NE FRANCE-TRAVAILLEZ JAMAIS !

Albert Lafargue

paru dans lundimatin#388, le 19 juin 2023

Comment remplir une benne à ordure
qui déborde déjà de toutes les saloperies
que l’humain a inventé
en quelques années seulement
et continue d’inventer ?

La production ne saurait s’arrêter
il faut que ça dégueule de partout
emballage et recyclage compris
c’est que, sans activité, les imbéciles n’existent plus
les imbéciles et les ordures qui poussent le monde à s’engraver
ne font peut-être qu’organiser leur propre protection
eux qui aiment tant décider pour tous les autres
Rien n’y changera, sauf un salubre courant d’air !

L’embrigadement est la négation de l’être
NE FRANCE-TRAVAILLEZ JAMAIS !
choisissez votre ouvrage en fonction de qui vous êtes
Ne vous prolétarisez pas !
Foutez vos smartphones à la casse, brisez les chaînes !
hurlait ce type dans le hall de l’agence Pôle Emploi
qui allait devenir France-Travail

mendiants, pouilleux, déserteurs, traîne-la-patte,
relanceur de javelots et d’alertes, silencieux sous camisole,
railleurs du système qui crèvent dans les caniveaux
encavés multiples, fumier de ce bel étalage pré-olympique…
rejoignez vite le camp de la dispersion,
– il n’est pas de désaxé sans paradoxe !

Convoqué dans cette même agence ce même jour
j’entendais donc ce mec révulsé qui criait comme un diable
et pas moyen de me concentrer sur mon CV
y avait toujours un truc à compléter
et ce projet à définir
j’y arriverais jamais
c’est de quel côté l’avenir ?

Il faudrait remettre la sieste à l’honneur
la défection généralisée, le refus de parvenir
et d’aller trimer duraille pour seulement becter
Vivre sans fric et sans assurance !
Le mec poursuivait de plus belle sa catilinaire

La conseillère aux yeux pers a lu mon CV
elle m’a dit que j’avais oublié de préciser quel était mon projet
Qu’est-ce que c’est un projet ?, ai-je demandé,
Je suis vivant et je ne sais si je vais le rester tout le temps
Elle a cru que je me moquais d’elle
alors que c’est elle qui avait commencé
puis elle a ajouté que si je continuais j’allais être radié
le temps d’un éclair j’ai cru entendre « irradié »
j’ai dit merci madame, je vais retourner à la rue
chien perdu avec collier d’étranglement
mais elle avait posé ses yeux pers sur un graphique
où la courbe de chômage allait fléchir d’un demi-millimètre
rien qu’avec mon départ ou effacement
j’aurais dû me sentir patriote, mais le mot était déjà pris
en tout cas, la conseillère l’était pour nous deux, patriote
vive la France ! vive la trouvaille !
Elle n’a pas crié victoire, sans doute un oubli

J’aurais aimé lui expliquer :
moi, le dimanche je ne travaille pas
tandis que la semaine je me repose
les paresseux sont courageux comme pas deux
et ils sont quand même assez nombreux
y a pas moyen de les convertir
ils s’imaginent que personne ne doit décider à leur place
et passent leur temps à lire des poésies et à fleurir
les cheveux de ceux qui ne pensent pas comme eux
peut-être même à rêver d’un autre monde
ou à rêvasser, tout simplement, sans but, sans projet

N’importe quoi, a dit une voix très aiguë mais ténue
faut être réaliste, gagner du pognon, de la picaille
sinon t’existes pas où que tu ailles !
et d’ailleurs, aux crochets de la société, moralement parlant, comment tu peux ?
C’était un type frêle avec une fine cravate de futur pendu,
qui grinçait dans mes oreilles, des deux côtés en même temps
C’est vrai que le PDG de Carrefour ne vit pas aux crochets de la société,
ça se saurait, et comme si le moindre salaire
ne dépendait pas de la société toute entière,
à commencer par la commission du dealer du coin d’la rue
C’est une voix intérieure qui me glissait des répliques
qui ne vaudraient pas tripette sur un plateau de TV
mais ici, peut-être bien, en cette basse province
pourtant pas un mot n’a filtré de ma bouche
à la place un vieux silence enfagoté

En guise d’impatience, je réfléchissais
à la nouvelle enseigne
« France-Travail », c’est un joli nom
qui sonne comme du Vichy,
tous avec une occupation
belle formule avec sous entendu :
tout ce qui ne travaille pas n’est pas vraiment français !
alors j’ai vérifié ma généalogie
bientôt inscrite sur ma carte vitale, vous allez voir
(si ce nest pas mortel…)

Humanité laborieuse, métropoles nourries d’esclaves,
campagnes machinisée, déserts dévorés dévorant
quand y en a trop c’est qu’il n’y en a plus
tout disparaît dans l’abondance
prolétaire ou disparu, c’est presque pareil
quel est ton nom ?
(l’individu contre l’espèce…)

La conseillère bâillait devant l’écran
et soudain inspirée elle m’a dit :
prenez un livre que vous aimez
arrachez une page, c’est votre projet
j’ai dit ok, j’ai pris mon bloc-note
j’ai arraché une feuille, elle était blanche
c’était mon projet.

Et le type en cravate ne respirait plus vraiment
tandis que le prophète hurleur avait fini de hurler
qu’il ouvrait le goulot d’un bidon métallique
et qu’il s’arrosait d’essence avant de craquer
l’allumette qui allait mettre l’incendie à sa vie
c’était sa page blanche à lui
alors, au milieu d’un nœud de cris, les flammes ont jailli
ça ressemblait à une vidéo sur YouTube
c’était sa page blanche à lui
c‘était son projet

Au moment de m’évanouir
de terreur et de peur
j’ai cru voir une nouvelle enseigne
accrochée plus haut que la première
on pouvait lire :

NE TRAVAILLEZ JAMAIS
NE VOUS SUICIDEZ PAS !

Me réveillant plus tard, j’ai pris
une feuille de bloc-note
je l’ai pliée en deux, et j’ai commencé à fabriquer
un chapeau pointu, que j’ai plié à son tour,
pour qu’apparaisse un bateau tout blanc
et je suis parti naviguer sur l’océan
guidé par les courants

ébahi de me sentir n’importe où
sur une mer aux yeux pers…

Albert Lafargue

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