Voyage dans l’Amérique rurale et « trumpiste »

« Ce que j’ai appris en rendant visite à ma famille qui vit dans l’Upper Peninsula, dans le Michigan »
Amba Guerguerian

paru dans lundimatin#416, le 21 février 2024

La formule est connue. Comprendre ce n’est pas accepter, encore moins justifier. Comprendre c’est se donner des outils pour faire face et tenter de se battre contre l’inacceptable.
Cela semble être l’esprit de ce texte, simple mais qui va au-delà du regard journalistique habituel, perce le brouillard du discours sur le populisme.
Paru dans Indypendent, un hebdomadaire alternatif et marginal de la grande métropole newyorkaise, glané sur un coin de bar irlandais, une friperie du quartier latino, ou un restaurant afghan de Brooklyn, il raconte une plongée dans un coin perdu de l ‘Amérique profonde, dans un pays trumpiste. Qui est aussi le pays d’enfance de l’autrice, avec ses amis, ses proches, ses familiers. Des humains, « des semblables » dit-elle, perdus dans la décomposition sociale d’un endroit improbable qui pourrait être aussi le pays profond de n’importe quelle société du capitalisme contemporain, où le passé idéalisé est devenu l’horizon du non futur.
A la lecture, l’esprit s’éveille. Des questions se formulent.

Il y a la crise du système représentatif, incapable d’affronter l’état du malade, de se confronter aux problèmes de la vie concrète des gens. Il y a aussi le pourquoi de l’absence d’une réponse collective. Dans ce cas particulier, comment l’expérience d’une communauté de classe, façonnée par des luttes fortes et solidaires, a-t-elle pu disparaître à ce point devant le rouleau compresseur du désastre économique, l’implosion des liens sociaux laissant le terrain à l’individualisme le plus agressif, au rejet et à la haine de l’autre, à l’illusion d’un retour à un passé mythifié, auquel plus personne ne croit, même si on l’implore avec hystérie ?
Des questions qui introduisent aussi des réponses possibles. Le collectif du vieux mouvement ouvrier, les institutions qui le représentaient — dans ce cas précis les grandes machines syndicales — se sont effondrées avec la vieille économie. Ce n’était pas un collectif au sens émancipateur. C’était un collectif de délégation, dirigé par des sauveurs professionnels, un collectif qui a toujours empêché que l’autonomie des individus se construise, qu’elle fasse société. Certes, tout n’a pas disparu. Il reste toujours la capacité créative de faire des confitures avec des fruits sauvages, de distiller de l’alcool avec les voisins et de regarder le ciel étoilé. C’est bien, mais c’est loin de faire le poids face au désastre. Alors, d’autres sauveurs, protecteurs du peuple, s’avancent sur scène. Des délirants, monstres ignobles du mensonge et de la haine qui remplacent les doux sauveurs professionnels du passé. Encore un avenir radieux qui est promis.
C’est un court article qui transmet l’espoir d’une pensée vive et critique. A l’écart du mépris et de l’élitisme des moralistes de service, de mèche avec les responsables de la débâcle. A part ça, loin, dans les centres du pouvoir, tout va bien. Les cours de la bourse l’attestent. A Upper Peninsula comme ailleurs, on va certainement voter Trump une fois de plus. Avant de disparaître ou avant de prendre son avenir en main…

C.R.


Voyage dans l’Amérique rurale ou un pays « trumpiste »

Ce que j’ai appris en rendant visite à ma famille qui vit dans l’Upper Peninsula, dans le Michigan.

« Salut, chers auditeurs ; dites-moi : Allons-nous bientôt être plongés dans une guerre civile ? », l’animateur de l’émission radio-Talk show pose la question à l’antenne alors que je conduisais dans Brooklyn l’autre jour. Et, soudain, mon esprit s’est envolé en voyage vers la Péninsule du Nord, dans le Michigan.

Survolant New York en avion, on voit des blocs de béton gris qui serpentent avec des petits points mouvants qui les suivent à toute vitesse ; une mer de lumières, de péniches qui pénètrent dans des quais de déchargement de marchandises. Survolant la péninsule nord du Michigan, on voit une vaste étendue de terre verte parsemée de lacs bleus. Ou, en hiver, tout blancs.

Ma mère a grandi dans ce coin oublié d’Amérique, et j’y retourne l’été, comme je le faisais enfant, pour rendre visite à ma grande famille de Yoopers (ainsi que les habitants de la Péninsule du nord se désignent eux-mêmes). Ils vivent à Iron River, petite bourg de 3000 habitants qui incarne les joies et les frustrations de la vie dans l’Amérique rurale.

Iron River était une ville minière créée à la fin du XIXe siècle par des immigrants européens pauvres, comme mes arrière-grands-parents, qui avaient été recrutés en Italie pour venir travailler dans les mines. Le travail était dur et dangereux.

Le minerai de fer que les hommes extrayaient de la terre était amalgamé sous forme de boulettes, expédiées dans des usines et utilisées pour bâtir l’Amérique — « de ses voies de chemin de fer jusqu’à ses gratte-ciels », raconte Deborah Davis, bénévole au Musée historique du comté. « Il existe un fort sentiment de fierté et de respect pour la quantité de travail que ces travailleurs accomplirent. »

Ces réalisations se firent à un prix élevé pour les ouvriers. Les accidents étaient fréquents dans les mines, et la mort n’était pas rare. L’existence de syndicats empêchait l’exploitation d’être encore pire.
Ils voulaient gagner plus d’argent pour le travail dangereux qu’ils faisaient. Je me souviens de mon père, rentrant à la maison, blessé ; un gros morceau de rocher lui était tombé sur le dos.

« L’accident, c’était toujours un sujet d’inquiétude », me dit un jour Eve, une vieille amie de la famille.
Son mari, le père de John, qui faisait partie de l’équipe de nuit, revenait parfois à la maison, couvert de pansements. Un soir, il quitta le travail plus tôt que d’habitude parce qu’il avait perdu un doigt. « Il était dans la pièce d’à côté et je l’entendais gémir, tellement il avait mal », se souvient Jim. « Je faisais parfois des cauchemars à cause de lui… Je m’inquiétais toujours quand il ne rentrait pas à la maison. »

Les sociétés minières ne revinrent jamais après avoir quitté Iron River dans les années 60 — source d’une douleur collective auxquelles les vieilles générations font souvent allusion — et la ville connut des moments difficiles, qui durent jusqu’à aujourd’hui.
Les bourgs voisins s’unirent parce qu’ils manquaient de financements. Il y a un seul feu de stationnement dans tout le comté ; les maisons qui tombent en ruine se vendent aux enchères ; les maisons de quartier et les mairies sont couvertes de planches.
La salle de bowling où j’allais jouer avec mes amis quand j’étais enfant, fut détruite par un incendie. Quand j’étais adolescent, le cinéma ferma ses portes. Puis le magasin où l’on achetait des vêtements neufs ferma à son tour et, tout récemment, l’épicerie familiale, chez Angeli, a été transformée en supérette.
Quand nos boutiques habituelles ont disparu, le désarroi a gagné le quartier, se souvient ma mère.
« On est obligé de sortir d’Iron River pour acheter une paire de blue-jeans ou une paire de tennis », rajoute mon oncle Vinny.

Bons souvenirs

Si les vieux habitants ont beaucoup perdu, ils ont toujours gardé leurs souvenirs — celui d’un centre-ville bouillonnant, où les gens de la classe ouvrière dépensaient leur argent dans les boutiques locales, et d’une enfance remuante, vécue avant tout au grand air.
« Quand nous rentrions de l’école », se souvient mon oncle Vinny, « la première chose que nous faisions, c’était ôter nos vêtements et faire nos devoirs, puis nous avalions un repas rapide et nous courrions dehors. »
« Le soir, nous, les enfants, passions des heures à la patinoire de la maison du quartier. Nous nous amusions tellement », se souvient Eve. « Nous n’avions pas beaucoup d’argent, mais nous avions plein d’enfants ; il y avait plein de gens et plein de choses à faire dans le quartier. Nous restions dehors jusqu’au soir et même plus tard en hiver — jusqu’à ce que la sirène s’arrête et que Bimbo (l’agent de police) se soit assuré que nous étions tous rentrés à la maison », ajoute ma mère, qui déménagea après le collège. « Pourquoi aurions-nous voulu nous trouver à l’intérieur ? C’était bondé et nous n’avions quasiment aucun jouet. »

Partir ou rester ?

Quand je demande à mes cousins et à leurs amis pourquoi ils ont quitté Iron River, ou pourquoi ils prévoyaient de le faire, et quand je demande aux gens plus âgés pourquoi ils sont restés, les réponses ne varient pas.
Les jeunes s‘en vont quand ils trouvent mieux ailleurs. D’après ma cousine Brett, « Ici, il n’y a pas de travail et il n’y a rien à faire. »
« Il n’y a pas de vie nocturne passionnante. Il n’y a pas de gens de cultures différentes. C’est une sorte de bulle », ajoute mon cousin Mickey.

Sur le site de la Chambre de commerce du comté de West Iron, il y a de nombreuses propositions d’emploi, et j’ai aussi trouvé, pendant mes récents séjours, quelques affichettes d’offre de travail. Mais

« beaucoup des enfants avec qui j’ai grandi sont allés à l’université pour obtenir une formation pour faire un certain type de travail et peut-être qu’ils n’ont pas trouvé de boulot », dit Mickey. « Ce n’est pas tout le monde qui veut travailler dans le bâtiment. Ce n’est pas tout le monde qui veut être bûcheron, ce n’est pas tout le monde qui veut travailler dans les métiers de la soudure. »

Mais pour ceux qui restent à Iron River, c’est le lien avec la nature et avec les gens qui les maintient sur place. Les gens chassent et pêchent, ils trouvent des champignons dans les bois et des écrevisses dans les rivières. Ils élèvent du bétail, fabriquent des cornichons, du vin et des teintures, font du commerce avec leurs voisins. Comme on est loin des sentiers battus, on éprouve un merveilleux sentiment de liberté. Même les gens qui s’en vont ont tendance à revenir, ou reviennent s’installer quand ils prennent leur retraite. Le lieu a quelque chose de très attachant.

De Franklin Roosevelt à Trump

Dès Franklin Roosevelt et le New Deal, Iron County vota invariablement démocrate, y compris pour Barack Obama en 2008. Toutefois, cela bascula sous les deux candidatures de Donald Trump à la présidence, quand les descendants des mineurs syndiqués votèrent en masse pour un milliardaire braillard de Manhattan qui réussit à recueillir sur place 62 % des voix aux deux scrutins.
Comment cela fut-il possible ?

La nostalgie de l’époque où l’industrie locale prospérait et où le centre-ville était en pleine effervescence ? Etait-ce parce que Trump donna voix à une idéologie « nativiste » , qui voit les immigrants désespérés d’aujourd’hui différents de ceux du passé ? Ou parce qu’il se contenta simplement d’agir comme s’il se souciait des problèmes des gens qui vivent dans des lieux comme Iron River — attitude qu’aucun démocrate n’a eu pendant toute une génération.

Une figure locale d’Iron River suggère que le soutien à Trump est dû en partie à une méfiance à l’égard de l’Etat, dont l’origine remonte au sentiment qu’avaient les travailleurs immigrants du passé ayant « quitté des lieux où l’Etat était très envahissant et voulait tout contrôler. »

Beaucoup disent cela à propos des armes. « Il s’agit de gens qui vivent et meurent par leurs armes. Ils ont toujours été chasseurs, et ils craignent tellement que les démocrates ne les leur enlèvent, même si cela ne s’est jamais produit et que personne n’a jamais essayé, » dit ma tante Giulia.
Les jeunes d’Iron River, dont beaucoup soutiennent Trump, ressemblent encore à leurs copains de la génération Z (personnes nées entre la fin des années 90 et le début des années 2010.) Ils sont sur TikTok, et ils ne vont pas tellement voir ailleurs. J’ai demandé à un de mes cousins, Bow, âgé de 16 ans, quelle était la principale raison pour laquelle il aimait Trump, et il m’a répondu : les armes. Il n’exprime aucune animosité à l’égard des homos ou des trans, comme le font les vieux droitistes. Un de ses cousins est d’ailleurs homo, un autre est trans. C’est la vie, dit-il. Mais Bow aime les gars de la campagne. « On est soit “ campagne” soit “ emo ” (amateur de punk hardcore), dit-il. C’est aussi une différence politique, quoique les fumeurs de cannabis se situent quelque part entre les deux.
Quand je lui ai demandé ce que lui et ses amis pensaient de l’économie et des syndicats, il m’a répondu : « Tant qu’on a un peu de fric en poche, on est heureux. » Ce que je trouve curieux, parce qu’il semble que les sujets les plus pressants à Iron River sont d’ordre économique.

Evidemment, j’ai des opinions différentes de celles d’une partie de ma famille. Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Renier tous les gens avec qui nous ne sommes pas d’accord ?

Ce que l’écriture de cet article m’a rappelé, c’est que nous sommes tous des produits de notre environnement et que les messages de Donald Trump résonnent vraiment chez certains. La plupart sont des gens complexes, honnêtes, dont les luttes sont provoquées par les mêmes maux qui provoquent nos luttes urbaines. Ils sont nos semblables ; ils constituent 18% du pays où nous vivons, et je pense que nous devrions faire un plus gros effort pour les comprendre. Je pense que cela irait mieux si nous réussissions à comprendre que nous avons un ennemi commun — la classe capitaliste dirigeante — plutôt que d’engager une guerre civile contre eux.

​Le changement climatique

Depuis 2020, le nombre de propriétaires de leur logement s’est accru dans le comté d’Iron. Il semble qu’il s’agisse principalement de boomers qui avaient grandi dans ces lieux et qui y reviennent pour leur retraite. Il y aussi des familles plus jeunes qui ont quitté les zones urbaines pendant la pandémie, et des gens venant des régions plus chaudes du pays, qui achètent des résidences d’été pour échapper à la canicule.
« On ne connaît plus personne », dit une amie de la tante Giulia, Rose, déplorant le fait qu’elle ne reconnaît presque personne quand elle sort de chez elle.
« Vous n’imagineriez pas combien de plaques d’immatriculations du Texas et de Floride je vois ici », ajoute tante Giulia.
Au cours des années à venir, la région des Grands Lacs, avec son climat tempéré et ses abondantes ressources en eau douce, risque de devenir une destination pour un plus grand nombre à mesure que les changements climatiques vont s’intensifier.
« À vrai dire, je crois que les choses vont continuer à s’améliorer pour Iron River, surtout parce qu’ailleurs, ils détruisent notre planète, » explique Tante Giulia.
« Ce n’est pas une bonne chose, ajoute-t-elle, en se référant aux sécheresses récentes, parce que normalement, les couleurs d’automne apparaissaient pendant les deux premières semaines d’octobre, puis pendant les deux dernières semaines de septembre. Maintenant, cela se passe pendant les deux premières semaines de septembre. Et toutes les pommes de l’oncle Bob tombent par terre avant d’être mûres. »

Amba Guerguerian
[Les noms des proches ont été modifiés]

The Indypendent, New York, sept. 2023. Traduction Gobelin.

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