Meschonnic et le parti du rythme

« Non au signe et à sa société »

paru dans lundimatin#231, le 24 février 2020

En 1999, dans son Manifeste pour un parti du rythme [1], Henri Meschonnic proposait, contre le modèle platonicien du rythme comme mouvement du plein et du vide — de la norme et de l’écart —, de penser un espace politique au rythme du poème comme forme de langage et forme de vie. J’en commente ici quelques extraits.

« Manifester n’est pas donner des leçons, ni prédire. Il y a un manifeste quand il y a de l’intolérable. Un manifeste ne peut plus tolérer. C’est pourquoi il est intolérant. Le dogmatisme mou, invisible, du signe, ne passe pas, lui, pour intolérant. Mais si tout en lui était tolérable, il n’y aurait pas besoin de manifeste. Un manifeste est l’expression d’une urgence. Quitte à passer pour incongru. S’il n’y avait pas de risque, il n’y aurait pas non plus de manifeste. Le libéralisme ne montre pas qu’il est l’absence de liberté ».

Dans ces moments d’urgence, dans ces « états d’exception », c’est souvent par la théorie du signe que s’invite la question du langage, c’est toujours par elle qu’elle devient la-question-du-signe. Je l’entends revenir une fois de plus dans des termes courus d’avance, qui la dominent et la déterminent. On dit : « les mots ont un sens ». On dit qu’ils sont dévoyés, monétisés, qu’ils sont valeur d’échange, capital symbolique, abstractions idéologiques, voile déposé sur la réalité des conditions d’existence. On refait l’éternel procès du signifiant. Novlangue, Orwell 2020.

« Le poème est ce qui nous apprend à ne plus nous servir du langage. Il est seul à nous apprendre que, contrairement aux apparences et aux coutumes de pensée, nous ne nous servons pas du langage.
Ce qui ne signifie pas, selon une réversibilité mécanique, que le langage se sert de nous. Ce qui, curieusement, aurait davantage de pertinence, à condition de délimiter cette pertinence, de la limiter à des manipulations types, comme y procèdent couramment la publicité, la propagande, le tout-communication, la non-information, et toutes les formes de la censure. ».

A quoi on répond, sans sortir du dualisme du signe, soit par du jeu de langage, par une esthétique de l’écart et de la transgression, soit par du décryptage, par le dévoilement mécanique des processus d’instrumentalisation du langage. Ordre ou chaos, rhétorique ou contre-rhétorique. De la langue, soit on use soit on abuse, à la hauteur de l’idée qu’on se fait qu’elle nous utilise et qu’elle abuse de nous. Mais alors, on n’est pas sorti de la logique du signe, on est plutôt sommé de choisir : le côté du signifiant contre celui du signifié ; le côté du collectif contre celui de l’individu.

« Non au signe et à sa société. Non à cette pauvreté boursouflée qui confond le langage et la langue, et ne parle que de la langue sans savoir ce qu’elle dit ».

Une lecture des textes d’Henri Meschonnic, poète, traducteur et théoricien du langage, nous dit tout autre chose, et d’abord qu’on a déjà perdu le langage et le combat — son inconnu, son utopie — quand on a repris à son compte l’ordre de la langue et du signe, qui est aussi, pour Meschonnic, l’ordre du pouvoir. Il ne suffit pas de dénoncer la « Novlangue » pour se défaire du pouvoir. Chez Orwell, où elle représente l’instrument du pouvoir, Winston Smith est déjà condamné, quand bien même il en déchiffre les subterfuges. C’est plutôt l’œuvre elle-même, la distopie comme avertissement, qui rend, pour le lecteur, l’utopie toujours possible. C’est 1948 qui peut battre 1984. Dans les termes de Meschonnic, c’est le sujet du poème qui seul tient tête à l’ordre de la langue et du signe, qui n’oppose pas l’écrire au vivre, le discours au récit, l’écriture à l’action.

« Non, non quand on oppose, si commodément, la transgression à la convention, l’invention à la tradition. Parce qu’il y a, depuis longtemps, un académisme de la transgression comme il y a un académisme de la tradition ».

C’est la même histoire que pour l’historicisme, dans la Théorie Critique. On peut dupliquer dans un sens différent, voire opposé, l’idée du Progrès, seule l’historicité parvient à la dépasser. « La tradition des opprimés nous enseigne que l’“état d’exception“ dans lequel nous vivons est la règle » [2], la poétique nous enseigne que le vers-libre n’annule pas la métrique. Et s’il s’agissait seulement de transgresser la règle, n’aurions-nous pas gagné depuis longtemps ?

« À bas le vieux couple de la forme et du sens. Est poème tout ce qui, dans le langage, réalise ce récitatif qu’est une subjectivation maximale du discours. Prose, vers, ou ligne. »

Le dévoiement du signifiant est prévu, inclus dans le paradigme du signe. Il maintient le sacré des idées, des valeurs, du signifié, et relègue loin du sens la matière du langage. Moins « les mots ont un sens », plus le sens est glorifié. Devant le n’importe quoi des mots du pouvoir, la balle est dans notre camp, mais on la saisit comme elle nous est envoyée, selon ou contre les mêmes règles, dans le même ordre paradigmatique. Contre le carnavalesque qui, le temps de son illusoire renversement, maintient l’ordre établi, contre le changement de paradigme, le sujet du poème de Meschonnic nous sort du syntagme du signe.

« Contre toutes les poétisations, je dis qu’il y a un poème seulement si une forme de vie transforme une forme de langage et si réciproquement une forme de langage transforme une forme de vie […].

C’est ici que le poème peut et doit battre le signe. Dévaster la représentation convenue, enseignée, canonique. Parce que le poème est le moment d’une écoute. Et le signe ne fait que nous donner à voir. Il est sourd, et il rend sourd. Seul le poème peut nous mettre en voix, nous faire passer de voix en voix, faire de nous une écoute. ».

Meschonnic montre la différence entre le poème et la poésie. La poésie joue du signifiant, use des figures de poétisation. Elle n’est pas politique, ou plutôt, elle cache sa propre conception du politique dans une conception aristocratique de la pratique poétique. Le poème, lui, réalise la politique. Parce qu’il suppose une écoute, parce qu’il n’est pas séparé du social, qu’il met en lien son sujet propre avec d’autres sujets, et que, ce faisant, il réalise l’utopie. Comme ici, souvent, dans le poème d’un.e Gilet jaune, où le langage, le sujet, le collectif, l’utopie, se retrouvent et vivent en dehors du syntagme du signe.

« Et le continu de cette écoute inclut, impose un continu entre les sujets que nous sommes, le langage que nous devenons, l’éthique en acte qu’est cette écoute, d’où une politique du poème. Une politique de la pensée. Le parti du rythme ».

Le Manifeste pour un parti du rythme n’est pas un texte politique à strictement parler, en tout cas pas au sens classique du manifeste politique. Je crois qu’il pose plutôt les conditions d’émancipation d’une théorie du langage vis-à-vis de ses représentations les plus ancrées, qui sont aussi les plus néfastes. Ça passe, chez Meschonnic, par une conceptualisation du rythme, qu’on peut comprendre comme le continu entre le corps et le langage, mais on pourrait préciser que ce travail théorique est consubstantiel d’une pratique. L’utopie politique et sociale, qui implique la fin de la domination, ne peut pas faire l’économie d’une réflexion profonde, historique et permanente sur nos représentations du langage. Aucune expérience politique égalitaire réussie n’aura lieu sans un espace institué pour le poème, ce qui ne veut pas dire une institutionnalisation de la poésie. Le poème est déjà en soi une expérience politique égalitaire réussie, qu’il s’agit de continuer, partout, tout le temps.

Josef Elchado, linguiste.

[2W. Benjamin, Sur le concept d’histoire, « Thèse VIII », 1942.

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