La colonie des boulons - Antoine Albertina

Une nouvelle

paru dans lundimatin#249, le 29 juin 2020

« Les publics prioritaires seront les enfants et les jeunes scolarisés (3 à 17 ans), en priorité mais non exclusivement domiciliés en quartiers politique de la ville ou en zones rurales, issus de familles isolées ou monoparentales ou en situation socio-économique précaires ou enfants en situation de handicap ou enfants de personnels indispensables à la gestion de la crise sanitaire ou de familles ne disposant pas de connexion Internet suffisante pour l’enseignement à distance. Une attention particulière sera donnée aux mineurs accompagnés par la protection de l’enfance. »
Été 2020 : des vacances apprenantes pour un million d’enfants
Ministère de l’Education Nationale et de la Jeunesse.18 juin 2020

Le fond de l’air était orageux.

Il faisait lourd. Chloé, qui était particulièrement sensible au magnétisme, voyait très bien ce que voulait dire cette expression.
Faire lourd.
À l’approche d’un orage, tout son corps s’engourdissait, ses muscles la chatouillaient, et elle avait l’impression d’avoir dix kilos en plus sur chaque épaule, dix kilos en plus à chaque cheville.

Chloé n’avait encore jamais vu d’orage en montagne.
Elle avait entendu dire que ceux de la région étaient violents. Quand un orage éclatait, toute la montagne tremblait.
Ce matin, la boulangère avait dit à Chloé que les orages étaient des « tremblements de ciel ». Elle avait trouvé l’image assez belle.
En croquant dans son pain au chocolat encore tiède, Chloé s’est dit qu’elle allait reprendre cette image de tremblement de ciel avec les enfants.
Elle savait que ça allait leur plaire.

Les enfants, justement, étaient ultras sensibles à la tension orageuse.
Ils ne tenaient plus en place et s’énervaient à la moindre contrariété.

Des boules de nerfs.
Des boules de feu.

Les enfants étaient magnétiques.

Lili venait de balancer sa gomme à travers la classe, elle avait gommé trop vite, trop fort, et avait troué sa feuille de dessin, quand le premier grondement de tonnerre vibra dans le ciel.
Chloé n’eut pas le temps de dire un mot pour demander à tout le monde de se calmer que Lili était déjà passée par la fenêtre, que les autres s’étaient carapatées dans tous les sens.
Avant de partir, Morgan lui dit « Waouh c’est la guerre ! » avec des yeux pétillants d’excitation.

Chloé s’assit sur l’estrade, une vieille estrade en bois qui grinçait à chacun de ses mouvements, et but une gorgée de café froid.
Elle se demandait vraiment ce qu’elle foutait là, sur une estrade, en plein mois d’août.

C’était sa conseillère Pôle Emploi qui l’avait envoyé là. À Vars les Claux, dans les Hautes Alpes.
La première fois, Chloé avait écrit « Vars les Clos » sur Internet pour voir où ça se trouvait exactement. Elle n’était alors pas si loin de la réalité. La colonie était sur un nid d’aigle, coupée du monde, perchée en haut d’une route vertigineuse. Une fois tout là-haut, on était librenfermé.

Sa conseillère ne lui avait évidemment pas présenté les choses ainsi. Une association d’éducation populaire recherchait en urgence une personne en plus pour assurer le programme des « vacances apprenantes » du gouvernement.
Après des semaines de confinement et « d’école à la maison » pendant la crise du coronavirus, le ministre de l’Éducation Nationale soutenait un projet insoutenable. Faire travailler les enfants pendant leur vacances.
Mais pas n’importe lesquels. Surtout celles et ceux qui étaient déjà en difficultés, histoire de les enfoncer encore un peu plus.

Ces « colonies apprenantes » ?
Un genre de cahier de vacance en chair et en os.
Une camisole scolaire.

Malgré ses déclarations, Jean-Michel Blanquer proposait bien un big brother éducatif en déclarant au Sénat le 18 juin : « Je suis de plus en plus favorable à une vision ou l’emploi du temps de l’enfant sera vu pas seulement sur les heures de cours mais un petit peu sur ce qui se passe dans sa vie le mercredi et le week-end, sans arriver à un big brother éducatif ».
Dans le même temps, il parlait « d’école buissonnière ouverte », concept orwellien par excellence.
Cet été, tout le monde attendait de voir Jean-Michel sur la plage avec un tee-shirt « Je ne suis pas 1984 » pour comprendre qu’il était justement 1984.

Chloé était écœurée, sans savoir si c’était le café froid qui lui retournait l’estomac, l’orage qui arrivait au loin, ou la situation dans laquelle elle était.
Elle ressassait encore le discours de sa conseillère Pôle Emploi.
« C’est une bonne expérience si vous voulez enseigner. C’est bien ça que vous avez coché pour votre projet professionnel, l’enseignement ? Et puis, c’est sympa d’être à la montagne ! Je pense que ça va être comme une classe verte, avec de l’école le matin et du sport l’après-midi. Moi, je vois ça quand même comme des vacances. »
Comme elle s’en doutait, la conseillère Pôle Emploi s’était complètement plantée.

C’était l’enfer.

Vivement que l’orage éclate.
Les yeux dans le vague, perdus dans le fond d’un café froid dégueulasse, Chloé se dit que ça ne pouvait plus tenir comme ça.
« Que ça pète une bonne fois pour toute. »

* * *

— Moi, j’ai pas peur de l’orage.
Lili donna un bon coup de coude dans les côtes de Morgan qui lâcha un cri aiguë.
— Qu’est-ce tu fais ? J’ai pas peur.
— T’es blanc comme un grain de riz oui !
Yacine rigola en recrachant la fumée de cigarette par le nez.
— C’est quoi cette expression pourrie ?
— C’est pas blanc un grain de riz ? Alors ta gueule !
Candice retira la cigarette des lèvres de Yacine et tira longuement dessus avant de tousser à s’en arracher les poumons.
— Merde ça arrache la harissa !
Les quatre enfants, difficile de situer la limite entre l’enfance et l’adolescence, rigolèrent de plus belle et partirent dans un fou-rire de cinq minutes sans s’arrêter. Rigoler, c’était le secret de l’amitié.

« Rigoler, c’est les vacances » avait martelé Candice face à Rachel, son éducatrice. « J’y vais pas si c’est pour travailler ! »
Candice vivait dans un foyer de la Protection de l’Enfance en Normandie. Tous les ans, elle partait en colonie au mois d’août. Son bol d’air de l’année. Loin de cette maison délabrée, loin des dingues qui l’habitaient. Et, surtout, loin de l’école.
Alors, quand Rachel lui annonça qu’elle lui avait trouvé une colonie dans les Alpes, et c’était une chance que la colo existe malgré la situation de crise sanitaire, mais qu’elle devrait quand même travailler pour rattraper son retard scolaire, Candice lui jura qu’elle fuguerait et qu’elle n’y mettrait pas les pieds.
Rachel avait été sciée quand Candice lui a dit « J’irai pas à ta colo à la Sarko ! » en claquant la porte de sa chambre. Elle avait esquissé un sourire. L’expression était si juste.

— On se fait chier ! Y a rien à faire ici à part fumer des hérissons.
— On peut même pas se barrer, cette forêt c’est pire qu’un mur périphérique.
Lili venait de Paris. En tant que parisienne, elle avait une certaine aura sur le groupe. Elle racontait aux autres toutes les manifestations contre les violences policières et contre le racisme auxquelles elle avait participé après le confinement.
Sur son téléphone portable, elle leur avait montré un selfie d’elle avec Assa Traore, les deux doigts d’une main en V de la victoire. La grande classe.
— On pourrait quand même faire un truc rigolo.
— Comme cramer cette colo ?
— Trop risqué. Si on se fait choper on risque cher.
Morgan se mit subitement à danser comme dans Fortnite, ce jeu vidéo populaire chez les jeunes.
Les trois autres le regardèrent avec méfiance. Même si Candice leur avait expliqué que Morgan était handicapé, elle connaissait bien les handicapés comme lui, il y en avait plein dans son foyer, ses réactions surprenaient toujours le reste du groupe.
Juste après, un éclair fendit le ciel de gauche à droite. La foudre s’abattit sur le haut d’une colline et fit trembler le sol.
Les yeux écarquillés, Lili pointa du doigt le haut de la colline.
— Vous vous souvenez ? La statue qui fait paratonnerre !
— Le vieux là-haut ? C’est pas un Jésus ?
— Je crois pas.
— Une vierge ?
— Mais non ducon, il y a une moustache sur sa tronche.
— Mais alors c’est qui ?
— On s’en fout non ? Si c’est une statue, c’est qu’il a les honneurs. Et les honneurs sont à abattre. Surtout les moustachus.
— Tu veux qu’on brûle la statue ?
— Tu ne penses qu’à tout cramer ! Tu crois que la pierre ça brûle ? Non, on peut la déboulonner !
Candice n’était pas d’accord. Elle pensait que la pierre brûlait comme du bois. Notre-Dame à de Paris était bien partie en fumée.
Les autres la regardèrent, les regards remplis de perplexité.
— À Paris, on déboulonne les statues des colonies !
— Waouh !
— On déboulonne, et on fait rouler la statue dans la rivière.
Candice grimaça.
— Mouai, mais ça change quoi en vrai ? Ça va pas nous enlever l’école pendant les vacances.
— Ça va faire du bruit. Et on postera une vidéo. Tout le monde va le savoir. Faudra se masquer.
— Mais alors, personne ne va savoir que c’est nous ?
— Pff mais tu ne comprends rien. Tout le monde se masque, mais on se reconnaît quand même.
— On y va cette nuit alors !
— On y va ! On déboulonne.
— On proclame l’insurrection de la colonie des boulons !
— On va bien rigoler !

* * *

À l’abri dans une cabane en bois, Chloé observait de loin le petit groupe en fumant une cigarette. Lili, Candice, Morgan et Yacine.
Des sacrés loustiques.
Tellement à fleur de peau.

Elle sursauta quand Élise, la directrice de la colonie, la sortit de ses pensées.
Le courant était tout de suite passée entre elles. Chloé et Élise se retrouvaient souvent le soir pour fumer une cigarette et boire une bière dans la tiédeur de la nuit.
Chloé vit tout de suite que quelque chose n’allait pas. Élise avait les traits du visage tendus.
— Ça va faire du bien quand il sera passé.
— Tu parles de l’orage ?
— Oui.
— C’est pas ça qui m’emmerde. J’aime bien l’orage.
— Qu’est-ce qu’il y a alors ?
Élise se prit la tête entre les mains.
— On est dans la merde.
— Quoi ? Une inspection sanitaire ?
— Pire. Blanquer vient demain pour visiter la colo. Pour faire la promo de son programme.
— C’est pas vrai ! Le ministre ? Tu ne peux pas refuser ?
— Si je fais ça, je suis cramée pour de bon. Déjà là, la Direction au-dessus trouve que je ne joue pas assez le jeu de la colo apprenante. Ils sont sur les dents pour les subventions.
Chloé alluma une nouvelle cigarette et la passa à Élise. Les premières grosses gouttes de pluie s’éclatèrent sur le toit en tôle de la cabane. Le vent se levait et balayait les ballons et les jeux éparpillés par terre.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Tu veux voir le programme ? C’est dément. Il veut que les enfants chantent la Marseillaise.
— Quoi ? Tu déconnes ? Impossible. Je fais pas ça. Et les enfants, ils sont tous fracassés. Ils veulent juste la paix, être en vacances.
— Je sais. On est dans la merde. Imagine même pas le nombre de caméras qu’il va y avoir autour de lui. Ça va être la dinguerie.
— Et toi, tu vas devoir mettre une cravate ?
Élise pouffa de rire.
— Non. Mais alors je ne sais pas quoi faire. J’ai juste envie de faire mon sac et de fuguer cette nuit.
— Oui bah tu me préviens, je viens avec toi !
Un éclair traversa le ciel, le même qui fit des frissons au groupe d’enfants qui complotaient contre la statue un peu plus loin, et Élise se blottit dans les bras de Chloé d’un mouvement souple et évident.
Elles restèrent un moment sans parler. À écouter les gouttes de pluie et le tonnerre gronder dans le ciel.
Un tonnerre qui grondait la Terre entière.
— Qu’est-ce qu’on va faire alors ?
— Je sais pas. C’est la merdasse cette colo comme dirait Lili.

* * *

Yacine s’enfonça une épine de ronce dans la plante du pied. Pour ne pas hurler, il se mordit la lèvre jusqu’au sang.
Par ici, les ronces étaient aussi grosses que des troncs d’arbres. Aussi tranchantes que des lames de rasoirs.
Lili avait dit d’elles, « C’est des transgénétiques ! », mais à-priori elles étaient tout ce qu’il y a de plus naturelles et sauvages.

Les ronces avaient déjà tailladées ses jambes et ses bras. Yacine ne sentait même plus les brûlures de son corps incandescent.
Mais, tout à coup, cette épine enfoncée d’un bon centimètre dans son pied réveilla la douleur. Une espèce de douleur acide, aiguë, qui remontait le long de sa jambe et qui frappait contre ses poumons, contre son cœur, contre sa tête entière.
À tâtons dans la nuit noire, Yacine trouva un arbre qui avait l’air solide, sûrement un sapin, et il s’y adossa pour se reposer.
En levant la tête, il aperçut un morceau de la lune à travers les conifères. « Manquerait plus que je me fasse bouffer par un loup ! Ou un ours ! » murmura-t il en versant une larme salée qui coula sur sa joue égratignée.

En contrebas, il entendait le ronronnement d’une petite cascade. La rivière n’était pas loin. Yacine ne put s’empêcher de sourire en imaginant que la statue qu’il venait de balancer dans la rivière bouche le cours d’eau, que l’eau monte, déborde et inonde le campement situé en aval.

La sortie s’était très bien passée, jusqu’au moment où il perdit une tong sur le chemin du retour. Foutue racine qui lui avait fait un croche-pied.
Yacine avait dévalé la pente sur plusieurs dizaines de mètres avant de rencontrer un tas de pommes de pins qui l’arrêta net. Dans sa chute, il s’écorcha un peu plus la peau, perdit sa lampe frontale et sa deuxième tong.
Il était donc pieds nus dans la nuit, au beau milieu d’une forêt, sans lumière, avec une épine de ronce dans le pied gauche, plantée à l’orée du talon, qui l’empêchait de poser le pied par terre.
Il n’avait plus qu’à attendre le levé du jour pour tenter de rejoindre la colonie avant le réveil des monos.
Si jamais Yacine n’y arrivait pas et que les monos le retrouvaient avant, il pourrait toujours leur balancer les boulons qu’il avait dans la poche pour se défendre.

* * *

Il n’entendit pas l’hélicoptère arriver. D’un coup, les sapins se sont pliés en deux au-dessus de lui.
Allongé sur un matelas de fortune fait d’aiguilles de pin, Yacine somnolait depuis le lever du jour. Le souffle le réveilla en sursaut. Quand il aperçut les couleurs de la gendarmerie sur l’appareil, son cœur s’emballa. Il se leva d’un bond et se mit à courir en dévalant la pente.
Curieusement, il n’avait plus mal au pied. Son esprit avait pris le contrôle de son corps. Et il fallait courir, malgré l’épine dans son pied.

Si la gendarmerie avait envoyé un hélicoptère à ses trousses, c’était que le déboulonnage de la statue du moustachu était un acte grave.
Au moins à la hauteur d’une chasse policière.
Yacine n’en était pas certain, mais il lui semblait aussi entendre des aboiements de chiens au loin.

Paniqué, il se mit à courir de plus en plus vite. À courir le plus vite possible.

Il n’entendait plus que son cœur battre la douleur.

Il n’entendait ni les chiens.
Ni la rivière qui coulait en contrebas.

* * *

Chloé et Élise courraient dans la forêt. Elles hurlaient le prénom de Yacine chacune leur tour.
Le terrain était accidenté. Elles avaient des difficultés à reprendre leur souffle.
— Rappelle-les pour que l’hélicoptère s’en aille ! Pour que les chiens s’en aillent ! Il va avoir peur !
— Je leur ai dit. Mais ils sont persuadés de le retrouver avant nous.
— Ils ne vont pas le retrouver ! Ils vont le tuer.
Quand Candice et Lili avaient vu débarquer les fourgons de la gendarmerie à l’aube, elles avaient couru dans la chambre de Chloé pour la prévenir de la disparition de Yacine.
Chloé avait mis du temps à comprendre ce qu’il se passait. Elles lui parlaient de la statue moustachue, des flics qui sont là pour elles.
Lili l’avait prévenue. Elle avait déjà posté une vidéo qui avait des centaines de vues. Le pays entier les soutiendrait si elles allaient en prison.

Le temps de se décoller les yeux, Chloé se rendit compte du quiproquo. La gendarmerie était là pour sécuriser la visite du ministre, pas pour les arrêter.
Mais, maintenant, le plus important était de retrouver Yacine.
Avant les flics.

— Ronces de merde fait chier !
Élise tourna la tête et aperçut la déchirure de la chemise de Chloé, juste au-dessus de l’épaule.
— Ça va ?
— Oui. On continue.
Chloé cria le plus fort qu’elle le pouvait.
« Yacine ! »
Mais ni elle ni personne n’entendit le cri qui sortait de sa gorge.
Le fracas des hélicoptères qui tournaient au-dessus d’elles comme des aigles métalliques étouffait toute la forêt.

Élise ne put s’empêcher de faire un doigt d’honneur à l’équipe de BFM qui les filmait depuis le ciel.
Elle leur hurlait « Barrez-vous ! Barrez-vous ! ».

* * *

Yacine eut le souffle coupé. La température de la rivière avoisinait les 10°C.
Il n’avait pas pu voir le bord.
La panique l’avait précipité dans le canyon.

Aspiré par la force du courant, il n’arrivait plus à respirer.

Dans sa poche, il sentait les boulons fondre contre sa cuisse, comme s’il n’y avait plus aucune limite entre son corps et l’extérieur et que tout, absolument tout se mélangeait à lui.
La forêt, les hélicoptères, le soleil, le bleu du ciel, l’eau.

Tout n’était plus qu’une molécule en fragmentation, quand son corps heurta une pierre très dure.
La dernière chose qu’il aperçut avant de perdre connaissance, c’est la moustache de la statue qui faisait barrage au torrent de la mort.
Dans sa main, il serrait les boulons le plus fort possible.

Antoine Albertina

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :