Glose sur Hanouka d’un point de vue révolutionnaire - Josef Elchado

« Ce que montre un moment insurrectionnel, c’est le retour de la vie dans l’espace social visible. »

paru dans lundimatin#169, le 14 décembre 2018

Le début de soulèvement engagé par les gilets jaunes coïncide ironiquement avec la fête juive de Hanouka, la fête des miracles. Là où certains, traditionnellement, voient le miracle dans la victoire et dans le fondement d’une nation, d’autres célèbrent le surnaturel de l’action divine. Je montre la dimension révolutionnaire, utopique et anthropologique de cet épisode, à partir de citations de la traduction d’André Chouraqui du Livre des Maccabées (Hashmonaïm).

Première bougie
Le pouvoir séleucide écrase les frémissements de vie. Il convoite « l’argent et l’or, tous les objets précieux » [1], et « prend les trésors cachés qu’il trouve ». Il le fait impunément, l’oreille sourde et l’oeil barré des oeillères de l’orgueilleux. Il piétine le misérable en silence, en même temps qu’il « parle des paroles de paix par duperie ».

Maintenant le pouvoir qui assujettit n’a plus les coutumes de l’étranger, et s’il loue quelque divinité bien connue — marchandise, finance, innovation, start-up —, c’est plus que jamais sur le mode de la duperie qu’il opère.

Le misérable, lui, est toujours là, ou là-bas ; on le cache. On ne l’entend pas car il est sous-entendu, dans le sourire forcé des représentants du pouvoir, dans leurs malaises occasionnels, dans l’écho de leur phrasé qui sonne mais qui ne dit rien. « La guerre c’est la paix », disait la devise de l’Angsoc d’Orwell. « Je comprends votre colère », dira l’élégant despote d’aujourd’hui. Mais derrière les mots déshumanisés — désémantisés — du pouvoir, la convoitise reste son moteur, qui traque dans les corps des travailleurs tout ce qu’ils ont de vitalité.

Deuxième bougie
Ses lois pleines d’or impur et de pacotille, de verroterie prétentieuse et clinquante, le pouvoir les impose à toute la ville. A toute la ville, il impose le gymnase, le stupre, et les dieux d’au-delà de la mer. La loi doit s’imposer à la ville, aux confins du royaume et au-delà, chez l’étranger. Partout, il faut que « les nations se conforment aux prescriptions » du nouveau pouvoir, et partout où ce pouvoir s’étend, « la terre se convulse sur ses habitants ».

Au-delà du faux sourire, la duperie point jusque dans la loi, qui s’impose plus qu’elle n’est imposée. Aux nouvelles prescriptions, on doit, au moins pour l’apparence, s’y conformer plutôt que s’y soustraire, approuver leurs fins plutôt qu’abdiquer, et, sinon comprendre, du moins faire confiance, et laisser faire. Avant toute chose, se conformer au consensus qui s’impose.

De la loi, on nous en montre d’ailleurs, avec force gesticulations, toute la beauté : voyez ce qu’on peut faire de beaux objets ! Les belles gens doivent aussi tenir l’apparence, une partie du monde au moins doit paraître réellement belle. Réelle beauté ou beauté de toc, c’est en fait surtout la cote qui compte. Elle maintient le désir, et présente l’argent et sa loi comme force créatrice.

Car il y a que la loi est d’abord économique, titre qui lui confère sa naturalité, comme sa métaphysique, son incompatibilité de nature d’avec le prosaïsme des souffrances d’ici-bas. C’est là tout le jeu de la duperie : partout où ce pouvoir s’exerce, pourtant, meurent la terre et ses habitants. C’est la plus grossière des relations causales qu’il s’agit de masquer, d’étouffer, ou à tout le moins de ne pas voir, et c’est sous le poids de cette évidence que suffoquent les habitants de la terre.

Troisième bougie _ Mais « nombreux, en Israël, sont fermes et forts pour ne pas manger de nourriture contaminée ». Nombreux sont ceux qui résistent par la force du refus. La plainte s’élève du coeur des femmes et des hommes : « Quel peuple n’a pas hérité du royaume, ne s’est pas emparé de ses dépouilles ? ». Quant à la ville : « Toute sa magnificence lui a été prise, au lieu d’être libre, la voici esclave ».

Lorsque surgit collectivement la conscience honteuse d’avoir abandonné jusqu’aux extrémités de sa vie propre, les jours se troublent d’indétermination. Mais d’où vient-il, ce surgissement de la conscience ? Des avant-gardistes incorruptibles, desservants du temple et de la tradition ? Ou du coeur des femmes et des hommes bafoués jusqu’à n’en plus pouvoir ? Ou peut-être bien d’une impression, enfouie tout au fond quelque part, petite flamme ou petite lueur cernée, frêle souvenir d’un temps rêvé, d’une idée pure et partagée de ce que doit être la liberté. De là naît le sentiment d’injustice et toute la force collective qui l’accompagne.

Quatrième bougie _ Et tous demandent : « Pourquoi vivrions-nous encore ? ». Et la voix de Matityah, de toutes les voix, perce le ciel de la ville : « Nous n’entendrons pas les paroles du roi pour nous écarter de notre culte à droite ou à gauche ». Et : « Qui a du zèle pour la tora et se tient dans le pacte vienne derrière moi ».

Je ne sais pas si c’est d’un homme qu’elle doit venir, l’annonce providentielle d’une autodétermination possible. Je veux croire que c’est plutôt de sa voix. C’est un moment polyphonique : aux voix des plaintes écrasées de résignation se mêle la voix du refus, qui se dresse, fière, comme reflet inversé des paroles du pouvoir. Ce n’est peut-être pas le plus zélé des hommes qui trace la route : s’il est seul, ses pas s’effacent assez vite. La route se trace quand la foule se presse sur le pas de son prochain.

Cinquième bougie _ Alors, dans la ville et dans le pays, et jusqu’au désert, « de nombreux défenseurs de la justice et du droit » viennent marcher dans le pas de Matityah. Et devant la parole agacée du roi et la menace de l’épée, ils ont crié dans la voix de Matityah : « Nous mourrons dans notre intégrité, le ciel et la terre en sont témoins pour nous, oui, vous nous faites périr sans jugement ».

Ce qui arrive est inévitable. Pas que ce soit inscrit quelque part dans l’ordre de l’histoire et de ses masses. Plutôt qu’une certaine limite des souffrances supportables est inscrite singulièrement, et à des niveaux différents, dans le corps de chacun. Le point de bascule est incertain, sans cesse déplacé, reculé puis rattrapé. Et à la répartition complexe du soutenable et de l’insoutenable au sein du peuple, s’ajoute, toujours, le jeu du hasard ou de la liberté. Une fois dépassé le point de bascule, une nouvelle alchimie réorganise les corps dans l’espace social : les corps sont socialisés, ils ne sont plus individualisés, ils échappent à l’emprise du pouvoir et à l’emprise de soi. Pendant un temps, même infime, ils sont réciproquement défenseurs du corps du prochain, et défendus par lui.

Sixième bougie
Quand « les jours de Matityah approchent de la mort », se lèvent les jours de son fils Ieoudah. Or le pouvoir a rassemblé ses forces et menace encore d’abattre l’épée, et le peuple demande : « Comment pourrions-nous, nous, si peu nombreux, guerroyer contre cette foule puissante ? » Iehouda dit : « Il n’est pas de frein en face du ciel, pour sauver avec beaucoup ou peu ». Et quand les soldats séleucides attaquent avec férocité, Ieoudah dit à ses hommes : « Ne tremblez pas de leur emportement ».

Ce que montre un moment insurrectionnel, c’est le retour de la vie dans l’espace social visible. Le soulèvement n’a pas d’existence propre, sinon par abus de langage. Il est maillé de mille petites histoires, plus si petites en fait, de vies et de morts. L’entrelacs que forme le soulèvement n’a d’autre matière que la vie des gens, leurs naissances, leurs rencontres, leurs amours, leurs disputes, leurs amours encore, leurs morts. Le caractère si prisé de l’insurgé — le courage — n’en est qu’un produit dérivé.

Septième bougie
L’armée de Ieoudah souffle sur celle des ennemis jusqu’à la victoire. A leur retour, Iehouda et ses frères disent : « Voici, nos ennemis sont écrasés. Montons purifier le sanctuaire et l’inaugurer ». Or, le sanctuaire a été souillé et profané. Tous les habitants « tombent sur leurs faces à terre, ils sonnent l’ovation aux trompettes et clament vers le ciel ». Puis, tous les habitants « purifient le sanctuaire, et portent les pierres de l’abjection en un lieu contaminé ».

Le moment qui suit l’insurrection n’est pas un moment de grâce. Ce qu’il met au jour est nécessairement désagréable : l’entreprise de mise à mort systématique des frémissements de vie est mise à la vue de toutes et tous, et dans ses moindres rouages. Chacun des rouages qui porte les trace de la domination doit être retiré par ceux-là mêmes qui l’ont subie. Mais l’espace libéré laisse place à l’utopie : cette petite lueur faite d’huile pure qu’on n’avait peut-être même jamais connue, rebrûlera de mille feux.

Huitième bougie
« Ils bâtissent le sanctuaire, l’intérieur de la maison et consacrent les cours. Ils mettent sur la table le pain, tendent les rideaux et achèvent les travaux entrepris. Tout le peuple tombe sur ses faces, ils prient, ils bénissent le ciel qui les avait fait triompher. Ils fêtent l’inauguration de l’autel huit jours durant. Ils présentent des montées dans la joie, ils sacrifient des sacrifices de pacification et de merci ».

Le sanctuaire porte-t-il en lui-même et à lui-seul la clé de nos utopies ? Suffit-il de l’arracher des mains de nos oppresseurs pour rompre les chaines qui nous entravaient ? En d’autres mots : la liberté et l’égalité dans l’autodétermination du peuple s’acquièrent-elles ? On se laisserait aller à le croire. Et c’est là le dernier leurre du pouvoir. Et aussi le plus puissant.

Le sanctuaire n’a pas été détruit, il a été souillé, sali, corrompu, éloigné au plus haut point de sa finalité première. Cette finalité, il s’agit de tendre vers elle, toujours et à nouveau. De rediriger collectivement dans sa direction nos gestes communs : mettre sur la table le pain, tendre les rideaux, décider, débattre, trancher, hésiter, revenir, essayer, réessayer, s’impatienter, s’engager, lutter. Et pour ceux qui veulent, prier — il a été démontré qu’on n’a rien à y perdre.

Le miracle de Hanouka ne prend sa valeur que s’il est rattaché à une temporalité qui le dépasse. Dans les longues nuits du solstice, les hommes ont souvent eu coutume de célébrer la lumière : petite lueur qui nous sortira des jours sombres jusqu’à redonner vie et couleur au monde. Comme les gilets jaunes, ces jours-ci, qui ont surgi du silence, scintillants, réfléchissants, au coin des flammes des barricades ou des braseros des ronds-points.

Fondamentalement, le miracle de Hanouka ne représente aucun accomplissement, il consiste plutôt dans le retour exceptionnel d’un rituel certes sacré, mais tout à fait répétitif : fabrication, purification et approvisionnement de l’huile, puis mise en fonctionnement des lampes à huile du temple. Je le vois comme le retour d’une forme d’utopie politique : se réapproprier l’entretien de la lumière pour tenter de se rendre à nouveau visibles les uns les autres.

Josef Elchado

Linguiste et enseignant de talmud-torah.

[1André Chouraqui (traduction), La Bible, Paris, Desclée de Brouwer, 2010.

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