Missak et Mélinée Manouchian, « l’incendie de la colère et de la mûre vengeance… »

À propos d’une panthéonisation

paru dans lundimatin#416, le 21 février 2024

Peut-on, dans une période aussi rance et brune, se réjouir de la panthéonisation par Emmanuel Macron de Missak et Mélinée Manouchian, gloires et symboles de la résistance armée et communiste des Francs-tireurs et partisans - Main-d’œuvre immigrée ? Dans cet article, Sarah Mekdjian décrypte la manoeuvre en cours, ses gros sabots comme ses subtilités. [1]

« Missak Manouchian et Mélinée » entreront au Panthéon le 24 février 2024.

L’annonce a eu lieu pendant les cérémonies du 18 juin 2023 au Mont Valérien par Emmanuel Macron, accompagné du communiqué de l’Elysée suivant :

cet hommage de la République à Missak Manouchian, qui sera accompagné de Mélinée, permet de fédérer tous les combattants engagés dans la lutte contre le nazisme. Le sang versé pour la France a la même couleur pour tous, et comme l’écrivait Louis Aragon, « Un rebelle est un rebelle / Nos sanglots font un seul glas ». Et notre mémoire doit être une au moment de considérer notre passé [2].

« Mélinée » dans ce discours, et bien d’autres qui accompagnent la panthéonisation et avant, n’a pas de nom de famille, ni Manouchian, ni Sakoumian, ni Assadourian -trois patronymes du long de sa vie d’exil, de famille, de lutte. La mémoire dominante l’a réduite à être la femme de, celle qui ne figurerait que dans la lettre que lui adressait Missak Manouchian quelques heures avant d’être fusillé au Mont Valérien, le 21 février 1944, aux côtés de 22 camarades [3]. Olga Bancic, seule femme du groupe arrêté, fut décapitée le 10 mai 1944 à Stuttgart.

Au « sang versé pour la France (qui) a la même couleur pour tous » et à « notre mémoire (qui) doit être une » s’ajoutent ces phrases du communiqué de l’Elysée annonçant la Panthéonisation :

Les héros de la Résistance étaient multiples : Français libres de Londres, Alger, Libreville, de l’Île de Sein ou de Saint-Pierre-et-Miquelon, du Tchad et du Pacifique, membres de l’armée des ombres, fusillés de Châteaubriant, combattants des maquis des Glières ou de Corse, « partisans, ouvriers et paysans », tant d’autres célèbres ou anonymes. Mais tous combattaient au nom de nos valeurs, résolus à accomplir pour elles le sacrifice de leur vie [4].

« Mais tous combattaient au nom de nos valeurs » : d’où vient ce « mais », associé aux topoï du récit national, où l’universel est celui de la nation française ?

Ces « héros » étaient « multiples » « mais  » partageaient « nos valeurs ».

La cofiguration « nous » et « les autres » est autant présente dans ce mais, que dans chacune des lignes de la loi « Contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » des mêmes ministres, du même président, qui ont pris la décision de cette panthéonisation. Missak Manouchian, apatride à la suite du génocide perpétré par la République Jeune Turque de 1915 à 1923, a demandé la naturalisation française en 1933 : elle lui a été refusée.

C’est un « étranger », un « apatride », un « communiste » qui rentre au Panthéon, « mais (qui) combattai(t) au nom de nos valeurs ».

C’est aussi ce mais, prolétaires mais étrangers, ou étrangers mais prolétaires, qui a permis l’organisation des sections étrangères du PCF au lendemain de la Première Guerre mondiale : constitution de groupes spécifiques de la Main d’œuvre étrangère, MOE, devenue MOI -Main d’Œuvre Immigrée-, organisée par « langues »- Manouchian intégra la MOI en 1936.

Étrangers mais prolétaires ; héros multiples mais combattant au nom de nos valeurs : l’« ouverture » est ici la figure de la « fermeture », de la xénophobie, du sexisme, qui classent, refusent les naturalisations, créent des statuts de genre, de nationalité, mis en concurrence. Les différenciations opèrent sur fond de discours d’égalité, d’ « inclusion », « intégration », « ouverture ». C’est ce que Sandro Mezzadra et Brett Neilson appellent « inclusion différentielle [5] ».

L’ « inclusion différentielle » est le mouvement qui définit les actions et positions de l’association Unité laïque, fondée en 2021 par l’ancien président de l’association Comité Laïcité République, et fondatrice du comité de soutien pour la panthéonisation de Missak Manouchian.

L’association Unité Laïque décrit Missak Manouchian en ces termes :

Français par le sang versé, amoureux de la liberté et des Lumières, nourri de la mémoire de la grande Révolution, qui (a) combattu l’ennemi nazi sur le sol de la France [6].

« Français par le sang versé », c’est à un assimilé (selon le terme ad hoc employé dans le « Livret du citoyen » adressé aux personnes demandant actuellement, en 2024, la naturalisation et qu’elles doivent apprendre) que s’adresse le comité de défense de l’association Unité laïque. Rappelons une nouvelle fois, que Missak Manouchian meurt apatride en février 1944. Sa naturalisation lui a été refusée en 1933. En juillet 1933, Missak Manouchian écrit un poème intitulé « Odaroutioun », qui pourrait être traduit par le mot d’Etienne Balibar « étrangèreté [7] » :

Ils frappent de partout, et me jettent au visage,

Comme une gifle pleine de rancœur, le mot « étranger »…

Et ils lancent des flèches de la jalousie qui engendre le crime [8].

L’association Unité laïque défend un « Français par le sang versé », sans mentionner ce que la France fit et fait aux étrangers. Jean-Pierre Sakoun, son président, fut aussi celui de l’association Comité Laïcité République, de 2017 à 2021. Cette dernière fut créée en 1991, à la suite de la tribune intitulée « Profs, ne capitulons pas », signée par Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkelkraut, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler, adressée en 1989 à Lionel Jospin, alors ministre de l’éducation, pendant l’affaire dite de Creil, où le principal d’un collège avait exclu, le 18 septembre 1989, trois élèves qui portaient le voile. Reprenant la ligne de Comité Laïcité République, Unité laïque repose sur une « déclaration de principe » qui commence par définir une exceptionnalité nationale française :

L’histoire, la géographie et le peuplement de la France ont contribué à l’édification d’une société présentant des caractères politiques, économiques, culturels et sociaux uniques. Chaque pays peut certes faire état de ses particularismes et de l’empreinte laissée par un cheminement singulier. Peu sont ceux, pourtant, qui ont tracé une voie aussi originale que la France [9]

Parmi le conseil d’administration de l’association en 2023, figurait Nathalie Heinich, sociologue qui cherche, selon ses mots, à impulser un « anti-wokisme de gauche », membre du comité scientifique du colloque intitulé « « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », des 7 et 8 janvier 2022, inauguré par Jean-Michel Blanquer. Ce colloque, soutenu par la même association Comité Laïcité République et l’Observatoire du décolonialisme, se donnait, pour rappel, comme problématique :

la tentation de l’« annulation », c’est-à-dire d’une table rase du passé, de l’histoire, de l’art, de la littérature, et de l’ensemble de l’héritage civilisationnel occidental, désormais voué au pilori [10].

Au programme, notamment, la table ronde numéro 7 qui était intitulée : « Il faut sauver Blanche-Neige ! Totems et tabous de la cancel culture ».

La thèse huntingtonienne de la défense de l’Occident, abstraction qui n’a de sens que dans la cofiguration avec l’Orient, islamique, menaçant et honni, est reprise par des écrits de Jean-Pierre Sakoun, président de l’Union laïque et du comité pour la panthéonisation de Missak Manouchian, dans des textes récents. Ainsi, le 14 octobre 2023, il publiait, avec Anne-Marie Le Pourhiet un article dans Atlantico intitulé « Islamisme et haine de l’Occident : comment sortir du piège de la naïveté et de la lâcheté ? ». Quelques extraits :

J-P S : Ces éléments idéologiques et juridiques font que des lois et une jurisprudence se sont mises en place progressivement, qui rendent pratiquement impossible le contrôle de l’immigration, l’expulsion des personnes en situation irrégulière sur le territoire voire l’expulsion des radicalisés.

(…)

A-M L P : Cela fait bien longtemps que les ONG militantes sans-frontiéristes et pro-migrants, aidées par leurs juristes (avocats, universitaires et « experts » pas du tout indépendants) instrumentalisent les textes et la jurisprudence pour paralyser le contrôle de l’immigration et nous imposer ce qu’ils appellent une société ouverte (open society).

(…)

J-P S : L’idéologie victimaire et culpabilisatrice, qui a été imposée au pays depuis des décennies en particulier par les Frères musulmans et toutes les entités islamistes, a été adoptée par les institutions et l’Éducation nationale. Il est extrêmement difficile de diffuser au sein de ce ministère essentiel au maintien de la République et au sein des rectorats une autre vision du monde [11].

Le soutien à la panthéonisation de Missak Manouchian tient là : figure arménienne, figure d’un « peuple chrétien » (bien que communiste) ciblé par le génocide perpétré par la République Jeune Turque, Missak Manouchian, communiste, résistant, laïc, poète qui résistait notamment dans le groupe « Victor Hugo »…peut -post-mortem- être assimilé à la figure du bon étranger, qui confirme la grandeur de la défense de « l’Occident » contre « l’islamisme » associé aux « migrations incontrôlées ».

Soutenir la panthéonisation de « Missak Manouchian et Mélinée » devient compatible avec les discours les plus répressifs et alignés à ceux du gouvernement contre l’immigration.

Il n’y a pas à s’offusquer qu’un même gouvernement fasse passer la loi « Contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » et la panthéonisation de « Missak Manouchian et Mélinée » : le mouvement d’inclusion différentielle tient là, dans la création de figures abstraites de lutte contre la xénophobie pour renforcer la xénophobie.

Alors que la Cour Internationale de Justice a appelé, dans une décision du 26 janvier 2024, sur saisine d’une juridiction de l’ONU par l’Afrique du Sud, à « protéger les Palestiniens », contre un « risque réel et imminent de génocide », et que la France, trois jours après, a annoncé ne plus vouloir verser de fonds à l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), sur fond d’aveux obtenus par le gouvernement d’Israël d’une complicité d’agents de l’UNRWA avec le Hamas, la mémoire de Missak et Mélinée Manouchian, rendus apatrides par un génocide, toujours dénié par les autorités turques à ce jour, mais aussi la mémoire de leurs camarades, juifs, fusillés, déportés, massacrés pendant la Shoah, pourraient être, précisément, convoquée, pour combattre les entreprises génocidaires.

Dans le communiqué de l’Elysée, annonçant la panthéonisation, voici comment est décrit Missak Manouchian :

Missak Manouchian porte une part de notre grandeur. Sa bravoure singulière, son élan patriote dépassant toutes les assignations, son héroïsme tranquille inscrit dans sa dernière lettre à son épouse Mélinée où il confiait son absence de haine pour le peuple allemand constituent une source d’inspiration particulière pour notre République [12].

Dans ce contexte, l’usage du « nous » et « notre grandeur » dont Missak Manouchian porterait « une part » : pas en « notre » nom.

Petite fille d’apatrides arménien.ne.s, entre deux manifs et assemblées générales contre la loi « Contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », j’ai honte, et je relis les poèmes de Missak Manouchian, je relis les écrits de Mélinée Manouchian.
Aucun héroïsme tranquille.
Seul
« l’incendie de la colère et de la mûre vengeance, porteur
D’espoir, s’enflamme vivement d’une fougue enragée… [13] » (Manouchian Missak, Baykar, Combat, Paris, 29 mai 1934).

Sarah Mekdjian


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[1Nous republions cet article originellement mis en ligne dans le #413 de Lundimatin

[3Ont été fusillés le 21 février 1944 au Mont Valérien : Celestino Alfonso, Joseph Boczov, Georges Cloarec, Rino Della Negra, Thomas Elek, Maurice Fingercwajg, Spartaco Fontanot, Jonas Geduldig, Emeric Glasz, Léon Goldberg, Szlama Grzywacz, Stanislas Kubacki, Cesare Luccarini, Missak Manouchian, Armenak Arpen Manoukian, Marcel Rajman, Roger Rouxel, Antoine Salvadori, Willy Schapiro, Amedeo Usseglio, Wolf Wajsbrot, Robert Witchitz.

[5Mezzadra Sandro, Neilson Brett, « Frontières et inclusion différentielle », Rue Descartes, vol. 67, no. 1, 2010, pp. 102-108.

[7Balibar Etienne, « Internationalisme et cosmopolitisme. Un parallaxe », Cosmopolitique. Des frontières à l’espèce humaine, Ecrits III, Paris, La Découverte, p. 82.

[8Manouchian Missak, « Odaroutioun », juillet 1933, Ivre d’un grand rêve de liberté, traduction Stéphane Cermakian, Paris, Points Poésie, p. 88.

[13Manouchian Missak, « Combat », mai 1944, Ivre d’un grand rêve de liberté, traduction Stéphane Cermakian, Paris, Points Poésie, p. 184.

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