d’étouffer les feux. Le long de la route, ils passèrent devant des cadavres de voitures calcinées et des restes de poubelles carbonisées. Les rues étaient désertes mais on ne pouvait pas ignorer toutes les tensions qui se dégageaient de l’asphalte encore chaud.
Des dizaines de camions de CRS étaient stationnés le long d’un trottoir. Les gyrophares tournaient dans le vide et donnaient la sensation qu’un orage bleu éclatait dans le ciel. Parfois, une petite troupe surgissait de nulle part en courant, traversait la route et disparaissait par un coin de rue.

Les essuies glace balayaient nerveusement le pare-brise de la voiture. Toni regardait vers la gauche et la droite aussi rapidement que les balais qui chassaient la pluie sur les côtés. Michel essayait d’apercevoir quelque chose mais il n’y arrivait pas. Il ne pouvait pas tourner la tête sans qu’une douleur froide lui torde et lui serre la tête.
— Tu n’essaies pas de l’appeler ?
— Nous n’avons pas de téléphones pendant les actions. Trop surveillés.
— Comment vous faites pour vous retrouver ?
— On a des points et des heures de rendez-vous. Si on n’y est pas on passe au suivant.
Michel esquissa un sourire.
— Vous êtes bien organisés.
— Pas le choix. Je préférerai venir aux manifestations en short et avec une chemise à fleur, à manger des sandwichs et à boire du punch au cul du camion syndical. Je t’assure.
— Ouais j’avoue. C’est pas l’ambiance.
— Je te ramène. Ça ne sert à rien de la chercher maintenant et on risque de se faire contrôler par les flics. De toutes façons, soit elle a réussi à se cacher quelque part soit elle est en garde-à-vue.
— C’est où votre prochain point de rendez-vous ?
— Dans un bar. Cette nuit à une heure. Sinon la prochaine étape c’est aux comparutions immédiates.
— Au tribunal ?
— C’est ça.
— J’aimerai mieux pas. J’espère qu’elle s’est planquée quelque part.

Combien de temps est-il resté ainsi à regarder la pluie tomber, le regard dans le vide ? Une matinée ? Une journée entière ? Ou seulement quelques heures ? Il n’en avait aucune idée.

Michel reprit conscience quand son regard fut attiré par la forme de ses nouvelles chaussures de randonnée de l’autre côté de la vitre. Il les avait oublié dehors, sous la pluie. Elles étaient tellement gorgées d’eau qu’elles allaient bientôt déborder.
« Bon sang ! »
Il s’entendit crier en cognant son poing contre la vitre. Le coup résonna jusque dans sa mâchoire.
C’est à cet instant que l’idée lui traversa la tête comme une étoile filante.

Michel se glissa dans son lit et attrapa son ordinateur. Il avala deux cachets de paracétamol codéiné avec un reste de café froid pendant que la machine s’allumait.
Les choses peuvent aller très vite avec un ordinateur et Internet. Trop vite. Il le savait. Il était même le premier à critiquer les nouvelles technologies qui permettaient aux pulsions de doubler la raison. Le présent n’était qu’un grand mouvement de précipitations. Il suffisait de cliquer pour envoyer un morceau de son cerveau dans l’espace public.
Ce qu’il fît n’avait aucune explication. Aucun sens. C’est peut-être pour cela que ça a tant marché.

Il rédigea l’annonce en moins de dix secondes. « Gilet d’or à vendre ». C’était tout.
Il ajouta une photo avec le gilet jaune qu’il portait pendant la manifestation. Il y avait des traces noires, quelques déchirures et des éclaboussures de sang.

Michel avait fini par s’assoupir sous l’effet apaisant des médicaments anti-douleur. L’ordinateur encore sur les genoux, il plongea dans une sorte de demi-sommeil agité.
Il entendait un petit son lointain qui revenait sans cesse.
Un ting qui lui faisait penser à un marteau qui frappait sur du métal.
Ting. Ting.
D’ailleurs, à bien y penser Michel avait l’impression que quelqu’un lui donnait des coups de marteau dans le dos.
Ting.
Il finit par ouvrir les yeux et se redressa en sursautant. Le Ting venait de son ordinateur. Il avait laissé la page ouverte sur la vente de son gilet jaune.
Michel se frotta les yeux une première fois. Le compteur affichait 5 000. Il recommença à se frotter les yeux, et quand il retrouva l’usage de la vue il lut 6 200. Ting. Ting. Ting. Ça n’arrêtait pas de monter. 8 800. 9 400. 10 700.
Il resta un moment scotché à l’écran d’ordinateur après avoir coupé le son. Il n’arrivait lui-même pas à comprendre ce qui était en train de se passer.
« Merde alors » se dit-il.

À 15 200, Michel referma l’écran de son ordinateur. Il avait besoin de réfléchir. Son téléphone sonna dans la seconde d’après.
— Oui allô ?
— Bonjour. Vous êtes bien Michel du Gilet d’or ?
— Euh. Oui c’est moi.
— C’est bien vous qui avait mis un gilet jaune à vendre aux enchères ? Oui ou non ?
— Mais vous êtes qui ?
— Je suis journaliste à Ouest.
— Comment avez-vous eu mon numéro ?
— Bin, il est sur le site. À côté de votre adresse.
Michel s’injuria en silence. Pourquoi n’avait-il pas pensé à se créer un autre compte pour rester anonyme ?
— Est-ce que vous êtes d’accord pour me donner une petite interview ?
— Mais pour parler de quoi ?
— Du gilet d’or...qui vaut déjà un prix d’or ! Qui êtes-vous ? Un gilet jaune ? Qu’est-ce que vous allez faire de l’argent ?
Michel entendit sonner à la porte. Quelqu’un s’énervait sur le bouton de l’interphone. Méchamment.
Il raccrocha au nez du journaliste.
Le temps de descendre les escaliers et d’arriver à la porte, son téléphone sonna et bipa sans arrêt. Michel comprit que c’était le début des emmerdes.

Il trouva Toni devant sa porte, trempé de la tête aux pieds. La pluie avait encore redoublé d’intensité.
— Je peux entrer ?
Une fois à l’intérieur, Toni secoua ses cheveux pour les égoutter. Il demanda à Michel en chuchotant s’il pouvait mettre son téléphone portable à l’écart. Dans une autre pièce. Le plus loin possible.
Justement, le téléphone de Michel n’arrêtait toujours pas de trembler. Toni le regarda d’un air circonspect.
— Je vais même l’éteindre !
Toni n’avait pas l’air au courant. Michel éteint son téléphone et le mit dans le placard des toilettes, à l’autre bout de l’appartement.
— Voilà on sera tranquille. Tu veux un café ?
— Merci. Je ne peux pas rester longtemps. En fait, j’ai un service à te demander.
— Vas-y je t’écoute.
Toni s’assit sur le canapé. Il avait l’air épuisé.
— On a besoin d’une planque pour Sara. Pas longtemps. Quelques jours. Les flics la cherchent depuis la manifestation de l’autre jour. Ils ont perquisitionné son appartement.
— Elle est accusée de quoi ?
— J’en sais rien. On s’en fout non ? C’est pas la question. Sara ne veut pas se faire arrêter. Elle va quitter le pays à la fin de la semaine, mais il lui faut une planque en attendant.
— Mais pourquoi ici chez moi ?
— Parce que les flics ne viendront jamais la chercher ici. Il n’y a aucun lien entre elle et toi.
Michel allait lui dire que ce n’était pas si certain. Que son appartement allait être exposé. À cause de l’annonce pour le gilet. Mais il se ravisa. Il réfléchit quelques secondes.
— D’accord, elle peut rester là quelques jours. En attendant.
— Merci.
— Mais elle va venir quand ? Elle est où en ce moment ?
— Elle va venir tout de suite. Elle est pliée en trois dans le coffre de la voiture depuis plus de dix heures.

« T’as fait ça ? C’est pas possible ! La honte ! J’ai trop la honte d’être chez toi en ce moment ! » Sara était furieuse. Elle alluma une cigarette avec la fin de celle qu’elle fumait et se resservit un verre de rhum brun.
« Je ne vais pas pouvoir rester. Il va y avoir une horde de journalistes à ta porte avant demain matin. Sans parler des flics ! Tu déconnes complètement. Pourquoi tu ne m’as rien dit avant ce soir ? »
Michel glissa sa main sur la table et attrapa le paquet de Pall-Mall. Il ne fumait plus depuis quinze ans, mais il décida que c’était le bon moment pour reprendre. Le rhum lui avait déjà anesthésié la gorge. Il ne risquait plus de sentir la brûlure du tabac descendre dans ses poumons.
« J’ai une proposition à te faire. » dit-il à Sara après avoir inhalé la première taffe.

Un peu plus tôt, Michel était reparti en voiture avec Toni. Il lui indiqua un terrain vague où se garer pour que Sara puisse sortir tranquillement du coffre.
« Impossible de faire ça sous mes fenêtres, il y a un tas de vieux qui passent leur temps à épier tout ce qu’il se passe dans la rue. » avait prévenu Michel. « Je connais un endroit plus calme. Et on reviendra à pieds. Comme si on rentrait ensemble de la ville. » Il pensa à prendre un parapluie pour se cacher encore un peu plus.
Sara sortit et s’étira de tout son long. Elle dit au-revoir à Toni, qui repartit donc seul avec la voiture.
— Punaise, j’ai le dos en compote !
Michel la regarda se masser le bas du dos en souriant.
— Pardon Michel ! Je suis désolée. Ça va passer. C’est juste engourdi. Ça va toi ? Il paraît que tu t’es pris un coup de tonfa dans le dos. Quelle bande de pourritures.
— Ça ira mieux quand ce sera vraiment l’été. L’humidité n’arrange rien. Mais ça va. On y va ?
— En route pour ma nouvelle tanière. J’ai hâte de prendre une douche.
— C’est dommage, elle est pétée.
— Tu déconnes ?
Ils étaient déjà détrempés. Michel ouvrit le parapluie.
— Nan. Je prends ma douche sous la pluie en ce moment. Tu as du gel douche avec toi ?
— Arrête. Tu déconnes pas ?
— L’ancienne était cassée. J’ai tout fait refaire avec mes indemnités de départ. Une douche à l’italienne. Pommeau à six vitesses. Jets latéraux. La grande classe tu vas voir !
— T’es un grand con, Michel ! Merci. J’ai bien envie de t’envoyer une grande claque dans le dos tiens !
— Fais pas ça, sinon j’appelle la Police.

Ils venaient de liquider un paquet en moins d’une heure. La bouteille de rhum avait aussi pris un bon coup.
Sara réfléchissait en se tenant le visage dans les mains. Elle mit un coup de pied dans le tibia de Michel par en-dessous de la table.
« Oh tu dors ? Tu crois vraiment que c’est le moment ? »
Michel avait du mal à garder les yeux ouverts. Il sentait l’alcool l’envelopper comme une couverture. Sa peau se réchauffait. Ses douleurs s’atténuaient. Il avait une envie irrépressible de dormir. Maintenant. Sans demander son reste. Que tout s’arrête pour de bon.
— Elles en sont où les enchères ?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas regardé depuis tout à l’heure. Avant que Toni arrive ici.
— Vas chercher ton ordi.
— Tu peux pas y aller, toi ? J’ai la tête qui tourne. Il est à côté de mon lit.
Sara se leva et traversa l’appartement vers la chambre de Michel. « Tu peux prendre mon téléphone portable avec ? » lui cria-t il.
Un moment plus tard, Sara lui demanda où était son fichu téléphone. « C’est vrai ! J’avais oublié ! Il est dans le placard des chiottes ! »

Sara ouvrit l’ordinateur. Après quelques secondes l’écran s’alluma sur la page internet de la vente. L’enchère n’avait pas bougé. 15 200. Elle soupira, sans savoir si c’était de soulagement ou d’accablement.
Et puis elle positionna la souri sur la petite flèche pour actualiser la page. Une fois le chargement terminé, elle écarquilla les yeux.
« Bordel de merde. »

Pendant ce temps, Michel ralluma son téléphone. L’effet fut immédiat et il dessaoula dans la minute. D’abord, il crut que son téléphone allait imploser. Les appels en absence et les messages surgissaient les uns après les autres et inondaient l’écran de son téléphone comme si une digue venait de se briser quelque part dans une antenne relais.
« Michel. T’es mort. »
« Michel. C’est Marie. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de dingue ? C’est toi qui a mis ce gilet à vendre sur internet ? Rappelle moi. »
« Crevure. Les gilets jaunes auront ta peau. Tu crois pouvoir vendre notre âme ? »
« Je ne peux pas croire que tu aies fait ça ! Mon salaud ! Ne m’oublie pas quand tu partageras le magot. D’ailleurs, qu’est-ce que tu vas faire de tout ce pognon ? »
« Michel. T’es un génie. Rappelle moi quand tu as ce message. Il faut qu’on se voit. »
« Interview demain matin en plateau ? Chez vous ? Rappelez nous. Vous serez payé si nous avons l’exclusivité. »
« Quel con mais quel con ! J’espère bien que tu vas partager le magot, sinon c’est vraiment que tu es une vache. »
« N’essaie même pas de venir à la prochaine réunion. On t’a viré. »
« T’es libre demain soir ? Tu m’invites au resto ? Champagne comme avant ? Je t’embrasse mon Michel. »
Il arrêta là. Ces dix messages étaient à peu près représentatifs des centaines d’autres. Son téléphone indiqua que l’espace était saturé et qu’il devait effacer des messages pour en recevoir d’autres. Il vida sa messagerie. 500 autres messages arrivèrent en trombe.
Il n’osa même pas écouter les messages vocaux laissés sur son répondre.

« Michel ? Michel ? Ça va ? » Il releva la tête vers Sara et vit ses deux yeux verts pétiller.
— Quoi ?
— Les enchères. 500 680. Faut aller racheter des clopes.
Sara attrapa la bouteille de rhum et eut la sensation qu’elle lui explosait dans la main. Un morceau de verre se planta dans son bras avant qu’elle comprenne qu’il ne venait pas de la bouteille mais de la baie vitrée. Un pavé enroulé dans un gilet jaune venait de la traverser et d’atterrir sur le plancher du salon.
« Je crois qu’on va plutôt devoir rester au chaud. » tenta-t il d’ironiser.
Quand les lumières d’un gyrophare commencèrent à tournoyer dehors, Sara se mordit les doigts. « Mais qu’est-ce que je fous là ? » pensa-t-elle. D’un autre côté, elle se disait que la proposition de Michel était une aubaine pour s’en sortir. Elle avait plus que jamais besoin de fric pour quitter le pays.

Sara passa le reste de la nuit devant l’ordinateur, allongée dans le lit de Michel. Elle n’avait jamais eu de matelas aussi confortable. Et Michel avait eu la bonne idée de bricoler une petite table de lit pour poser l’ordinateur. Elle pouvait tenir comme ça plusieurs jours, le temps que ça se calme. Sara avait besoin de faire le point sur la situation. Et de dormir, comme jamais.
Michel avait rassemblé quelques affaires avant d’aller à la rencontre des deux policiers qui sonnaient à la porte.
« Je te laisse l’appartement. Surtout ne fais pas de bruit, n’allume pas de lumière, c’est comme s’il n’y avait personne ici. Je vais bien montrer que je pars me mettre à l’abri pour plusieurs jours. Tu devrais être tranquille comme ça. Il y a de quoi manger dans le frigo et le congélateur. »
Elle ne l’accompagna pas à la porte, mais elle le prit sans ses bras pour lui dire au-revoir.
« Je ne pouvais pas plus être dans la merde, merci. Prépare tout le matériel. Je me charge de ma partie. »

Sara n’avait pas allumé son ordinateur depuis plusieurs jours. Toni avait eu la vivacité d’esprit de le planquer avant la perquisition, et les flics avaient récupéré un ordinateur bidon qu’elle faisait tourner tous les jours pour feindre une activité normale.
Sara fut tentée d’ouvrir ses courriels. Mais c’était trop risqué. Même en passant par des réseaux sécurisés.
Elle fit quand même un tour sur la Toile. D’abord pour voir si des articles parlaient de sa fuite. Il n’y avait rien, à part un communiqué de ses colocataires qui racontaient la perquisition et dénonçaient les violences policières. Rien non plus sur ce qu’il s’était passé pendant la manifestation. Décidément, quand la Police voulait étouffer quelque chose elle savait le faire.

À vrai dire, la seule chose dont parlait les médias et les réseaux sociaux se résumait à deux mots. « Gilet d’or ». Tout le monde commentait cette affaire et avait un avis sur la question.
Les théories complotistes avaient hissé les grandes voiles. Selon elles, les Russes et les Chinois faisaient monter les enchères pour mettre le feu aux poudres. Mais, à priori, le pays d’où provenait le plus de proposition était les États-Unis. On parlait alors d’une opération de déstabilisation de la CIA.
Il y avait deux grandes familles antagonistes. Les pour et les contre. Rien de plus clivant. Michel était une ordure ou un génie.
Sara parcourut un article qui expliquait que ce « Gilet d’or » était devenu, peut-être malgré lui, une œuvre d’art. Que le symbole du gilet jaune des manifestations avait été transcendé.

Une autre théorie avait le vent en poupe. Elle était largement relayée dans les réseaux sociaux. Elle développait l’idée que les milliardaires français investissaient dans cette affaire du « Gilet d’or ». D’un côté, le meilleur pourrait se vanter d’avoir un gilet jaune accroché dans un couloir. Un vrai gilet jaune d’un cheminot. Quoi de plus pervers pour une grande fortune que d’afficher cette prise de guerre, ce trophée social ? De l’autre côté, en faisant monter les enchères ils avaient trouvé une bonne occasion de sabrer le mouvement des gilets jaunes qui plombaient l’image de la France. C’était aussi une bonne façon de montrer au gouvernement qu’ils pouvaient faire quelque chose d’inaccessible pour eux. Acheter la paix sociale, au sens propre du terme. Avec des millions.
Dans tous les cas, une chose était certaine. Michel avait mis une sacrée merde. Le sujet était un nid à engueulades et à divisions. Le gouvernement l’avait bien compris. Il n’avait pas réagi, à part un léger appel à « la raison ». Ce « Gilet d’or » faisait pourrir la révolte, c’était une aubaine.

Sara avait envie de fumer une cigarette avant de se lancer. Elle sentit son rythme cardiaque s’accélérer. Elle repensait à la proposition de Michel. C’était beaucoup d’argent.
« Je me suis piégé. Je ne peux pas en rester là. Mais on ne peut pas perdre tout ce fric. Trop de monde pourrait en avoir besoin. Alors je te fais une proposition. Prends tout et fais-en bon usage. Garde juste ce qu’il te faut pour vivre. Le reste pour les luttes. Pour les luttes, les journaux de luttes, les habitats de luttes, les territoires en luttes, les gens qui luttent. »
Sara n’avait rien d’une gestionnaire d’une espèce d’héritage malodorant. Mais elle s’est dit qu’elle pourrait constituer un petit groupe pour gérer cette fortune.
« Et toi ? Qu’est-ce que tu vas faire ? » lui avait-elle demandé.
Michel avait pris le temps de finir son verre de rhum avant de répondre.
« La seule chose que je sais vraiment faire. M’occuper des rails. Et faire diversion. »

La lumière du jour traversait les volets quand Sara termina la dernière manœuvre. Elle avait réussi à faire envoyer l’argent des enchères sur un compte fantôme niché dans un sous-sol d’Internet. Ce n’était même plus la peine d’aller planquer son argent dans un paradis fiscal ou sur une île perdue dans l’océan Pacifique.
Tout semblait clean en apparence. Sara avait imaginé que l’argent finirait par être bloqué par la banque ou par l’État. C’est à ce moment qu’ils se rendraient compte qu’il était déjà ailleurs. Ailleurs, c’est-à-dire nul part.

Il faisait nuit noire. Les nuages cachaient Lune et étoile. La seule chose que l’on pouvait deviner était le clignotement des éoliennes au loin. Des petits points rouges qui s’évanouissaient aussitôt dans le néant.
Une nuit de charbon, comme Michel en avait déjà vu des centaines de fois. Sara, elle, se sentait désorientée. Elle ne voyait pas ses pieds et trébuchait souvent contre les pierres du ballast.
— Michel, t’es sûr de ton coup ?
— Certain. Le ballast est le meilleur passage pour ne pas laisser de trace. Une fois qu’on aura tout installé on retournera à la voiture et on se garera près des rails. Je marcherai un peu de la voiture aux rails. Je laisserai des traces. Les flics doivent croire que j’étais seul.
— On pourrait aussi se tirer tous les deux non ?
— Avec mon dos ? Impossible. Non. Maintenant je dois me racheter. Au grand jour. Il faut quelqu’un en liberté pour gérer le fric. Et depuis le temps que j’ai envie de faire péter ce convoi.

Sara aida Michel à installer les charges d’explosifs. C’est vrai qu’il n’aurait jamais pu faire ça tout seul. Il avait besoin d’un dos pour porter le sac et pour manipuler les choses un peu lourdes.
Elle pensait à ce qu’elle faisait. Faire sauter les rails au moment du passage d’un train de marchandises qui transportait des munitions pour l’armée et la police. C’était symbolique. Michel avait prévu d’appeler un poste de contrôle pour dire qu’il venait d’apercevoir un cerf sur les voies. Le train allait ralentir. Il aurait le temps de freiner avant de dérailler.
L’objectif n’était pas de faire sauter le train, mais de l’immobiliser un bon moment. De faire du bruit sans risquer de vie humaine. D’alerter l’opinion publique sur la question de l’armement et du maintien de l’ordre. Sur les armes vendues aux gouvernements étrangers qui s’en servent pour écraser les révoltes. Sur l’utilisation démentielle de ces munitions par la Police pendant les manifestations.
« À la fin, se disait Sara, les munitions vont repartir par une autre route. Elles ne vont pas être détruites. Est-ce que ça vaut vraiment le coup ? »
Michel, de son côté, n’avait laissé aucune ambiguïté. Il ne mettrait jamais la vie des cheminots en danger.
« Mais ils conduisent ces trains. Ils sont aussi responsables. »
« Tout comme les centaines de personnes qui les ont fabriqués avant. » lui avait répondu Michel. « On ne va quand même pas fusiller tout le monde, non ? »

Ils étaient déjà repartis quand l’explosif arracha les rails.
Le conducteur du train reçut peu de temps avant un message l’informant que du gibier traînait sur les voies. Ça arrivait souvent, surtout la nuit. Le protocole lui disait de ralentir, mais il ne voulait pas prendre du retard. Il devait enchaîner avec un autre convoi. D’habitude, il suffisait de klaxonner une ou deux fois pour éloigner les bestiaux. C’est ce qu’il fit.
Ce n’est qu’un peu plus tard, en voyant la petite boule rouge monter des voies, qu’il comprit ce qui arrivait. Mais c’était trop tard pour arrêter le train. Il enclencha le frein d’urgence. Les étincelles crépitèrent de tous les côtés sur deux cent mètres.
Le train vira dans le champs de betterave. Avec la vitesse et le choc, la locomotive s’enfonça dans la terre. Les wagons se détachèrent et roulèrent comme des tonneaux lancés dans une pente. Ils finirent par s’ouvrir et par larguer leur cargaison sur des centaines de mètres. De nombreuses munitions se déclenchèrent et explosèrent dans le champ.
On se serait cru à Notre-Dame-des-Landes le lendemain d’une opération d’évacuation de la Zad.

Michel prit une longue inspiration. Il venait d’apprendre que les deux cheminots du train étaient indemnes. La journaliste de BFM, qui reprenait les informations d’un communiqué de la Préfecture, venait de l’annoncer.
Il s’alluma une Pall-Mall et s’enfonça dans le canapé. Le pire avait été évité. Il s’en serait voulu toute la vie.
C’était marrant de voir tout ce monde s’affairer dans ce champ de betteraves. On voyait les policiers pliés en deux qui ramassaient les munitions une à une. Parfois on apercevait un épais nuage se former et des flics qui détalaient dans tous les sens. Les joies du direct.

Soudain, l’image changea brusquement à l’écran. Comme si quelqu’un avait zappé. Michel y vit une autre journaliste, parée d’un gilet par balle et d’un casque sur la tête. En dessous, un bandeau indiquait : « Arrestation imminente du terroriste. » Une colonne du RAID et du GIGN passa de chaque côté de l’écran.
Michel reconnut la façade de son appartement à la télé. Il se releva pour aller ouvrir la porte avant qu’ils ne la défoncent.
Michel ouvrit la porte. Il ne pleuvait plus mais le ciel était recouvert d’un gris de plomb. Couvert de son fameux gilet d’or, il étincelait au milieu des uniformes de guerre.

Antoine Albertina

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