Mes voisins

Frédéric Bisson

paru dans lundimatin#487, le 9 septembre 2025

Mes voisins ne m’aiment pas.
Malgré tous mes efforts pour me fondre dans le quartier depuis déjà plusieurs années, ils semblent devoir indéfiniment persister à me percevoir comme une sorte d’anomalie parmi eux.

Certains arrivants se sont fait accepter facilement là où, pour ma part, je ne suis parvenu à aucun résultat probant en termes de relations de voisinage.
Je ne suis pourtant pas l’arrivant le plus récent dans le quartier, mais mes voisins se prévalent sur moi d’un inexplicable droit au nom duquel ils affichent un mépris unanime envers le moindre de mes signes d’existence, bien que ce mépris revête des formes variées chez les uns et chez les autres.
Je n’aspire pourtant qu’à m’effacer.
Je pars pour le travail très tôt, à une heure crépusculaire où j’ai peu de chance de croiser l’un d’entre eux. Et quand le soir, rentrant chez moi, j’entends devant mon portail les pas de l’un de mes voisins sur les graviers de sa cour ou le bruit de moteur d’une voiture qui approche, je me hâte vers ma porte d’entrée, en prenant soin de la refermer sans un bruit, à tel point qu’on pourrait croire que, depuis le matin, je ne suis pas sorti.
Je m’organise de telle sorte qu’on ne puisse rien avoir à redire sur ma conduite. Je ne possède pas de voiture : ce désagrément du moins est-il épargné à mes voisins, qui n’ont pas à se plaindre du fait que je puisse l’avoir mal garée quelque part devant chez eux. Je ne reçois presque personne. Mon travail accapare la plus grande partie de mes journées. Quel délassement cela ne devrait-il pas être que de rentrer chez soi après les longues heures de bureau. Hélas une telle possibilité m’est rendue inaccessible par mes voisins.
À l’entrée de notre lotissement, il y a une voisine qui monte la garde toute la journée. Bien qu’elle n’ait pas été officiellement investie par les autres résidents, elle assure son office avec une conscience irréprochable et fournit tout le voisinage en renseignements de qualité sur ce qui arrive en leur absence.
La jovialité qu’elle affiche toujours au premier abord est un masque habile qui m’a jadis dupé. Elle a su présenter la chose sous un jour d’évidence, et je lui ai imprudemment confié la clé de mon portail. Je n’arrive plus aujourd’hui à la récupérer, car je ne veux pas lui donner l’impression que je me méfie d’elle, dont la tâche assidue est menée dans l’intérêt général du quartier, avec le sentiment presque religieux d’une mission.
Quand maintenant je rentre le soir, je sens tout autour, dans tout le jardin, les signes imperceptibles d’une présence encore chaude qui vient tout juste de le quitter et, alors, je ne me sens pas chez moi.
Mon voisin le plus âgé est aussi le moins agressif. C’est le seul qui ne m’ait jamais assailli du moindre reproche, même le plus perfidement suggestif. Mais il ne faut pas se fier à cette apparence trompeuse. Il habite derrière ma maison, et l’absence d’une haute haie entre nous ouvre un accès au regard. Je l’ai alors vu, certains jours, rester debout dans son jardin de longues heures, encore en pyjama et en robe de chambre, tourné en ma direction. Dans son regard creux, j’ai cru lire une haine désespérée m’y exprimer cette pensée muette : « Ne crois surtout pas que c’est en raison d’une quelconque mansuétude que je t’épargne mes remontrances, car en réalité tu m’es aussi coûteux que tu l’es aux autres habitants du quartier ; tu ne dois ma clémence qu’à ma vieillesse et au sentiment déchirant des forces qui sont venues à me manquer, mais sache que, si tu étais arrivé il y a encore dix ans de cela, quand j’étais encore capable d’honorer mes principes, j’aurais été le premier d’entre nous à te poursuivre de mes formalités. »
Le plus vindicatif de mes voisins occupe la maison mitoyenne de la mienne.
Je l’entends toutes les nuits qui cherche à me nuire par tous les moyens que lui offrent le mur qui nous sépare et qui nous lie. Je ne sais comment il parvient à les produire, mais les bruits ténus dont il me harcèle avec science semblent courir comme des rats affamés à travers la paroi.
Quand j’ai un jour entrepris de le questionner à propos de ces bruits étranges, en lui proposant de faire appel aux services d’un expert, il m’a assuré qu’il n’entendait rien et que la maison, depuis trente ans qu’il y habite, n’avait jamais eu à souffrir quelque chose de tel. Les bruits s’étant amplifiés le soir même, je lui ai demandé à nouveau, et c’est alors qu’il a commencé à me reprocher mes négligences et mon entretien déplorable des parties communes de nos habitations respectives. Depuis lors, je ne lui en ai plus jamais parlé.
Je ne sais non plus pour quelle raison mon existence lui est si pénible qu’il s’évertue ainsi à m’affliger d’une nuisance systématique. Quand j’ai emménagé, je n’ai pourtant pas oublié d’inviter mon voisin dans mon salon, et la discussion m’avait pourtant semblé la plus correcte et ordinaire qui puisse être, mais dès le lendemain lorsque nous nous croisâmes, et sans que je puisse me l’expliquer, il m’ignora totalement de la manière la plus outrancière. Depuis ce jour, il ne m’a plus parlé que pour me reprocher mes manquements à d’infimes courtoisies et à des habitudes du quartier, dont la liste grandit continuellement.
Les bruits de mon voisin sont à la fois faibles et pénétrants, comme des aiguilles extrêmement fines qu’il enfoncerait dans mes nerfs. Une oreille inattentive pourrait ne pas les remarquer les premières nuits, avant qu’ils ne deviennent tout à coup obsédants et ne vous condamnent à l’insomnie.
Certaines nuits, j’ai collé l’oreille contre le mur mitoyen entre nos deux habitations, et alors j’ai parfois cru deviner certaines paroles obscures murmurées dans la cloison, d’une voix déformée par la haine. Je ne suis pas parvenu à comprendre les mots qu’il prononce, tant sa voix se mêle au frôlement de rat de ses manipulations occultes.
Mes voisins semblent très bien s’entendre entre eux. Je les entends parfois rire. Il serait peut-être excessif de dire que c’est précisément leur animosité contre moi qui les lie, bien que je n’aie été parfois pas loin de le penser. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’il me faudrait faire pour intégrer leur cercle.
Ma situation est non seulement dure, mais aussi très injuste. Certains de mes voisins parlent fort, claquent sans ménagement les portières de leur voiture, font tourner le moteur de longues minutes devant chez eux. Ils jouissent spontanément et sans mesure d’un droit d’exister dont ils semblent propriétaires. Ils ne se soucient pas du désagrément quotidien qu’ils me causent. Je me suis parfois dit qu’ils mériteraient bien davantage que moi le mépris dont on m’accable, si tant est qu’un tel mépris puisse être mérité.
Le voisinage devrait être logiquement la relation la plus simple, la plus authentiquement réciproque, aussi vrai que vous ne pouvez pas être le voisin de quelqu’un sans qu’en retour il soit aussi le vôtre. Pourquoi faut-il que dans mon cas le voisinage soit à ce point désaccordé en son cœur.
J’ai parfois été jusqu’à me demander si l’extrême retenue dont je fais preuve envers mes voisins n’était pas la cause du mépris qu’elle espère apaiser, et si je ne renforçais pas ainsi le mal en croyant naïvement y remédier.
J’imagine qu’une pudeur systématique peut de l’extérieur ressembler à de la froideur. Dans sa phase encore transitoire, mon effacement n’est pas parvenu à maturité, il peut aisément être pris pour de l’arrogance. Mais si ce n’était pas cela, sans doute trouveraient-ils autre chose contre moi qui ferait aussi bien l’affaire que mon effacement.
On n’est pas dans la tête des gens, de toute façon. Même quand on leur fait face, on se heurte à un mur. De leurs vraies intentions, ils ne vous livrent jamais que de maigres signes que vous êtes réduit à devoir interpréter sans fin.
Il me faudrait peut-être changer de tactique et aller au-devant de mes voisins avec la même jovialité que je leur vois pratiquer entre eux, leur parler d’une voix forte et assurée, les flatter à propos de leur voiture.
Mais que voulez-vous, je ne me sens pas ce droit, et il m’est impossible de forcer ma nature. Je ne voudrais pas que mes voisins puissent subir de ma part la moindre fausseté de ton et que je fournisse par là quelque motif que ce soit à leur grief.
Comme la vie de mes voisins serait heureuse et simple s’ils n’avaient pas à subir ma présence dans le quartier, c’est ce que je me dis en m’efforçant de poursuivre méthodiquement mon entreprise d’effacement.
Je suis parvenu à réduire les signes de mon existence à un minimum tel que, parfois, si l’on ne prêtait l’oreille aux évacuations d’eau intermittentes dans les tuyaux de ma maison, on pourrait presque dire que je n’existe pas. Mais c’est encore trop.
Je dois encore perdre en substance. Si je pouvais passer comme un spectre dans le quartier, au milieu de mes voisins bruyants et hâbleurs, sans qu’ils me remarquent, je crois bien qu’alors je pourrais être heureux et leur donner satisfaction ; enfin, nous arriverions à nous entendre.

Frédéric Bisson

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