Féminisme et capitalisme : rime impossible

Klerma Ree

paru dans lundimatin#379, le 17 avril 2023

En plus d’étouffer sournoisement les raisons objectives de la domination, d’invisibiliser encore davantage la condition des femmes pauvres, d’œuvrer au maintien et à la perpétuation d’un système de production mortifère, un des risques du « feminism washing » est qu’il entraîne en réaction un « feminism bashing ». Disons-le d’emblée afin que les choses soient claires : c’est précisément l’écueil que ce texte souhaite éviter. Il vise donc l’exact inverse : faire de la place aux luttes féministes authentiques en réglant leur compte une bonne fois pour toutes à tous ces féminismes de circonstance, à cet onguent idéologique dont s’oignent sans honte les politiques opportunistes et les marchands véreux.

« Si vous étiez moins instruite, Madame, je pourrais craindre que vos intérêts particuliers ne l’emportent sur ceux de votre sexe »
Olympe de Gouges

Ma mère est tellement ringarde… J’étais chez elle y’a quelques jours, affalée sur son immense canapé méridienne en velours « rose dragée », à me dire que je ne pourrai vraisemblablement jamais m’en payer un aussi grand, aussi large et aussi moelleux, vu que mon salon fait tout à la fois office de cuisine et de chambre — 700 balles pour un studio de 23m2, des fois j’ai quand même l’impression de bien m’faire baiser ! Mais la question c’est par qui, au juste ?

Mes proprios, eux, ont pas vraiment l’air riches. Ils m’ont d’ailleurs raconté que c’était « compliqué » pour eux ; qu’ils avaient de plus en plus de mal à joindre les deux bouts avec leurs retraites pourries et leurs deux gosses qu’ils doivent parfois aider encore un peu. Bref, j’ai l’impression qu’on est tous niqués en fait, mais sans qu’on sache vraiment qui nous nique. Un fantôme peut être ? Le fantôme de la hess ? Je m’énerve toute seule. Mes idées fusent, se bousculent, s’enflamment ! et puis se perdent. Ma colère ne manque pas de motif, mais d’une cible claire. Je me calme, me remets en question ; me dis qu’aussi c’est un peu de ma faute, que j’avais qu’à me débrouiller pour trouver un poste ailleurs qu’à Paris, et que finalement bah, faut s’y faire : c’est la loi du marché — sans visage et sans coeur.

En même temps que j’pense à tout ça, j’entends ma mère qui s’affaire dans la cuisine. Elle prépare un truc à manger en écoutant un podcast que je lui ai conseillé : l’interview d’une journaliste qui a enquêté sur des violences et harcèlements commis à l’hôpital, à l’encontre d’infirmières et d’aides-soignantes qui souvent, comme beaucoup d’entre nous, préfèrent garder le silence et leur douleur rentrée. Avant de prendre sa retraite, ma mère était infirmière. Je me dis que ce genre de témoignage lui permettra peut-être de faire un pas vers moi et mes préoccupations de jeune femme qui galère ; un pas aussi vers les luttes qui m’animent et qu’elle ne comprend pas toujours. Peine perdue… Je l’entends déjà vomir ses vieux commentaires sur son époque à elle ; sur le temps où le respect mutuel des sexes allait de paire avec un respect mutuel des rôles sociaux ; le temps où les hommes étaient encore des hommes et les femmes, des femmes.

Whaaa ! Comment elle est loin ma daronne !

Je promène mon regard sur la table basse où s’étale une belle collection de magazines de merde ; des lectures de bonne-vieille-femme-au-foyer qui attend tranquillement la mort pour jouir ; des reliquats symboliques d’un monde auquel je ne crois plus mais dont la survivance s’atteste pourtant jusque dans les idées ridées de ma mère… Bref, je sais pas trop pourquoi mais l’un d’eux, un « Marie-Claire », retient plus fermement mon attention — certainement l’écho inconscient du prénom de ma mère, Marie, et de ses vues pas très claires sur le monde. Je feuillette distraitement, balade ma conscience entre des pubs de cosmétiques et des titres d’article insipides, me perds, encore, en attendant l’appel à passer à table… Puis d’un coup, Bim ! Deux faits qui se percutent et s’embrasent brusquement pour éclairer mes convictions d’une lumière neuve ; deux signes qui, par la grâce de circonstances mystérieuses, entrent en consonance, résonnent l’un dans l’autre, se tiennent et se repoussent. En tournant les pages au hasard, j’ai en effet trouvé réponse à ma question : un article signé du nom de cette même journaliste que ma mère est en train d’écouter en podcast et que je lui ai moi-même conseillé, et qui nous chie ce titre à l’accent putassier : « Rencontre avec Mylène Romano, bâtisseuse d’empire ». [1]

D’un côté, donc, cette journaliste pour laquelle je pensais avoir quelque sympathie, notamment pour l’engagement sans faille qu’elle laisse paraître dans la présentation de son enquête édifiante, Silence sous la blouse, sur le harcèlement des femmes à l’hôpital. De l’autre, le fantôme de la hess qui revêt un visage : celui de Mylène Romano justement, spéculatrice immobilière de haut vol à qui je dois — désormais tout est clair, merci Marie ! — cette sensation de me faire niquer quand je raque la moitié de mon salaire chaque mois pour vivre dans un studio. J’apprends en effet que cette Mylène Romano, désormais « business angel » pour start-up en quête de millions, a débuté sa carrière dans le Temple français de la spéculation financière : la Bourse de Paris. Elle y fait ses armes dans les années 80, puis étend son réseau crapuleux en devenant juge au tribunal de commerce de Paris, tout en créant des sociétés de gestion immobilière qui lui rapportent un max de tunes, qu’elle placera à sa guise dans d’innombrables autres sociétés immobilières. En clair, elle spécule. C’est-à-dire qu’elle achète et revend des apparts en créant les conditions pour que leur prix ne cessent de grimper, et finit par mettre en galère une multitude de gens comme moi. Cette Mylène Romano donc, capitaliste chevronée qui participe à faire gonfler les prix du logement, se présente là, pour l’occasion, comme une femme féministe engagée pour nos droits. Ici je tilte : « Nos » droits ?! Mais meuf, remballe ta schneck de vipère ! J’ai rien à voir avec toi ! Et puis arrête de te cacher derrière une lutte que tu salis ! Les droits des femmes pour lesquels je milite, c’est certainement pas le droit à appauvrir, à opprimer, à exploiter, et encore moins le droit à se servir de nos luttes pour faire des biftons sur le dos des pauvres tout en se pavanant sur papier brillant, vernie d’un discours aux intentions aussi belles que menteuses. Décidément, la colère est infinie.

C’est fou comment des fois le sens de deux mots résiste à leur rapprochement forcé ; comment des fois un signifiant et une idée mis côte à côte, ça détonne ; comment une petite antinomie peut parfois révéler un gros mensonge ; comment « féminisme » et « capitalisme », dans ma caboche, ça rime pas.

Et en effet je me demande : comment le nom d’une journaliste que j’associe à une certaine idée du féminisme et de laquelle, du coup, je me sens proche, peut-il être associé à un article faisant la promotion d’une « bâtisseuse d’empire » ? M’enfin quoi ! C’est dingue ! « Bâtisseuse d’empire » ! Un féminisme impérial quoi ! Ça peut exister ça ? Sérieusement, elle est schizo ou quoi la meuf ? Attends, je veux bien qu’on soit tous.tes traversé.e.s de contradictions mais là, quand même, faire sciemment l’éloge féministe d’une meuf qui bâtit des empires dans l’immobilier, ça me bute ! En fait, ça m’fait l’effet d’une trahison.

D’un bond je me lève du canap’, rejoins la cuisine et coupe le podcast. « Déso maman mais je supporte plus la voix de cette conne ! » Ma mère comprend pas, comme d’hab, mais cette fois-ci moi j’la comprends. Je retourne au salon, fouille mon sac, en sors mon carnet et y note ces quelques remarques que je décide maintenant de partager, en conclusion du récit de cette anecdote hasardeuse, comme des évidences qui méritent d’être rappelées, histoire de pas s’faire dévorer le crâne par tous ces corbeaux qui passent pour des colombes.

Epilogue

Ce que l’article de Marie-Claire suggère sournoisement, c’est que dans un monde dominé et ravagé par le capitalisme, une connasse capitaliste vaudrait mieux qu’un connard capitaliste — la blague ! Comme si le simple fait qu’ils soient l’œuvre d’une femme pouvait rendre grâce à des comportements de prédateurs.

Évidemment on apprend rien : le capitalisme adore se farder de bonnes et belles intentions. Mais disons-le tout de même : un capitalisme à talons ne vaut pas mieux qu’un capitalisme à talonnettes ! Que l’on soit femme ou homme ou non-binaire, on devrait tous.tes réapprendre à le poser, le talon, histoire de tout remettre à plat. Ainsi l’on pourrait entendre ceci : la question que soulève la domination des femmes par les hommes, la domination du masculin sur le féminin, c’est toujours-d’abord la question de la domination, c’est-à-dire la question du rapport dominant/dominé dévoilé comme schème structurant du capitalisme, et ce sous toutes ses formes connues et actualisées (femme/homme, noir/blanc, homo/hétéro, salarié/patron, etc.)

Lorsqu’elle est mobilisée, brandie et défendue pour perpétuer un monde d’inégalités, la question de l’égalité devient indéfendable.

Il est une sagesse révolutionnaire qui, en 1789, a aiguisé son aspiration à l’égalité des sexes jusqu’au tranchant de la guillotine. C’est ainsi que les têtes de Louis XVI et Marie-Antoinette furent également coupées.

C’est une loi d’airain : un monde façonné par le pouvoir des hommes finit par transformer celles et ceux qui y prétendent en hommes de pouvoir.

Il suffit de penser à Ursulla Von der Leyen, Christine Lagarde, Kim Yo-jong, Françoise Bettencourt-Meyers, Theresa May ou Hilary Clinton pour se dire que dans l’expression « homme de pouvoir », c’est pas tant l’homme qui blesse, que le pouvoir. S’échiner à promouvoir le statut de « femme de pouvoir », c’est faire moins pour les femmes que pour le pouvoir.

Le féminisme viriliste d’une Catherine Fourest est là pour signaler l’échec inéluctable des revendications fumeuses d’un hypothétique « capitalisme féminin » — l’illustration d’une contradiction indépassable.

En somme, il n’est de féminisme conséquent que révolutionnaire et farouchement anti-capitaliste. C’est pour ça que l’article de Marie-Claire m’a révoltée ; et c’est à ce titre, précisément, que des individus comme Mylène Romano (qu’ils soient femme, homme ou non-binaire) méritent qu’on leur crache à la gueule !

Klerma Ree

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