Mayotte : journal de bord

4e épisode

paru dans lundimatin#484, le 22 juillet 2025

Ce texte prolonge ceux parus les 20 janvier, 5 février et 13 mai dernier. De nouveaux épisodes de vies, et ce quotidien qui se frotte âprement à l’âme quand on vit au plus près des habitants.

M’Bae

L’homme de 70 ans, voisin de quartier et ami, vit maintenant dans la rue. Le matin tôt il va à la mer pour se laver, la journée il reste à l’ombre ou déambule, et les jours passent ainsi. Il installe son carton pour la nuit sur les marches devant un magasin ; si à Mayotte il n’a pas à craindre le froid, il allume un encens pour chasser les moustiques – le chikungunya est très présent. Je lui apporte de quoi se restaurer, et lui gère son peu d’argent pour chiquer et fumer. Il guette mon arrivée en soirée. Nous discutons un long moment et je regagne ma petite chambre dans la ruelle bruyante. Sa situation est pour l’instant insoluble, je ne peux que financer en partie un hypothétique retour aux Comores en kwassa-kwassa. La mer est tourmentée pour des semaines, la saison n’est pas du tout propice pour ces traversées maritimes risquées dans tous les cas. Il répète : « Réparer le mal tous les jours, garde ton cœur, ne pense pas trop, ne fâche pas. Merci mon ange ». Il me parle des gris-gris ici à Mayotte, pratiques qui m’ont déjà été contées. Il est vrai qu’en terme d’énergie, on sent bien que quelque chose est changé depuis quelques mois, en particulier à Mamoudzou. La violence, une jeunesse grandissante laissée pour compte, la corruption à tous les niveaux et dans tous les secteurs, les dévastations de Chido toujours présentes, tous ceux qui partent, tous ceux qui arrivent, tous ceux qui espèrent partir, tous ceux qui espèrent arriver, cela en fait des vies de fortune et d’infortune... sur une île française dans le Canal du Mozambique, espace stratégique d’influences internationales dont les enjeux réels me sont toujours inextricables.

Des collégiens

Hakim, arrivé depuis peu des Comores, petit lecteur et petit scripteur il y a encore quelques mois, est invité à « la journée de l’excellence » organisée par le collège, une journée de festivités avec récompenses pour les jeunes méritants. Je n’aime pas le terme « excellence », mais pour celles et ceux qui ont relevé les défis de leur histoire, c’est un moment important et l’ensemble de la communauté éducative est engagée pour cet événement. Si son rêve est d’être pompier, pour Hakim comme pour des milliers de jeunes, les années à venir seront conditionnées par l’obtention de papiers, au moins des titres de séjour. Sa volonté farouche et sa détermination à comprendre dans un premier temps le système scolaire - comme savoir demander de l’aide et jouer de finesse dans les relations - ne suffiront pas à déjouer les choix politiques et les réalités plus crues pour les non français.

Pour Naël, pris en charge et épaulé à sa demande pour se donner une autre voie que celle de la rue, de ses violences et « business » en tous genres, le parcours est éminemment plus difficile. Disons que les habitudes et réflexes de défense sont toujours là, alors il clôt l’année avec une exclusion scolaire et comme il n’a pas toujours pas de papiers, sa présence est compromise pour la rentrée prochaine. Il n’a pas su mettre à distance les conflits entre villages que des bandes rivales de jeunes enflamment tant à l’extérieur qu’au sein même de l’établissement de 2000 élèves – les différentes cours sont organisées autour de clans que le personnel éducatif surveille à chaque récréation. Les filles sont là pour « chauffer » les garçons et à chaque première agitation ce sont tous les gamins qui arrivent et encerclent en huant les protagonistes de la bagarre - les gendarmes sont présents toute la journée devant l’enceinte barbelée du collège.

Chamsidine, un gamin inscrit en classe de 5e au vu de son âge, n’a jamais été scolarisé antérieurement. L’apprentissage de l’écriture en passe par celui du coloriage ; les progrès sont visibles dans le respect des traits de dessin mais l’alphabet n’est pas mémorisé. Il prononce avec joie quelques mots en français et vient avec enthousiasme dans la classe mais mes compétences s’arrêtent là ; il n’y aura pas pour lui un autre parcours éducatif possible.

Et puis il y a Omar. élève de quatrième. Il s’est présenté un matin de juin devant la porte : « Madame, moi aussi je veux venir en cours dans ta classe, je ne sais pas lire ». Nous disposons seulement de quatre heures en tête à tête. Effectivement, il ne connaît pas toutes les lettres de l’alphabet mais il les recopie déjà avec son style. Comme il s’exprime avec une certaine aisance, il découvre presque spontanément la lecture, le lien entre les syllabes et les mots. Cela le rend heureux, ses yeux brillent et son sourire immense est cadeau ; il suffisait de cet espace privilégié et de toute l’attention réciproque nécessaire. Nous faisons une pause et il me parle avec plaisir de ses chèvres, m’explique les mises-bas et le nourrissage des petits, mais il n’assiste pas encore à la mise à mort, trop jeune lui dit son père.

Prières et chants

Claude, réfugié politique congolais, taximan, m’a invitée un dimanche matin à l’inauguration d’un lieu de prière du renouveau pentecôtiste. Sans être croyant, l’on peut se douter de l’importance de la journée, l’invitation est un honneur. La zone est presque désaffectée, beaucoup de poussières, des tas d’ordures, un point d’eau, un terrain vague où s’improvise une partie de foot, des conteneurs transformés en habitation et entre deux bâtiments de fortune l’entrée de la paroisse décorée pour l’occasion. Il y a une centaine de personnes endimanchées, mon arrivée est remarquée : je me découvre la seule blanche. J’ai droit aux remerciements publics et un repas partagé à la table d’honneur. J’assiste donc à la cérémonie, deux personnes m’interprètent les prières et chants en swahili - langue bantoue, en congolais et rwandais. Des chorales d’enfants et d’adultes, beaucoup de ferveur, d’émotions et de cris. « Nous, on n’a pas de psychologues ou autres personnes pour nous écouter, alors on vient dire notre souffrance dans ce lieu collectif, on prie ensemble et ça, ça nous fait du bien. Quand on repart, on se sent mieux ». La communauté est globalement bien acceptée par les comoriens voisins. Je réalise à quel point Mayotte est envisagée comme terre de passage, mais malheureusement des désillusions et complications permanentes pour les réfugiés qui se retrouvent, pour certains, des années sur cette île sans réel espoir d’un départ. Les récits de leurs vies sont désarmants. Avec l’abrogation pour 2030 du titre de séjour territorialisé la situation devrait s’éclaircir – actuellement, tout immigré pourtant en situation régulière à Mayotte ne peut se rendre librement ailleurs en France.

« J’aurais bientôt une bonne nouvelle, enfin je l’espère, tu seras heureuse. On se reverra en métropole, c’est promis », me confie Claude. Peut-être que d’ici à la fin de l’année il aura pu quitter Mayotte où la vie lui est bien difficile. « Depuis janvier, je me suis déjà fait voler trois smartphones », et de me montrer un dépôt de plainte. Les agressions et vols sont quotidiens et menacé par une machette, on ne fait pas de résistance. « Tu imagines revenir un jour vivre chez toi au Congo ? » je lui demande naïvement, tout en sachant les tensions et guérillas locales. « Mais en fait tu ne sais pas ce qu’il se passe là-bas ! Peut-être dans une ou deux générations, et encore... » me répond-il avec une pointe de tension. « Tu sais, là-bas, ils nous tuent et... ce sont des barbares ». A deux jours de mon départ, nous nous retrouvons dans sa voiture pour partager café et gâteaux. Claude se pose et témoigne toute sa reconnaissance, il se souvient de chaque moment de soutien, tout simplement s’être intéressée à sa vie, avoir cherché avec lui des solutions et préservé l’espoir. Je suis très touchée, non pas parce qu’il me renvoie, mais par la façon dont il me parle simplement, avec une pudeur tranquille, son émotion est palpable. « J’ai tes cadeaux pour mes petites. Peut-être un jour je les reverrai ». Je me souviens d’une dame qui disait « si seulement chacun faisait sa part... », alors je peux dire que j’ai fait un peu la mienne, mais il est difficile de se satisfaire ainsi.

Des départs et des vies installées

Nassibia a donc fait le choix de quitter Mayotte avec sa cadette qui a la nationalité française ; nous nous sommes dit au revoir. Sa fille aînée qui n’a pas de papiers reste donc ici, chez une tante, enfin, c’est comme ça au début... Elles sont parties pour un long périple, vers la métropole, pourront-elles atteindre leur destination ? la somme requise pour ce voyage est de milliers d’euros. « Je n’ai pas le choix. Tu comprends, je n’en peux plus ici. Partir, c’est notre seule chance. J’ai parlé longuement à ma grande. La vie c’est dur, c’est comme ça qu’elle va apprendre à s’en sortir ». Je ne juge pas, évidemment, mais tout de même. C’est ainsi pour nombre de jeunes à Mayotte, comme pour Houssam que je présentais dans un article précédent. Sa carte de séjour n’est plus valide depuis deux semaines, alors maintenant il ne sort quasiment plus de la maison qu’il occupe contre services ; la PAF rôde et les drones aussi.

L’anjouanais voisin qui tient un boui-boui est tous les soirs installé devant son smartphone à enregistrer et émettre une vidéo pour la résistance aux Comores face à la politique actuelle. Il aime discuter et demander conseil. « Nous les Anjouanais on n’a jamais été d’accord avec les Grands Comoriens, on ne s’entend pas. On a besoin de la France, nous aussi on voulait rester français quand il y a eu le vote. On ne sait rien faire, on n’a pas d’ingénieurs, mais on aimerait apprendre, être formés. Il y a beaucoup de cascades chez nous, beaucoup d’eau, beaucoup de fruits, la vie pourrait être bonne... mais on a besoin de vous ». En tant qu’anjouanais, il est parfois agressé pour sa position, mais il assume ; il est le personnage incontournable du quartier, un peu le « chef ».

Il n’y a pas un jour sans chats

Des miaulements forts et graves depuis deux jours, une trombine furtive de chaton apparaît sous un container, impossible de l’approcher. Un autre chaton gît à quelques mètres dans la poussière, le corps déjà gonflé par la chaleur cuisante. Le troisième jour je tente une approche avec un bout de poulet récupéré dans une barquette jetée au sol. Je reste un long moment accroupie près de cette masse métallique dégueulant de produits venus de Chine, il fait bientôt nuit mais nous serons plus tranquilles pour faire connaissance, s’il le souhaite. Il s’aventure enfin, va vers le menu repas, hésite. Il préfère m’approcher, fait des allers retours, ne mange pas vraiment. Elle cherche autre chose car c’est en fait une petite minette noire et blanche. Il faudra encore attendre le lendemain pour qu’elle vienne me sentir. Elle est très maigre, a tout au plus quatre mois. Et puis soudainement la voilà à demander des caresses. Elle tremble et miaule, son corps chétif épouse la moindre surface de contact avec mes doigts. Et là je comprends que le toucher lui est vital, bien plus qu’un repas, la nourriture du toucher, elle se sent ainsi vivante. Depuis combien de temps est-elle seule ? La voilà qui grimpe sur mes jambes, avec hésitation mais tout de même, et se blottit contre mon ventre, elle pourrait rentrer dedans qu’elle le ferait. Nous nous rencontrerons deux jours ainsi ; lui parler et la rassurer. Le container a été retiré. Il n’y a plus de petit chat, reste le cadavre en putréfaction.

Et puis il y a l’histoire de ce jeune chat sauvage qu’il a fallu achever pour lui épargner une longue agonie : la colonne vertébrale brisée par la gueule d’un chien de dakou (délinquant à Mayotte) il gisait sans bouger, miaulant sans fin. Des jeunes sportifs m’ont demandé de prendre la décision, puis ils ont eu le courage de porter l’acte que je ne pouvais assumer. Une petite sépulture de terre et branches séchées. Plus loin, des chatons non sevrés sont dans les mains d’enfants qui les déposeront de-ci de-là dans des coins de rue. L’autre matin sur une plage, une grande tortue verte elle aussi agonisante, attaquée par des chiens errants après avoir pondu sur les hauteurs ; elle n’a pas eu le temps de rejoindre la mer au petit matin. Prise en charge par des soigneurs, elle n’a pu survivre aux plaies profondes.

Pêle-mêle

Dernier nourrissage des makis ; je quitte Mayotte. C’est la saison chaude et sèche qui s’installe avec les alizés, la végétation roussit jour après jour. Je siffle et les entends sautant de branches en branches s’approcher de notre lieu habituel, à une heure presque habituelle - c’est la leçon du renard du Petit Prince. Je n’ai que des dattes mais ils s’en délectent et s’en gavent surtout. Je les ai observés grignoter quelques feuilles, une bien maigre nourriture. Je me lave les mains après le nourrissage, comme à l’accoutumé, et là, la femelle dominante se précipite et lèche la terre humide, c’est bien la première fois qu’elle se comporte ainsi : les makis sont donc assoiffés ! Je mets de l’eau dans la boite à datte et ils la vident en quelques secondes. Nous restons ensemble un moment, ils me regardent toujours curieux et attentifs. Malgré ces nourrissages, ils demeurent sauvages et grimpent à la moindre approche d’un promeneur. Je les quitte inquiète.

Depuis quelques semaines j’observe quotidiennement les activités de trois nids de fourmis au pied du bureau de la salle de classe. Des balades sur le pan de mur toute la journée, un quatrième nid se prépare, cela commence à faire beaucoup. Je décide de les contraindre au départ, espérant qu’elles investissent un autre lieu. Quelques gouttes d’eau délicatement à l’entrée des trous. Et là, c’est impressionnant : en deux secondes des lignes noires tracent sur le mur, elles transportent les œufs, les fourmis reines sont dans la file. Je renouvelle l’opération, attends un long moment et ne voyant plus d’activité, bouche les entrées. Bien mal m’en a pris, le lendemain matin, les fourmis ont investi l’ordinateur... je souris de mon manque de projection. Les nids débouchés, elles les réinvestissent illico.

Une fin de journée à Mamoudzou en trois moments :

Une fuite d’eau importante chez le voisin absent, ça coule dans la rue. Je préviens ma propriétaire mais elle ne veut rien faire car elle est en froid avec lui, « Mais c’est de l’eau perdue, on manque d’eau à Mayotte... », « Tu ne te mêles pas de ça ! », répond-elle avec colère. Désemparée, je file à la pointe Mahabou, un parc un peu préservé où vivent quelques makis sauvages. La veille, un groupe d’une vingtaine d’adultes et enfants était venu y faire une fête. Et c’était à craindre : le sol est jonché de leurs déchets, partout éparpillés par le vent, la mer en contre-bas. Je ne comprends pas.

De retour à la ville dans l’obscurité, je croise dans une rue une fillette qui supplie sa mère en pleurant « je veux plus y aller ! », elle hurle, une vraie détresse. Elles descendent au sous-sol d’une maison et la petite de crier encore, des coups portés. Je file à la police municipale à moins de 100 mètres : « On les connaît, on est déjà intervenu, la mère tape la petite. On ira voir plus tard ». Je reste sans voix.

Pour m’épargner des bruits du quartier en fin de soirée, je pars m’installer sur les marches de la mairie et lis quelques pages. Mais depuis peu je suis intranquille, envie de partir de Mayotte, sans doute la fatigue physique et psychique. Un petit homme qui vit dehors s’approche et me tourne autour, en cercles de plus en plus étroits. Il commence à me poser des questions, je parle calmement mais la tension monte. « Tu es un fantôme, tu n’existes pas. Sale blanche ! Dégage la France ! » et de me cracher au visage en me menaçant de son poing ; je pars les jambes en guimauve. Le lendemain, cet homme vient me voir et me présente ses excuses : il avait fumé... il n’empêche, ses paroles en disaient long. Nous nous saluons maintenant tous les jours mais je reste prudente. « Du goudron sur du goudron, ça c’est Colas, la terre ne respire pas », il me parle aussi de la jeunesse qu’il faut aider, des problèmes de drogue. Il m’emmène voir un bout de terrain entre deux maisons au bord de route, peut-être 10 mètres carrés de terre recouverte de déchets et broussailles. C’est là qu’il veut construire un abri en tôle pour son frère et lui, « ma maison ». Il est content de ce projet. Je ne pense plus.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :