Mylène et les 1%

Klerma Ree

paru dans lundimatin#391, le 11 juillet 2023

Cette semaine est paru le classement 2023 des plus grandes fortunes de France. Si j’ai décidé de me pencher sur ce petit univers de fuckers de pauvres, c’est pas du tout parce que l’argent m’excite, mais plutôt parce que la férocité de ses plus grands collectionneurs me fascinent. J’ai donc voulu zoomer sur ce gotha comme un documentariste animalier zoome sur une meute de prédateurs.

Y’a quelques mois, j’ai écrit un petit article sur la question du « feminism washing », en m’attardant sur l’exemple d’une meuf, Mylène Romano, figure invisible du petit monde des affaires parisien, et qui avait eu l’idée obscène de s’afficher fièrement dans les colonnes du magasine Marie-Claire en s’auto-proclamant tout à la fois « bâtisseuse d’empire » et « feministe ». Cette éclatante contradiction m’avait à ce point frappée que je décidai alors de dénoncer dans vos colonnes l’insupportable fanfaronnade de cette opportuniste décomplexée. Je croyais alors en avoir fini avec elle. En fait je croyais surtout avoir expulsé assez de colère pour ne plus penser continuellement à tout ça : à tous ces crevards qui œuvrent sans arrêt à l’appauvrissement des pauvres, à l’enlaidissement du monde, à l’assèchement des coeurs et, pour tout dire, à notre ruine à toustes. Mais les galères du quotidien — les soucis d’argent, la canicule et l’actualité toujours plus nauséabonde — m’ont rapidement rattrapée. Aussi, je crois pouvoir dire aujourd’hui que « le fantôme de la hess » — même si j’étais parvenu à poser un nom et un horrible visage dessus — continue de me hanter.

En vrai depuis j’ai pas cessé de penser à elle, à cette Mylene Romano dont je n’avais jusqu’alors pourtant jamais entendu le nom ni vu le visage, en me demandant à quelle monde elle appartenait, en fait. Je veux dire, c’est quoi sa vie à elle ? son quotidien ? Elle bouffe quoi à midi ? Et où ? Et avec qui ? Est-ce- qu’elle a lu mon article ? Et si c’est le cas, est-ce qu’elle s’est sentie conne ? sale ? honteuse de ses horribles manigances ? Un peu naïvement, j’ose espérer que oui. Parce que j’me dis, quand même, la meuf elle est pas non plus complètement déconnectée du bas monde ! Mylène Romano, en terme de moula, c’est pas non plus Arnaud, Niel ou Bettencourt ! Ni en terme de notoriété d’ailleurs. Alors j’imagine qu’en vrai elle peut se permettre de marcher tranquille dans la rue, de faire du shopping ou des restos sans qu’on la dérange, je veux dire, sans qu’on la reconnaisse. Du coup ça m’amène à poser une question que je m’étais jamais posée : des riches connasses et connards comme elle, combien y’en a qui se baladent incognito ? Les capitalistes à moult millions, ça représente quoi comme frange de la population ?

Selon BFMerdeTV [1], qui reprend ici les chiffres d’une étude de l’Insee de 2021, les multi-millionnaires en France représentent 1% de la population. C’est-à-dire que près de 700 000 personnes détiennent un patrimoine supérieur à 2 millions d’euros ! Et pour une large part d’entre eux, y’a bien entendu les bons jobs et les bons salaires qui vont avec. Mylène (mon vilain petit fantôme) fait indéniablement partie de ces 1%. Mais pourtant très peu de monde s’intéresse à elle. C’est que personne connaît son blase ou son visage. Au fond c’est juste une illustre inconnue qui peut aisément se fondre dans la masse des laborieux.ses comme moi. Je l’imagine faire ses petites courses… personne la reconnaît, c’est sûr !

Et si on élargit le spectre jusqu’aux « simples » millionnaires, alors là c’est une dinguerie ! 5% de la population ! Une personne sur vingt quoi ! Quand je traverse le centre de Paris (les lieux où la concentration de riches est la plus forte), le ratio peut parfois même monter à une personne sur dix ! ou sur cinq ! Il se peut même que je me sois retrouvée un jour dans une rame de la ligne 1, seule au milieu des vampires…

Waaaaa ! le fliiiiip !

En fait ces bâtards ils sont jamais loin ; ils se font discrets ; on les voit pas mais pourtant ils sont là, autour de nous, parmi nous — des spectres ! J’me mets à leur place : ça doit quand même faire bizarre de se savoir millionnaire et invisible au milieu des miséreux. Quand je pense à eux, à ces invisibles qui jouissent de leurs millions en toute discrétion ; ceux qu’on voit pas dans le classement Forbes mais qui contribuent tout de même à l’appauvrissement du plus grand nombre ; ceux que les flics — bras armé du Capital Républicain — défendent sans même le savoir, mais qui en revanche savent pertinemment, eux, pourquoi ils continuent de défendre les flics (c’est là l’expression manifeste d’une « classe-pour-soi », d’une classe qui connait ses intérêts et les défend) ; quand je pense, donc, à ces discrets parasites qui n’ont trouvé de salut que dans le cynisme ou le déni, j’ai envie de leur dire :

« Vous faites le mal ;

ouvrez vos putains d’yeux ! 

vos cœurs suivront peut-être… »

Si, d’un côté, la métaphore arithmétique des 1% vs 99% contribue effectivement a jeter la lumière sur le résultat d’une enculerie généralisée, d’un autre côté, elle en opacifie le processus en abstrayant pour trop l’affaire. Et paradoxalement, cette image des 1% — largement partagée et rabâchée depuis 2011 et le mouvement « Occupy Wall Street » — arrange encore les riches. En effet, on se rend compte en zoomant que la dispersion est plus grande au sein des 1% qu’au sein des 99%. Ce qui fait qu’on finit par confondre des riches à millions d’un riche à milliard. On mélange les 0.01% avec les 1%, et on invisibilise ainsi l’écart abyssale entre les riches et les ultra-méga-maxi riches ; entre les « héros » et les « dieux ». Car ne nous y trompons pas : les 1% le plus riches ne constituent pas un petit club fermé de 700 000 personnes ! Les 43 milliardaires français, ils vont pas déj’ tous les jours avec les « simples » millionnaires dont on parlait plus haut ! C’est que, du haut de leur Olympe, ils ne les voient même pas…

Si Mylène la vilaine fait incontestablement partie des 1% les plus riches, encore une fois, entre elle et Arnaud, y’ a un monde ! En fait, Miss Romano fait partie des ultras riches du rez-de-chaussée : ceux que le commun des mortels ne parle jamais mais sans lesquels le haut de la pyramide ne tiendrait pas ; ceux sans lesquels la lame s’émousserait. Ici, il faut bien entendre la métaphore du couteau vivant : ce n’est pas tant la pointe qui tire vers elle la lame, que la lame qui pousse et s’aiguise en pointe.

Le mini-club des 43 milliardaires français représentent moins de 0,0001% de la population totale ; autrement dit, 0,01% des 1%. La pointe avancée dont on parle, c’est eux, donc. Ainsi l’on peut dire de cette abstraction des 1% que non seulement elle reflète mal la réalité, mais qu’en plus elle la grime au profit — encore — des plus profiteurs : les milliardaires. En fondant tous ces appétits différents dans ce même moule des 1%, on finit par les confondre. D’ailleurs ça m’fait penser à une autre combine du même genre, et qui m’a toujours scandalisée, tant par le cynisme de ses plus hauts représentants que par la bêtise de ses représentés. Je veux parler du syndicat des patrons français, le MEDEF, qui réunie et indifférencie sous son sigle le petit patron du grec en bas de chez moi et le patron d’une entreprise du CAC. Comme si ces deux partageaient réellement les mêmes intérêts… une blague immense ! Eh bien Mylene, c’est un peu comme ce petit patron de PME qui se prend pour Bolloré ; qui rêve d’en être et vendrait père et mère pour y arriver : pour parvenir au sommet. Et pour ça elle pousse, aiguise ses crocs et, par là-même, aiguise la lame. C’est qu’il faut être victime d’une profonde frustration pour entretenir et aiguiser cette dalle insatiable, ce désir de bouffer les autres, de leur grimper dessus pour s’élever vers les cimes de la filsdeputerie. Mais les grands prédateurs ne détiennent pas seulement l’oseille ; ils ont en plus le pouvoir de la ruse accumulée ! En cela on comprend la force des grandes lignées familiales qui cumulent et perfectionnent une ruse privée, une ruse modelée sur plusieurs générations de vautours. Mais la ruse seule ne saurait suffire. Comme le sait bien n’importe quel chef de gang, rester au sommet, c’est rester féroce — nécessairement. Faut pas s’laisser « monter dessus », pour reprendre une expression bien connue du Milieu. Alors on continue d’entretenir son avidité en se vidant de tout remords… Et on écrase, on écrase, on écrase tout ce qui gêne et ne se soumet pas. Et ça, précisément, c’est c’qui permet de pas se ramollir, et ainsi se maintenir en haut du classement des bêtes féroces.

En somme, l’adage « l’appétit vient en mangeant » leur sied à merveille :. Plus ils dévorent, plus ils ont faim — voilà ouvert le ventre de l’accumulation capitaliste : sa loi repose sur une puissance de digestion sans commune mesure. Vu d’ici, on comprend pourquoi 1% de la population crée davantage de merde que les 99% restants…

Epilogue

Cette semaine, une agence météorologique américaine a enregistré deux records de température pour la planète entière : la Terre a dépassé par deux fois le record précédent qui datait de… l’an passé [2]. Cette info mise en face du classement Forbes m’y fait songer :

Il est grand temps de faire le tri !

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