Mes chouettes rencontres (2)

Fabien Drouet

paru dans lundimatin#279, le 14 mars 2021

Aujourd’hui, nous retrouvons notre Fabien Drouet (Doué ? Troué ? c’est la résonance sémantique qui nous trouble) pour l’accompagner en des lieux insolites, de la salle d’attente des Valseuses empuantie par les cigares de Dupont-Moretti, à l’estomac de Gérard Depardieu en passant par la salle à manger de Didier Lallement et celle des inspecteurs Derrick et Colombo (nous ignorions d’ailleurs qu’ils étaient en couple). Le bon goût charmant, l’humeur primesautière de notre auteur décomposé préféré s’accordent à merveille avec ce lundi matin d’une semaine de merde qui s’annonce.

1

La première fois que j’ai rencontré Eric Dupont-Moretti, c’était à Paris, le jour des auditions pour le film les Valseuses, en 1972, en novembre me semble-t-il, ce qui ne nous rajeunit pas. Très rapidement, j’avais perçu chez lui une force de vie digne des plus grands mammifères marins ; dans la salle d’attente il avait fumé encore plus de cigarettes que moi et il les enchaînait avec la régularité hors-norme des « bonjourin » de boulangère. Une bonne dizaine en quarante minutes, dont il recrachait la fumée tantôt sur l’enfant de trois mois venu tenter sa chance pour le rôle du bébé dans le train dont la mère se fait tripoter les seins, tantôt sur l’asthmatique à la peau marron foncé qu’on se demandait bien ce qu’il foutait là.
Sans surprise il avait décroché le rôle de Depardieu, tandis que de mon côté, à l’écran, j’incarnerais Miou-Miou.
1972, novembre, un mardi, il y a presque un demi-siècle et, depuis, les choses ont changé. Eric est avocat, garde des sots, et moi je me rappelle mes plus belles rencontres au lieu de faire la vaisselle, d’envoyer mes papiers de sécu pour être enfin remboursé merde tu vas te bouger oui ?, de préparer un attentat (ciblé), bref, de vivre le présent comme il se doit : comme un cadeau de chaque instant.

2

Bonjour, je vous écris de chez le Préfet Lallement, Didier de son prénom. Ce mec est fou. J’ai prétexté un départ aux toilettes et, sur le chemin, j’ai réussi à prendre mon petit ordinateur portable avec moi, ceci afin de confier au monde ce qu’il se passe ici. Sachant que ce que vous lisez en ce moment-même restera peut-être comme mon ultime texte...
Ce que j’ai vu, ce que je vois, ce que je m’apprête à voir encore, est proprement horrible. Et il n’est plus l’heure de songer à mon oeuvre, à sa postérité. Je tremble. Et sachez que chaque lettre de chaque mot que je tape sur mon petit clavier, je la tape avec la plus grande des douceurs et des discrétions...
Ce que j’ai vu ici est horrible.
Lallement, Didier, a invité pour le week-end la soeur de ma petite amie et, vu que j’en suis désormais à faire des efforts d’intégration dans ce que je considère déjà comme ma belle-famille, j’ai accepté de les accompagner.
"Didier, Lallement"... oui, la soeur de ma petite amie m’avait bien donné son nom, mais comment me douter que c’était bien du préfet duquel il s’agissait ? Si j’avais su, je n’y serais sûrement pas allé mais, même prévenu de la véritable identité - de la fonction - de notre hôte, jamais je n’aurais pensé voir ce que j’ai vu.
Le repas avait pourtant démarré par une salade verte, classique et sobre. Les posters de Michel Sardou accrochés au mur me mettaient quelque peu mal à l’aise mais - étant issu d’une famille majoritairement de droite extrême - ils ne me choquaient pas plus que ça.
C’est quand Didier est allé cherché le singe, l’a apporté au milieu du salon, lui a fait boire un litre de vodka cul-sec par l’entremise d’un entonnoir tandis que le personnel maintenait l’animal (tant bien que mal) en position d’avaler, c’est quand, une fois le singe complètement ivre, Didier l’a mis sous une grande et large table trouée en son centre, laissant seul le haut de la tête du pauvre animal dépasser un peu, c’est quand il l’a trépané à vif et que les invités sauf ma petite amie se sont mis à manger sa cervelle à la petite cuillère, que j’ai pensé être tout à coup la proie de l’imagination débordante du pire des cauchemars.
Mais il n’en était rien.
Et je me trouvai ridicule, à me pincer, et à me pincer à nouveau, comme dans les mauvais films, à espérer sortir de ce mauvais rêve tandis que l’animal agonisait bruyamment sous les cuillerées voraces du Préfet Lallement et de ces convives...
Le plat suivant fut à la hauteur du précédent. Quand le Préfet, Lallement, Didier, le déposa sur la table avec la mine fière qu’on lui connaît - et bien que je crus reconnaître des rognons de veau (ce qui ne me fait pas peur) - je me doutai qu’il y avait là, dans ce plat, quelque chose de plus que de la simple nourriture ; un symbole de réussite de notre hôte ; un symbole de domination ; une démonstration d’autorité et une jouissance discrètement hystérique à faire goûter sa force.
Des yeux de Gilets Jaunes à la moutarde. Voilà ce que la tablée déguste au moment-même où je vous écris et m’apprête à enregistrer ce texte dans "mes documents/écrits/ultime-écrit-peut-être-parce-que-la-porte-de-la-maison-est-fermée-à-clé" afin que le monde sache ce qu’il se passe ici.
Ensuite, je fermerai l’ordinateur, et tirerai la chasse.

3

Bonjour. Je vous écris de l’estomac de Gérard Depardieu. Hier on était tranquillement en train de déguster/dévorer un pâté en croûte et de se régaler/se remplir de bon vin quand, par maladresse et par gourmandise il m’a mangé.
Ici il fait noir et ça sent pas bon, et franchement on dirait la chambre d’un étudiant parisien tellement c’est lugubre mais vingt dieux que ça vit ; une vraie fête foraine géante de la bonne bouffe grasse et riche en protéines !
Vingt-quatre heures dans l’estomac de Gérard, c’est une expérience, riche, et si on m’avait dit qu’un jour j’entendrais de l’intérieur, au milieu de fromages coulants et de viandes encore sanguinolentes le plus mythique des acteurs vivants chanter doucement et frissonnant des chansons de Barbara je n’y aurais pas cru. Oui mais voilà, la vie est une espèce de truc étrange et insensée qui voudrait nous faire croire - souvent a posteriori vous avez remarqué ? - qu’elle a sa logique... Avant-hier encore je voulais la trouver, cette logique, et nul doute que si j’avais continué comme ça, j’aurais fini par croire en un Dieu disponible voire à m’encarter au Parti Socialiste... Ici dans l’estomac de Gérard il fait tout noir, et ça sent pas vraiment la fleur de Bach, mais l’angle de vue est intéressant.

4

La première fois que j’ai rencontré l’inspecteur Derrick, c’était tout simplement chez lui. J’avais passé la nuit précédente avec (et chez) l’inspecteur Columbo, à siroter des whisky moyen-de-gamme sans glace et à crapoter sur des cigarillos également moyens-de-gamme sans filtre en discutant de poésie contemporaine. Nous avions fini par rire beaucoup et ensemble quand nous nous étions mis tour à tour à lire à haute voix des poèmes de la nouvelle génération. Les uns défendant la veuve, l’orphelin, le veuf, l’orpheline, les autres honorant la présence d’une tulipe ou celle d’un lampadaire (selon que l’auteur-e du texte soit de la ville ou de la campagne).
Nous avions ri, énormément.
Jusqu’au moment où l’inspecteur avait entamé la lecture de l’un de mes poèmes, un poème en vers libres comme l’air dans lequel je sublime le geste d’un orphelin fictif offrant une tulipe à une veuve implorant le ciel de lui rendre son mari, le tout sous un lampadaire. Pour ne pas perdre la face j’avais ri, mais à la vérité, ma gorge s’était nouée et des larmes me montaient et je haïssais l’inspecteur Columbo de tout mon être et je remettais en question l’utilité de ma poésie, de la poésie, de la Poésie, l’utilité de l’Art en général et celle de la vie. Bref. J’avais fini par dormir chez Monsieur Columbo qui, sur le très tard, m’avait fait de drôles de confidences sa femme...
Je n’en dirai rien.

Couchés à 9H du matin, réveillés à 17h, par un coup de téléphone. Un mal infernal aux cheveux,. mais l’inspecteur décide de répondre : « Hi », dit-il. Quelques secondes plus tard il poursuit : « OK ! ». Puis il raccroche et m’annonce que ce soir nous dînerons chez l’inspecteur Derrick, que ce dernier a rapporté de Berlin-Est une super bouteille de Schnaps et qu’il est chaud comme la braise pour la partager entre amis. « The only problem is that another person is invited and I hate her », poursuit l’inspecteur Columbo, que je coupe en lui rappelant pour la énième fois que je ne comprends ni l’Anglais.ni même l’Américain. « Oh, sorry, fausse manip ! », s’excuse-t-il. « Je disais donc : ce qui m’embarrasse foutrement, c’est que Julie Lescaut va aussi dîner chez Stefan Derrick, et que cette femme m’insupporte. Je la déteste. Derrick me dit que j’ai du mal à accepter qu’une femme soit aussi efficace que moi dans son travail, mais ce n’est pas du tout le problème... Le problème, c’est qu’elle est de droite, imbuvable, raciste, prétentieuse et conne ». Nous finissons par nous préparer et par nous rendre chez le fameux inspecteur allemand aux fameuses lunettes aux fameux verres fumés. Finalement Julie Lescaut n’est pas là. Une affaire à régler avec sa fille de 17 ans qui commence à fréquenter des garçons pas fréquentables et sûrement pas tout blancs tout blancs.
Le Schnaps est très bon, le repas lourd et obscène. Les inspecteurs Columbo et Derrick parlent un mélange d’anglais et d’allemand. Je m’ennuie. Regrette alors l’absence de ma compatriote.

5

Hier, j’ai croisé Nicolas Dupont-Aignan au Carrefour City de mon quartier. Il était juste devant moi dans la queue permettant d’accéder à la caisse numéro 2. Je donne ces précisions, "caisse numéro 2" notamment, parce que quand je n’en donne pas, on me le reproche, et on va même quelquefois jusqu’à m’accuser de mentir et d’inventer des histoires. Oui, je croise beaucoup de gens connus, surtout des cons, mais essayez donc de lancer mille fois un dé et vous verrez, vous ferez forcément une série "hallucinante", une série de 6 par exemple, et alors vous vous direz "C’est pas possible...". Bref, arrive le tour de Nicolas Dupont-Aignan. Le caissier qui s’appelle Franck lui annonce que ses trois paquets de barquettes à la fraise lui coûteront la somme de 7€30. Nicolas baisse la tête, il semble réfléchir, puis redresse la tête, fixe le caissier Franck dans les yeux (il y a comme un air de défi dans son regard) : "47 Francs 88 centimes ? Mais vous me prenez pour qui, je suis français monsieur, et quand j’étais petit ces gâteaux coûtaient 3 francs 10, c’est une honte !"
"Si vous n’êtes pas content, c’est pareil monsieur, sauf que vous n’aurez pas vos gâteaux."
"Bon, je les prends et je les paie, mais c’est un scandale !"
C’est à ce moment-là seulement que je l’ai reconnu. Je me retourne et je dis à ma voisine de derrière qu’il me semble que l’homme imbuvable et stupide devant moi est Nicolas Dupont-Aignan. Elle dit "Mais oui ! Mais oui ! C’est lui, le mec qui aurait pu être premier ministre !", et elle rit. Alors, le mec derrière elle à son tour se met à rire, "Hahahaha, Nicolas Dupont-Aignan premier ministre, hahahaha !"
Qu’est-ce qu’on a ri !
Et Nicolas, lui, s’est mis à pleurer... Ça m’a fait de la peine. Mais j’avoue, j’ai continué à rire quand le vieux monsieur chauve lui a fait bouffer de force un paquet de huit escalopes halals et crues.
Hahahaha !
A posteriori, je pense que nous avons fait preuve de grande cruauté. Mais, quelque part, nous avons rendu à César ce qui est à César, à Nicolas Dupont-Aignan ce qui est à Nicolas Dupont-Aignan ; sa fonction, éminemment sociale, d’idiot du village.

Fabien Drouet

[Les premières chouettes rencontres sont accessibles ici.]

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