Mercenariat de détenus contre armée corrompue

Une gangrène générale et pérenne
[CARNETS DE GUERRE #10]
Jean-Marc Royer

Jean-Marc Royer - paru dans lundimatin#392, le 4 août 2023

Dans ce nouveau carnet de guerre, Jean-Marc Royer revient sur la stupéfiante rébellion du groupe Wagner le 23 et 24 juin dernier. Afin d’essayer d’éclaircir un conflit particulièrement opaque, il propose aussi la traduction de morceaux choisis d’un article de Veaceslav Epureanu paru sur le site d’opposition The Insider : Les dix problèmes clés de l’armée russe.

Le cuisinier, un voleur infâme et ses diamants : fuite et fin provisoires
Prigojine n’a jamais constitué une opposition politique à Poutine. C’était son bras armé au Moyen-Orient, en Afrique et le fleuron de son « soft-power » dans le monde depuis plus d’une décennie. Les perquisitions récentes de l’un de ses « manoirs » ont donné une idée de la fortune personnelle accumulée et celle des locaux du groupe Concord à Saint Pétersbourg, une idée de ses investissements capitalistiques. Mais il se trouve que ses juteux marchés avec les institutions publiques, les bénéfices de ses nombreuses entreprises, ses fabuleuses rapines en Afrique, son usine à trolls et une milice lourdement armée ont donné de facto à Prigojine une place politique importante dont il n’était pas politiquement à la hauteur.

À partir du moment où il a acquis un poids non négligeable sur le front du Donbass, notamment grâce aux autorisations qui lui furent données de recruter 50 000 prisonniers en dehors de toute légalité, il ne s’est pas privé de dire ce qu’il pensait des chefs militaires qui, très certainement, contingentaient ses armes et ses munitions afin de circonvenir ses ambitions et son rôle grandissant dans la guerre : il pouvait être une concurrence dangereuse et ce fut le cas, puisque Bakhmout a été la seule conquête russe depuis juillet 2022 et que Prigojine s’en vantait.

C’est de ce poids militaire – acquis par la chair à canon nouvellement enrôlée dans les prisons – qu’il a sans cesse invectivé les chefs qui tentaient, eux, d’user Wagner dans la fournaise de Bakhmout. Il en avait parfaitement conscience et c’est ce qui le mettait hors de lui, au point de retrouver ses accents orduriers et virils d’ancien détenu et de prêcher « la justice », lui, ce grand maffieux devant l’éternel. Evidemment, il y avait aussi un calcul derrière ces invectives insultantes : non seulement elles ne déplaisaient pas à ses miliciens, mais il avait aussi conscience de son écho chez les nationalistes, les ultra-orthodoxes, les néonazis ou les eurasistes sévissant chez les siloviki (responsables des institutions militaires et policières de toutes natures), parmi les nombreuses milices privées et les différentes armées du régime, dans les seuls médias publics qui subsistent et sur un terrain connu du « soft-power » : celui des milbloggers (sorte de correspondants de guerre sur Internet) qui pour la plus grande part, poussent vers une mobilisation générale et une destruction rapide et totale de la population ukrainienne.

Il s’est mis à dire ses quatre vérités aux chefs militaires et à dénoncer la corruption – certes inouïe, voir le texte ci-dessous – de cette armée « soviéto-stalinienne » mais dont il a lui-même pu être à l’origine en contournant les appels d’offres publics et dont il a grandement profité depuis des années, comme Poutine le dénonce dans son discours du 27 juin (une chose dont il avait connaissance, évidemment). Le général Serguei Sourovikine, chef des forces aérospatiales, avait fait le même constat en ce qui concerne l’incompétence et la corruption de l’état-major, mais pour son malheur, il fait partie de cette hiérarchie et n’a pas les moyens ni le pouvoir de Prigojine ; c’est sans doute ce qui explique qu’il soit toujours introuvable, plus de quatre semaines après l’aventure de Rostov à laquelle il a participé, d’une manière ou d’une autre.

Rappel succinct des faits survenus les 23 et 24 juin (Cf. le CG précédent)

On a vu des photos des garde-frontières désarmés, s’abstenir de tout contrôle lors de l’entrée des colonnes de Wagner en Russie (malgré « l’abolition des frontières »). On a pu voir, quasi en direct, ces mêmes colonnes investir facilement Rostov, prendre le contrôle de plusieurs bâtiments administratifs et du QG qui sert de poste de commandement principal pour les troupes russes en Ukraine [1] . Plus étonnant, une vidéo montrait le vice-ministre de la Defense Yunus-Bek Yevkurov et Vladimir Alekseev responsable du GRU, attendre tous deux sur un banc, désarmés et sans leurs insignes – c’est-à-dire comme des prisonniers – l’arrivée de Prigojine entouré de ses miliciens et armé jusqu’aux dents. On a su que la colonne de plusieurs centaines de véhicules qui se dirigeait vers Moscou – armée de missiles anti-aériens « Pantsir » – avait investi l’aérodrome de Voronej et abattu entre quatre et sept aéronefs qui la menaçaient. On a vu les pelleteuses, dépêchées par les autorités, creuser des tranchées sur l’autoroute M4 pour « s’opposer » à la progression de Wagner. On a vu que la police installait des postes de contrôle sur les grands axes routiers et qu’elle en profitait pour racketter les automobilistes. On a su que Choïgou avait rapidement pris des mesures exceptionnelles pour contenir les troupes de Wagner en Syrie. On a eu la confirmation que trois avions de la présidence avaient quitté Moscou pour une destination inconnue le samedi après-midi 24 etc.

Tout confirme qu’il s’agissait bien d’un début de rébellion
Ce que nous apprenons jour après jour depuis le 13 juillet (lire ci-dessous), confirme notre hypothèse de départ : la reddition rapide de Prigojine ne peut pas être avancée pour l’analyser comme une opération montée par le Kremlin. Elle est avant tout le résultat d’un manque de réflexion politique qui s’est traduit par la faiblesse de sa préparation, l’inadéquation de son organisation et surtout l’irréalisme de ses buts (démettre des têtes appartenant au premier cercle, ce que seul le chef peut faire). Certes, les ressentiments de Prigojine avaient acquis une « consistance idéologique et armée » ; il bénéficiait aussi de soutiens dans divers cercles militaires et civils ; certes, à la mi-avril 2023, il avait bien cherché à prendre le contrôle du parti « Russie juste », dont le leader Sergei Mironov avait qualifié Wagner de « formation militaire héroïque [2] », mais c’est une base sociale et politique solide qui lui ont fait défaut. Il s’est rendu compte de son isolement lorsque sa colonne n’a pas été rejointe par d’autres corps d’armée et s’est retrouvée seule dans sa marche vers Moscou. Les carottes et le gros bâton que Loukachenko était chargé de lui transmettre on fait le reste. Il en a rapidement tiré les conclusions qui s’imposaient : faire demi-tour.

Le détricotage de l’aura et des actifs du patron de Wagner a ensuite débuté, ce que les télévisions d’Etat se sont empressées de relayer. Il n’empêche : si le foyer principal de contestation armée est en voie de réduction, d’autres braises sont encore présentes sous les décombres. Rappelons à ce propos qu’en décembre 2022 puis au mois de juin suivant, Poutine avait finalement reçu au Kremlin les milbloggers va-t-en-guerre malgré leurs virulentes critiques de la hiérarchie militaire ; les mêmes ont d’ailleurs repris leur fronde après la courte équipée de Wagner. Les causeries d’Igor « Strelkov » Girkin [3], ancien officier du FSB (1996 à 2013), fondateur de l’Angry Patriots Club le 1er avril dernier et célèbre milblogger ultra-nationaliste, ont eu lieu à Moscou et St-Pétersbourg moins de deux semaines après « les évènements » et ce malgré les moyens déployés par le FSB. Puis le 21 juillet, on apprenait qu’il avait finalement été arrêté et placé en détention provisoire jusqu’au 18 septembre.

Une opération de « nettoyage » est en cours dans l’armée

Le 13 juillet, nous avons d’abord appris que le général de division Ivan Popov avait été démis, suite aux critiques formulées à l’encontre du haut commandement, des critiques enregistrées et mises en ligne par le lieutenant-général Andrei Gouroulev, membre du Comité de la Douma pour la défense (ancien commandant adjoint du district militaire sud). Voici ce que Popov [4] y disait :

« Depuis le début, j’ai été honnête et franc avec tous les soldats et commandants, des grades les plus bas aux plus élevés, c’est-à-dire jusqu’au chef d’état-major, le général de division Medvedev. J’ai traité tout le monde de la même manière, car nous sommes tous confrontés aux mêmes difficultés, aux mêmes douleurs et défis. Dans une situation difficile, j’ai dû faire un choix : soit ne rien dire aux supérieurs et cacher ce qu’ils ne voulaient pas entendre, soit dire la vérité. Or, je n’avais pas le droit de mentir au nom de nos camarades et soldats tombés. J’ai abordé honnêtement et directement tous les problèmes existants en matière de combat et de soutien au sein de l’armée. J’ai appelé toutes les choses par leurs noms. J’ai souligné le problème critique du manque de contre-batterie, de stations de reconnaissance d’artillerie efficaces et le besoin urgent de faire tourner les unités qui étaient en première ligne depuis une longue période. J’ai également soulevé plusieurs autres questions au plus haut niveau, d’une manière franche. En conséquence, il semble que les officiers supérieurs m’aient apparemment considéré comme une menace et ont rapidement émis un ordre pour se débarrasser de moi, ordre qui a été signé par le ministre de la Défense dans la journée. J’ai été démis de mes fonctions, le lieutenant-général Lyamin est arrivé et a aussitôt pris mon commandement. Comme l’ont dit de nombreux commandants de régiment et de division, notre armée a fait face à une attaque inattendue, par derrière, de la part de nos propres hauts dirigeants, qui décapitent traîtreusement et ignoblement l’armée au moment le plus difficile et le plus tendu [5]. »

Les auteurs de la chaîne « Military Informer » (Voenny Osvedomitel) ont souligné la gravité des problèmes soulevés par Popov : la guerre de contre-batterie serait entravée par un processus décisionnel alambiqué et des retards dans la transmission des renseignements utiles aux unités de tir ; par suite, les frappes toucheraient souvent des zones d’où l’ennemi s’est retiré. « Military Informer » a également critiqué la constellation de satellites de Roscosmos, la décrivant comme « misérable » et loin des capacités des systèmes de renseignement par satellite occidentaux. Selon l’ISW, Popov a rapidement été démis de ses fonctions en raison des ses critiques et de sa menace de contacter directement Vladimir Poutine, comme Mikhaïl Teplinsky l’avait fait quelques mois auparavant [6]. Guerassimov aurait réagi avec colère, l’accusant « d’alarmisme et de chantage ».

Ce même 13 juillet, le Wall Street Journal a rapporté qu’à la suite de la rébellion armée de Wagner, les autorités russes auraient suspendu ou congédié environ 15 officiers supérieurs et arrêté au moins 13 autres, parmi lesquels l’ancien vice-ministre russe de la Défense chargé de la logistique, le colonel général Mikhail Mizintsev et le général Serguei Sourovikine. Ce dernier, Andrey Youdin et le lieutenant général Vladimir Alekseev (un des responsables du GRU) auraient été « relâchés ».
Le 14 juillet, les autorités russes ont arrêté l’ancien officier du FSB, le colonel Mikhail Polyakov [7], – qui dirigeait plusieurs chaînes Telegram populaires – au motif qu’il serait impliqué dans la diffusion de l’enregistrement audio réalisé par le général Popov [8].
Le 15 juillet, le commandement militaire russe aurait limogé le général de division Vladimir Seliverstov [9] – très présent aux côtés de Wagner dans Bakhmout – et qui aurait la réputation de « parler au nom de ses soldats » (ISW). Une des sources a affirmé que le gouverneur de l’oblast de Toula, Alexeï Dyumin [10] avait tenté en vain d’intercéder pour empêcher le renvoi de Seliverstov lors d’un voyage à Moscou, la veille. Gherassimov et Choïgou semblent considérer Dyumin comme une figure de la fraction anti MoD en raison de ses affiliations signalées avec Prigojine. Ce même 15 juillet, le commandant du bataillon « Vostok », Alexander Khodakovsky a amplifié les plaintes de Popov concernant le manque de contre-batteries russes en suggérant que, suite à son limogeage, la controverse pourrait pousser d’autres commandants à exprimer publiquement leurs frustrations.

Tous ces évènements suggèrent que la chaîne de commandement russe en Ukraine est corrodée. Se pourrait-il qu’une insubordination croissante exacerbe les divisions entre factions existantes au sein de l’armée russe et des services de sécurité au sens large ? Toujours est-il que les défis de Teplinsky, Prigojine, Popov, Seliverstov et Khodakovsky à l’autorité de Guerassimov et de Choïgou ont créé un précédent d’insubordination qui pourrait croître parmi les officiers supérieurs et même la troupe. D’autant que Poutine a plusieurs fois contourné ou ignoré la chaîne de commandement établie dans l’espoir d’obtenir des succès rapides sur le champ de bataille, dégradant ainsi l’autorité de Choïgou et de Guerassimov – en particulier lorsque les échecs militaires sur les lignes de front ont également érodé leur réputation.

Mais pour comprendre pourquoi ces généraux tentent, quoi qu’il leur en coûte, d’alerter sur les difficultés auxquelles ils font quotidiennement face, il est nécessaire d’en venir à l’analyse de ce qu’était cette armée au début de l’invasion et aux tares persistantes qui ont donné naissance aux violentes diatribes des uns et des autres. Parue en octobre 2022, la longue étude suivante, en dix points, est issue des rangs de l’opposition russe et n’a rien perdu de son acuité, au contraire ; nous traduisons ici les passages les plus intéressants.

Toutes les photos sont tirées du site « The Insider » déjà cité.

« LES DIX PROBLÈMES CLÉS DE L’ARMÉE RUSSE »

Veaceslav Epureanu, morceaux choisis [11]

1 – L’échec de la planification et du commandement
« La campagne militaire en Ukraine, pour autant que l’on puisse en juger, s’est déroulée pendant longtemps sans commandement unifié et sans coordination adéquate entre des formations distinctes dans différentes parties du théâtre d’opérations. En février 2022, les troupes se déplaçaient dans neuf directions opérationnelles à la fois sans aucune coopération d’ensemble [12].

Au début de la guerre, le commandement n’a pas été en mesure de combiner les forces aériennes et terrestres pendant une durée significative ou à une échelle appréciable pour accomplir des tâches telles que la protection et la couverture des troupes mécanisées et des colonnes de ravitaillement, même après une réduction significative de la ligne de front, lorsque l’offensive s’est concentrée sur le Donbass et le sud.

Des actions dispersées et des erreurs organisationnelles ont conduit à plusieurs reprises à des situations totalement incroyables : ainsi, des unités de la force d’intervention rapide du ministère de l’intérieur (SOBR) et de la garde nationale (Rosgvardiya), équipées d’armes légères, de matraques, de casques et de boucliers pour disperser les manifestations, ont dû subir des tirs à l’arme lourde.

Cette campagne militaire a fourni des dizaines (voire des centaines) d’exemples d’erreurs de calcul monstrueuses dans la planification qui ont rendu légendaires les noms des villages correspondants. Par exemple en traversant la rivière à Bilohorivka (cf. les photos ci-dessous), l’armée russe a réussi à perdre une centaine d’équipements lourds et près de 500 militaires [13].

La combinaison de mauvaises tactiques aux niveaux inférieurs, de couverture aérienne limitée, de manque de flexibilité et d’entêtement inexplicable du commandement qui est prêt à répéter ses erreurs maintes et maintes fois, a entraîné non seulement un nombre élevé de morts, mais aussi une multitude de cas où des officiers subalternes ont à juste titre refusé de suivre des ordres suicidaires [14].

Plus surprenant, les commandants coupables de pertes dramatiques de soldats et d’équipements n’ont pas été punis. Par exemple, le lieutenant-colonel Denis Lapin, commandant d’un régiment de la 1re armée de chars, a réussi à perdre la moitié de ses chars T-72B3M en trois semaines de combat [15]. Au lieu d’une cour martiale, Lapin a reçu une récompense pour sa bravoure et son héroïsme. Certes, le prix lui a été décerné par son propre père [16], le colonel-général Alexander Lapin, qui, par une heureuse coïncidence, était le commandant de son groupe.

Le chaos dans la gestion est bien illustré par les pertes d’officiers de haut rang. Selon des sources ouvertes, plus de 1 140 officiers, dont 300 ayant au moins le grade de major et 80 pilotes, ont été tués depuis le début des combats en Ukraine [17].

2 – Les problèmes logistiques :
Même avant l’invasion du 24 février, les « médias sociaux » étaient remplis de photos et de vidéos montrant des soldats dormant par terre près de la frontière ukrainienne. Le commandement ne leur donnait même pas de rations emballées. À l’époque, cela était pris comme la meilleure preuve que le Kremlin bluffait et n’avait aucunement l’intention d’attaquer l’Ukraine… Ensuite, les engelures représentèrent une part notable des pertes dans certaines unités lors de la phase initiale des opérations de combat. Dans une unité [18], seuls 20% des militaires avaient des uniformes d’hiver, en partie achetés à leurs propres frais. De nombreux soldats sont morts de froid au printemps [19]. En outre, les convois de ravitaillement – camions d’essence, camions de munitions et de provisions – qui n’étaient pas protégés, furent une proie facile.

À l’été, les difficultés logistiques persistaient : des rations sèches périmées [20], des navigateurs GPS civils, des smartphones chinois (avec des applications de cartographie grand public) placés dans les cockpits des avions de chasse [21], des gilets pare-balles pourris, déclassés et rouillés [22] et même des obus contenant de la propagande écrite [23] qui fut utilisée lors des guerres tchétchènes !

Le plus triste et, sans exagération, le plus meurtrier, c’est le contenu maigre et désespérément obsolète des trousses de premiers secours et des trousses médicales de campagne de l’armée.

La conscription de 300 000 personnes supplémentaires, voire d’un million ou plus [24] sera un défi pour le système logistique déjà surchargé de l’armée. Les citoyens mobilisés sont invités à acheter des uniformes, du matériel, des médicaments à leurs propres frais et reçoivent des conseils utiles tels que le remplacement des médicaments anti-hémorragiques par des tampons hygiéniques [25].

Trousse de premiers soins russes.
Trousse de premiers soins ukrainienne.

3 - Des communications non protégées :
Après le début de la guerre, il s’est avéré que l’armée russe ne disposait d’aucun moyen moderne de communication protégée. Elle utilisait donc des radios civiles de fabrication chinoise (souvent achetées avec des fonds collectés par des bénévoles) et même des téléphones portables ordinaires.Sans surprise, les Ukrainiens ont écouté et facilement intercepté ou brouillé les conversations avec du Hard Rock ou du Heavy metal…

L’outil de communication numéro un de l’armée russe en Ukraine, le Baofeng Chinois.

4 – La pénurie de combattants
Avant l’invasion du 24 février, l’armée russe a concentré environ 170 000 hommes dans 120 groupes tactiques aux frontières ukrainiennes [26], notamment en Biélorussie et en Crimée.

Apparemment, durant tout le conflit, le nombre total de troupes engagées n’a pas dépassé 200 000 personnes [27], y compris les unités et les formations de la « LNR », de la « DNR », de la Rosgvardiya, des unités de volontaires et des milices.

Fin septembre 2022, les forces russes avaient perdu entre 65 et 80 000 personnes (morts, blessés, faits prisonniers ou disparus). Avec de telles pertes, il n’est pas surprenant que le commandement russe ait été obligé d’utiliser des unités très hétérogènes et peu efficaces. Le résultat de ces choix a été illustré par la défaite de Kharkiv.

Équipement russe endommagé à Kharkiv. 27 Février 2022. Photo : AP/SCANPIX/LETA

La guerre avec l’Ukraine en général a montré une grave pénurie de combattants [28].La professionnalisation de l’armée russe s’est avérée au mieux timide : il n’y avait pas assez de militaires contractuels pour occuper tous les postes, d’où la nécessité d’envoyer des conscrits sur le front. Malgré les déclarations répétées de Poutine selon lesquelles les conscrits n’étaient pas censés participer à la guerre, il s’est avéré qu’ils constituaient plus de la moitié de l’équipage du vaisseau amiral, le croiseur lance-missiles Moskva coulé en mer Noire [29].

Les troupes russes ont eu de nombreux tués et blessés, mais aussi des soldats qui ont refusé d’être envoyés dans la zone de combat ou qui ont posé leur démission (tout à fait légalement en raison du statut juridique de l’opération militaire dite spéciale). Le Wall Street Journal [30] a rapporté que des centaines de militaires avaient déserté ou refusé de s’engager dans l’invasion, ce qui avait rendu impossible la rotation des unités dans la zone de combat. En outre, les commandants craignaient de ramener les soldats au repos sur le sol russe d’où ils pouvaient refuser de revenir en écrivant une lettre de démission. Autant qu’on puisse en juger, des mesures telles que l’affichage des photos des « refuseniks » sur les panneaux de disgrâce n’ont donné aucun résultat, en raison de l’ampleur du phénomène [31]. Des piles de demandes de soldats refusant de se battre ont été découvertes par l’armée ukrainienne, à l’intérieur du quartier général du groupe vaincu à Izioum lors de l’offensive de Kharkiv.

Le ministère de la Défense russe a tenté de compenser le manque initial de combattants, puis les pertes, en transférant des militaires du Caucase et du Tadjikistan, en recrutant sur des contrats à court terme et en engageant des volontaires en région [32]. Le ministre de la Défense a personnellement dit à Poutine que 16 000 volontaires du Moyen-Orient étaient prêts à combattre en Ukraine. La milice Wagner a recruté environ 50 000 prisonniers dans les colonies pénitentiaires [33].

Selon les estimations occidentales [34], les forces russes avaient un avantage de 12 contre 1 sur le front de Kiev en mars. À Sievierodonetsk, l’armée russe avait un avantage de 7 contre 1. Dans le premier cas, ils ont battu en retraite, tandis que dans le second, ils ne sont parvenus à occuper la ville que grâce à une écrasante supériorité de l’artillerie (20 obus contre 1). Bien sûr, si vous envoyez des personnes au hasard dans les unités du front après une journée de préparation, ni une offensive ni la création d’une défense stable n’est possible [35].

5 – Des matériels et munitions obsolètes
Selon diverses estimations, l’armée russe a dépensé environ 1 000 milliards de dollars pour son armée depuis l’année 2000. Poutine a déclaré [36] que la proportion d’armes modernes était de 71% dans l’armée de terre et de 68% dans l’armée de l’air. Le ministère de la Défense rendait compte chaque année [37] du transfert de centaines de nouveaux équipements militaires aux troupes : systèmes de missiles, véhicules blindés, avions et hélicoptères. Mais à en juger par les documents photo et vidéo connus, les troupes du champ de bataille ukrainien n’ont pas reçu de véhicules militaires de nouvelle génération tels que les Armata, les Kurganets ou les Boomerang. Les avions russes ont essentiellement largué des bombes à chute libre plutôt que des missiles et des bombes guidées.

L’illustration la plus claire de l’échec de la modernisation des forces armées est celle des chars. En 2015, le Centre d’analyse des stratégies et des technologies, fidèle au Kremlin, écrivait :

« Les principaux chars soviétiques de la génération T-64, T-72, T-80 se sont finalement discrédités pendant la guerre en Ukraine en raison de leur faible capacité de survie et, par conséquent, des pertes d’équipage élevées. Quant aux T-72, la tendance de leurs munitions à exploser lorsqu’elles sont touchées par des armes antichars a été démontrée dans presque tous les conflits dans lesquels ces véhicules ont été utilisés, y compris les deux campagnes tchétchènes ».

Inutile de dire que les troupes russes en Ukraine ont principalement utilisé les chars T-72 et T 80 « finalement discrédités ». Plus de 2 100 chars ont été répertoriés comme perdus [38] pendant les combats, 90% d’entre eux étant diverses versions de T-72 ou T-80.

L’impuissance des chars russes face aux armes antichars fut mise en évidence par les tentatives de blindage artificiel des véhicules avec des bûches, des sacs de sable ou des pierres, et des grilles métalliques. Des protections en bois ont également été observées sur d’autres équipements et camions blindés, et une protection dynamique conçue pour les chars a été placée sur les véhicules de transport de troupes.

Voilà à quoi ressemble la protection en bois des véhicules blindés russes.

Même les experts pro-gouvernementaux disent qu’il est « honteux » qu’aucun char de l’armée russe en Ukraine ne soit équipé de systèmes de protection active, bien que de tels systèmes aient été introduits pour la première fois en URSS. Alors que l’équipement régulier est retiré du service, l’armée doit réactiver d’anciens systèmes d’armes comme le système de défense antimissile « Tochka-U », les chars T-62, les canons d’artillerie « Hyacinth » et D-30.

Il est peu probable que le complexe militaro-industriel russe puisse multiplier sa production par dix. Il ne faut pas non plus compter sur des réserves et des stocks prétendument inépuisables datant de l’ère soviétique. Selon une estimation basée sur des données open source, l’armée russe ne compte que 6 000 tanks dans des bases de stockage, dont seulement la moitié seraient réparables. Selon d’autres données, il y a encore moins de tanks disponibles pour la guerre en Ukraine [39].

6 - La corruption
Les problèmes de logistique en général et d’équipements de communication en particulier, sont en grande partie dus à une corruption systémique. Les experts avaient toujours soupçonné qu’une partie importante du budget de la défense était dépensée de manière inefficace, mais l’ampleur du vol a été un véritable choc. Le commentaire de mai 2022 du respecté Royal United Services Institute for Defence and Security Studies (RUSI) commence par ces mots :

« La corruption est endémique en Russie et omniprésente dans son secteur industriel de la défense et ses forces armées. Les preuves en provenance d’Ukraine suggèrent que cela coûte des vies russes [40] ».

La guerre en Ukraine a montré que l’armée russe a massivement équipé des véhicules militaires à roues avec des pneus chinois bon marché (au lieu de pneus militaires coûteux), les soldats sont allés se battre dans des uniformes surdimensionnés, car les tailles les plus populaires avaient été vendues sur Avito (eBay russe) et ils marchaient avec des chaussures dont la semelle se détachait [41]. Il y a des exemples plus sérieux de pratiques de corruption ; ce sont les histoires sur le drone Orlan-10 et sur la radio Azart.

De quoi est fait un drone russe à 100 000 $ ?

Les Ukrainiens ont tourné une vidéo du « démontage » d’un des Orlan-10 qu’ils ont capturés [42]. C’est ainsi que le monde a découvert que ce drone, qui est acheté environ 100 000 dollars pièce, est équipé d’un appareil photo Canon attaché par du ruban adhésif au lieu d’un équipement d’imagerie spécial, et d’une bouteille en plastique ordinaire au lieu d’un réservoir de carburant.

Les choses se sont encore aggravées avec la radio Azart. Au lieu des systèmes avancés de communication payés au prix de 300 000 roubles chacun, on trouve la radio chinoise Baofeng qui coûte 2 000 roubles. La direction principale des enquêtes militaires est en train d’enquêter sur le vol de 6,7 milliards de roubles alloués à l’achat des postes de radio [43].

7 – L’inefficacité des armes à longue portée
Depuis le début de l’invasion, les forces armées russes ont tiré plus de 3 500 missiles sur l’Ukraine entre mars et septembre. Néanmoins, l’armée russe [à fin septembre] n’a pas réussi à supprimer les moyens ukrainiens de défense aérienne et de défense antimissile et à gagner la suprématie aérienne, ni à détruire les infrastructures de transport clés telles que les ponts et les nœuds ferroviaires. Les problèmes résident dans le mauvais choix des cibles ou la faible précision des tirs. Les exemples absolument ridicules de ciblage de toilettes, de parcs d’attractions, d’arrêts de bus, de serres de concombres et de garages collectifs privés abondent. Malgré ces ratés évidents, les frappes sont généralement présentées par le ministère de la Défense comme des coups sur des cibles identifiées (c’est ce qui s’est passé avec l’attaque du supermarché de Kharkiv).

Une autre explication possible de ces ratés, c’est la mauvaise performance des missiles russes. Les estimations [44] du taux d’échec des missiles de haute précision atteignent 50 à 60 % : non seulement les cibles ne sont pas touchées, mais les missiles constituent parfois un danger pour les armées russes elles-mêmes.

Les experts pro-russes admettent qu’en raison de la « pénurie de munitions de haute précision bon marché et nombreuses », l’armée russe doit s’appuyer sur des tirs d’artillerie ultra-concentrés, transformant les territoires ciblés en un paysage lunaire sans un seul bâtiment intact [Cf. Marioupol qui comptait 470 000 habitants].

Outre le fait qu’un certain nombre de munitions sont obsolètes ou mal utilisées, l’armée russe n’a rien à sa disposition dans certaines catégories. Par exemple, l’armée de l’air n’a pas de munitions aériennes guidées bon marché et produites en série, idéalement un analogue du système JDAM qui permet de mettre à niveau les bombes aériennes non guidées [45]. En outre, le nombre d’avions de repérage et surveillance électronique (COMJAM et ESM), de drones de reconnaissance et d’attaque et de satellites de reconnaissance spatiale est insuffisant.

8 – Un moral au plus bas
La tentative de mener la campagne militaire dans le secret comme une « opération spéciale s’est transformée en déroute : il semble qu’un nombre important de soldats russes n’étaient pas vraiment préparés à la guerre et n’avaient pas la moindre idée des buts et objectifs de celle-ci en Ukraine en février. Les récits des soldats russes qui apparaissent progressivement dans les médias brossent le même tableau : désordre organisationnel, corruption, incompétence des officiers, fatigue et apathie des militaires [46]. Mais il y a autre chose.

Par des pressions psychologiques, des menaces et l’utilisation de « l’analphabétisme juridique », les autorités obligent les citoyens mobilisés [des régions lointaines] à signer un contrat, ce qui les transforment en « volontaires » désignés. C’est ainsi que le Kremlin essaie de se ménager une échappatoire : « Garçon, on ne t’a pas forcé à aller dans cette guerre, tu as signé le contrat toi-même ». Cette manœuvre lève l’obstacle juridique constitué par le paragraphe de la loi sur la mobilisation qui la conditionne à l’existence d’une agression ou d’une menace d’agression contre la Russie. De plus, ni les « contractuels » déjà en service, ni ceux ainsi fraîchement mobilisés ne peuvent résilier leur contrat. Ainsi, nous ne sommes même pas en présence d’une armée de conscrits dans le style des xixe et xxe siècles, mais en présence d’une sorte de « servitude militaire » [47].

9 - Le très faible niveau des soldats

La campagne ukrainienne a montré à quel point le niveau des forces armées russes est faible. De nombreuses années de sélection négative et de recrutement de personnels dans les régions pauvres où le service militaire est considéré comme un ascenseur social, ont eu des conséquences désastreuses. Cela peut être constaté dans les endroits où l’armée russe s’est rendue et par ce qu’elle a laissé derrière elle : ce ne sont pas seulement des crimes de guerre évidents, tels que le meurtre de civils, le viol et le pillage [48].

De nombreuses maisons et appartements privés dans les territoires occupés ont été vandalisés sans aucun but rationnel apparent, avec des inscriptions offensantes (bourrées de fautes d’orthographe) laissées sur les murs [49].

10 – Le manque d’objectif clair
La campagne militaire russe en Ukraine n’a pas gagné la réputation d’une « guerre étrange » pour rien. Les objectifs officiellement déclarés sont si vagues et les actions sur le terrain si dispersées qu’il est extrêmement difficile de comprendre si les succès et les échecs militaires sont motivés par la rhétorique politique ou vice versa.

Au départ, les forces russes ont envahi l’Ukraine sur neuf fronts opérationnels à la fois, comptant apparemment sur des frappes éclair pour étourdir l’ennemi et le forcer à se rendre. Ce plan opérationnel a été construit sur une combinaison de frappes d’armes différentes, sur l’emploi de forces spéciales et de forces aéroportées, et sur des mouvements de colonnes mécanisées. Malgré des succès dans le sud, où elle a réussi à occuper un couloir terrestre vers la Crimée sans pertes importantes, l’armée a dû se retirer du nord de Kiev en mars.

La deuxième phase devait être une bataille à grande échelle pour le Donbass : le plan était d’encercler et de vaincre les unités ukrainiennes les mieux préparées au combat avec l’aide d’unités venues du nord. Mais la bataille en tant que telle ne s’est pas concrétisée : l’armée russe a avancé très lentement grâce à la supériorité écrasante de l’artillerie qui a détruit l’agglomération de Lyssychansk-Sievierodonetsk.

Au cours de la troisième phase, les forces ukrainiennes ont réussi non seulement à stopper la lente offensive russe grâce à l’artillerie à longue portée, mais aussi à lancer une contre-offensive, prenant l’initiative stratégique dans les provinces de Kherson et Kharkiv… ». Le 5 Octobre 2022.

Des schémas d’analyse préfabriqués et obsolètes

Avec cette analyse, nous avons un aperçu de la déliquescence de cette l’armée au début de l’invasion de l’Ukraine. En fait, la gangrène systémique qui la rongeait était présente depuis au moins trois décennies et avait atteint l’intérieur toutes les institutions [50] soviétiques sans exception, pour en arriver finalement à sa dissolution : cette « grande catastrophe géopolitique du xxe siècle » comme le dit Poutine est venue de l’intérieur même de cette bureaucratie militaro-policière ; point n’est besoin d’aller chercher une grand Satan occidental pour l’expliquer. Et ce que nous avions pu constater de visu en 1992 et qui était très clair aux yeux des russes car ils le vivaient au quotidien [51], – à savoir que toute l’économie était alors « surdéterminée par le militaire » – tout cela fut radicalement bouleversé après 1992 : l’économie fut alors entièrement tournée vers la rente pétro-gazière, tandis que la finance devenait tentaculaire et qu’’en conséquence, les oligarques devenaient des faiseurs de rois en s’appuyant sur les maffias. Dans ce contexte, l’armée ne présentait plus d’intérêt qu’à travers la revente de ses stocks en tous genres. Au point qu’à la fin des années 1990, le grand souci était que des « armes sensibles » ne soient acquises par des dictatures ou des mouvements djihadistes. Ailleurs, le néolibéralisme dictant sa loi, la conscription était abolie et les budgets militaires devenaient faméliques au point qu’ici même, il y a dix fois moins de divisions qu’à l’époque.

« Actualiser au forceps » [52] les analyses émises au début des années 1980 par Cornélius Castoriadis dont nous sommes un lecteur de longue date, en rapportant ce qu’il écrivait en 1981 comme une vérité toujours actuelle, c’est trahir l’auteur, car il aurait sans aucun doute compris les changements fondamentaux qui se sont produits depuis cette date. En effet, du point de vue du rôle politique, ce sont les « services de force » et notamment le KGB qui était devenu dominant, notamment depuis que son chef, Andropov, prît le pouvoir en 1982 [53]. Le concept de « stratocratie », pour décrire la domination de l’armée dans les appareils, est donc triplement caduque à présent : d’une part, c’est le KGB qui, de longue date, fut le vecteur de la gangrène généralisée de tout les appareils d’Etat grâce à ses possibilités d’exfiltrer ou de blanchir des masses de liquidités dans les innombrables succursales qu’il contrôlait de par le monde ; ajoutons, que selon une tradition bien établie en Urss, le KGB avait accumulé « des dossiers » sur tout un chacun… ; d’autre part, l’armée, qui n’offrait pas ces possibilités, fut « économiquement » et politiquement balayée dans les années 1990 par de multiples phénomènes connus qu’il serait trop long de développer ici (il subsistait évidemment des unités capables de faire la guerre à la manière soviétique – les spetsnaz entre autres formations spéciales – en Afghanistan, puis ailleurs) ; enfin, on le voit bien à sa faillite de 2022, sa bureaucratisation inouïe l’avait rendue globalement inefficace dans une guerre de grande ampleur, ce qui alimente les critiques des ultras et leur donne un certain écho, toutes choses qui n’auraient jamais pu se produire jusqu’au milieu des années 1980, époque où l’on pouvait encore parler de « stratocratie ». Last, but not least, lorsque Poutine déclara en 2000 devant un parterre de plusieurs milliers d’invités : « Je rentre à la maison », cela voulait explicitement dire que la maison était de longue date tenue par les siloviki et plus particulièrement par le FSB ex-KGB.

Pour en revenir à l’analyse ci-dessus de l’armée soviéto-stalinienne produite en octobre dernier, elle donne une idée de la corruption du haut en bas de la hiérarchie militaire et avalise, s’il en était encore besoin, les critiques émises depuis lors par certains de ses commandants ultras, dont on ne peut soutenir qu’ils ont agi sur ordre, bien au contraire, étant donné ce qui leur est arrivé par la suite...

Mais elle vient également contredire les arguments poutiniens qui consistent à dire que la défaite de mars 2022 est due à la coalition de « l’Occident collectif » ou à une intervention de l’Otan. Les prétextes avancés pour envahir l’Ukraine ont évolué au fil du temps et des péripéties de la guerre, mais il n’empêche qu’ici ou là, de vieux schémas d’interprétation avaient été convoqués, soit pour dénoncer une guerre « menée par l’impérialisme étatsunien contre une Russie assiégée » (un argumentaire qui plaît aux nostalgiques de l’URSS et de la guerre froide), soit pour défendre les « valeurs » en vogue au Kremlin (afin de rallier les extrêmes droites). Les travestissements de la vérité tiennent d’une longue tradition à Moscou et dans ses officines étrangères.

Rappelons que dès le premier Carnet de mars 2022, nous avions attiré l’attention sur le fait que l’agression en cours était la huitième que l’ex-chef du FSB en poste au Kremlin menait depuis 1998 [54]. Si la progression délibérée de l’Otan en Europe et ses actions militaires illégitimes ne pouvaient évidemment pas être ignorés [55], pas plus que les dizaines d’interventions armées des Etats-unis dans le monde depuis 1945 [56] et, s’il est évident qu’ils demeurent la première puissance [57] impériale – ce dont nous n’avons jamais douté –, il n’empêche que la réalité de l’agression poutinienne en Ukraine (faite de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de projets génocidaires [58]) n’est pas contestable, au contraire de ce que laisse supposer la propagande que Wagner fait jouer à plein en Afrique et ailleurs grâce à son usine à Trolls. Reste aussi qu’il y avait d’énormes intérêts économiques en jeu dans l’invasion, ce qui n’est la plupart du temps pas étudié, ni analysé : il est effet plus facile et gratifiant de discourir sur la psyché Poutinienne ou ses desseins géostratégiques [59].

Documenter les causes de la déroute initiale de l’armée « soviéto-stalinienne » a ceci d’important qu’elles invalide de vieilles lunes staliniennes, d’autant que les occidentaux s’étaient depuis longtemps compromis avec ce régime – au point de rester muets ou de bégayer devant chaque nouvelle agression poutinienne depuis vingt-trois ans – en échange d’hydrocarbures, de minerais rares et autres matières premières, de participations capitalistiques énormes dans ces industries et de possibilités de développement commerciaux immenses dans un marché de cent quarante millions d’habitants [60]. D’ailleurs, au début de l’invasion, les matériels militaires ukrainiens étant très majoritairement issus de la période soviétique, seuls les pays de l’ancien Comecon pouvaient leur être d’une aide efficace en ce domaine. Ajoutons, comme nous l’avons déjà écrit dans le « Carnet de guerre » #5, que les occidentaux et les états-uniens n’hésiterons pas à lâcher la population ukrainienne dès qu’ils seront convaincus que leurs intérêts l’exige.

Résumons : trois facteurs essentiels rendent compte de la débâcle de l’hiver 2022

D’une part, l’armée ukrainienne s’était évidemment aguerrie depuis l’invasion de 2014. D’autre part le pays lui-même s’est organisé pour défendre la capitale dès les premiers jours : entre les appels des autorités à fabriquer des cocktails Molotov et toutes sortes d’obstacles à la progression des véhicules de l’armée russe ou bien à s’enrôler dans les brigades territoriales, c’est finalement une grande partie de la population qui est alors entrée en Résistance, chacune et chacun selon ses possibilités. Enfin, c’est le mensonge généralisé du haut en bas de la hiérarchie politique et militaire russe, les malversations et le vol à grande échelle, la corruption généralisée, le manque d’encadrement et de matériels, l’impéritie totale des responsables d’opérations qui furent le facteur essentiel de cette cuisante défaite de mars-avril 2022. Cela a même frôlé la débilité profonde lorsque quelques mois plus tard furent commises à plusieurs reprises les mêmes erreurs tactiques dans le sud du pays, non loin de Vouhledar, ce qui eût pour conséquence la perte complète de la réputée 155e brigade d’infanterie de marine. Mais quelques-uns de ces généraux incapables (ou coupables de crimes de guerre) ont été décorés comme indiqué plus haut.

Pour clore le retour sur les débuts de cette invasion armée, rappelons qu’en février 2022, personne ne croyait à la capacité de résistance de ce peuple en formation, alors qu’il fut tant de fois mis à rude épreuve, en particulier par l’empire russe, le IIIe Reich et la colonisation soviétique [61] : les uns proposaient un taxi pour fuir à l’étranger, tandis que les autres essayaient de raisonner l’agresseur par des appels téléphoniques réitérés : on hésite sur les qualificatifs à employer pour décrire les attitudes du capital occidental…

Le 29 juillet 2023

[1À ce propos, la défense du quartier général du district militaire sud à Rostov a depuis été renforcée. Des fortifications en gabions et un véhicule blindé « Tigre » peuvent être observés derrière la clôture du quartier général. https://theins.ru/en/news/263443

[2Joshua Askew, « Le patron de la célèbre milice paramilitaire russe Wagner, Evgueni Prigojine, tente-t-il de prendre le contrôle d’un parti politique russe ? », Euronews, 11/04/2023, https://vu.fr/wNxJ

[3Reconnu responsable par le tribunal de La Haye de la destruction le 17 juillet 2014 du Boeing malaisien (vol MH17) avec 298 personnes à bord, condamné par contumace à la réclusion à perpétuité aux Pays-Bas.

[5« Spartacus revolts in the Russian army, AFU battles in the Zaporizhzhia direction. What happened on the front line on July 13 ? », The Insider, 14 July 2023, https://theins.ru/en/news/263443

[6Le général de division russe Popov affirme qu’il a été licencié « traîtreusement et ignoblement » après un rapport sur les problèmes de l’armée, The Insider, 13 juillet 2023, https://theins.ru/en/news/263401

[7Rbc, https://vu.fr/yuPr et Mediazone, https://vu.fr/PNem

[8Cette arrestation suggère que différentes factions du Kremlin et des entités de sécurité russes exploitent l’espace d’information et les informations secrètes russes pour faire avancer leurs objectifs politiques et financiers dans le contexte de la guerre. Une source interne a également affirmé que la récente arrestation pour corruption du vice-ministre russe du développement numérique Maxim Parshin était également liée à la lutte pour le contrôle de l’espace d’information en ligne et a noté que des responsables de l’administration présidentielle tels que le premier vice-chef du cabinet présidentiel Sergey Kiriyenko contrôlaient également un certain nombre de chaînes Telegram.

[9ISW du 15 juillet, https://vu.fr/SNVD

[10Auparavant, il a été chef de la sécurité et assistant du président russe Vladimir Poutine avant d’être promu à la tête du Forces d’opérations spéciales de l’armée russe, où il a supervisé l’annexion de la Crimée en 2014. L’année suivante, il devient vice-ministre de la Défense, détient le grade de lieutenant général et a reçu le titre de Héros de la Fédération de Russie.

[11Etude parue sur le site d’opposition The Insider et traduite par nos soins. Nous avons omis les points de suspension entre crochets […] afin d’alléger la lecture du texte. Que les lecteurs veuillent bien nous en excuser. Le texte intégral est ici : https://theins.ru/en/politics/255724

[12Congressional Research service, « Russia’s War in Ukraine : Military and Intelligence Aspects », 14 septembre 2022. https://crsreports.congress.gov/product/pdf/R/R47068

[17Victimes russes en Ukraine. Décompte de Mediazona, mis à jour. https://en.zona.media/article/2022/05/11/casualties_eng

[21https://t.me/dragon_dances/3136, des sites français ont également montré la chose…

[26Congressional Research service, « Russia’s War in Ukraine : Military and Intelligence Aspects », op. cit. et https://www.standard.co.uk/news/politics/uk-defence-spending-russia-war-ukraine-ben-wallace-nato-boris-johnson-b1009020.html

[32Ciblant, entre autres, les sans- abri et les patients d’une clinique psy : https://t.me/rotondamedia/3837, https://t.me/zakharovchannel/568 et https://theins.ru/politika/254329

[47Pavel Luzin, « Cinq raisons pour lesquelles la mobilisation est vouée à l’échec », 28 septembre 2022 https://theins.ru/en/opinion/pavel-luzin/255501

[50Il est impossible ici de rendre compte d’une étude en cours qui s’appuie sur 21 ouvrages édités depuis 1991. Que le lecteur veuille bien ne pas nous en tenir rigueur.

[51Il serait trop long ici de le détailler précisément, mais cela faisait l’objet de nombreuses remarques et discussion vespérales avec, entre autres personnes, des étudiants et enseignants de diverses disciplines qui venaient dans l’appartement communal du directeur de la cinémathèque de la ville…

[52Comme c’est le cas dans un article de Raffaele Alberto Ventura intitulé « Castoriadis devant la guerre en Ukraine », paru sur le site « Le Grand Continent » du 25 février 2022, https://legrandcontinent.eu/fr/2022/02/25/castoriadis-devant-la-guerre-en-ukraine/

[53Cf. entre autres, les ouvrages suivants : Virginie Coulloudon, La mafia en Union soviétique, JC Lattès, 1991. Evguenia Albats, La bombe à retardement. Enquête sur la survie du KGB, Plon, 1992. Igor Kliamkine et Lev Timofeev, La Russie de l’ombre, Presses de la Cité, 2000. Catherine Belton, Les hommes de Poutine. Comment le KGB s’est emparé de la Russie, (2020), Talents éd., juillet 2022.

[54Pour rappel, il s’agit des deux guerres de Tchétchénie dont la destruction de Grozny, de celles de Géorgie, d’Ukraine en 2014, de Syrie dont la destruction d’Alep, du Haut-Karabakh, du Kazakhstan, sans parler des guerres menées en Afrique par Wagner.

[55Lire le premier « Carnet de guerre » détaillé, à ce sujet.

[56Si nous sommes quelques uns à nous être opposés à sa guerre au Vietnam, et pas seulement avec des mots, nous ne nous hasarderons pas ici à une comparaison mortifère entre les barbaries menées par les uns et les autres en Afghanistan ou au Moyen-Orient contre les populations locales, mais il faut dire qu’elles se valent en horreurs. Les uns et les autres y auront laissé des plumes, mais à la différence des USA, le Kremlin est sorti renforcé de ses dernières guerres, notamment en Syrie.

[57Mais pas la plus ancienne, celle des tsars la devançant de plusieurs siècles…

[58Ce que le TPI a en partie confirmé en décembre 2022 en inculpant quelques responsables dont Vladimir Poutine.

[59Nous renvoyons donc aux « carnets de guerre » #2 et #5 qui tentent au moins d’aborder ces réalités économiques.

[60Nous pouvons même avancer à ce propos que la barbarie des uns s’est appuyée sur la veulerie intéressée des autres… En France, Auchan s’est particulièrement distingué, en allant même jusqu’à ravitailler l’armée russe : cf. à ce sujet Le Monde, le JDD et la presse des 15 et 17 février 2023. LVMH et Leroy-Merlin n’avaient pas non plus perdu de vue leurs intérêts en Russie…

[61Sur cela nous reviendrons aussi, ultérieurement.

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