Mario Tronti, In Memoriam

La politique au crépuscule

paru dans lundimatin#393, le 4 septembre 2023

Le 7 août dernier disparaissait Mario Tronti (Rome, 1931), dont il a quelquefois été question dans ces pages et qui fut, avec quelques autres, l’inventeur de l’opéraïsme italien, tout en restant toutefois et malgré tout pour la gauche italienne une ‘énigme’ (Negri) qu’il faudra encore bien des années pour la pouvoir résoudre. N’est-ce pas lui qui, en 2017, prononça au Sénat italien (dont il était membre) un discours sur la révolution d’octobre, qui commençait en évoquant un mot de Chou En Lai à qui l’on demandait ce qu’il pensait de la révolution française de 1789 et qui répondit : « il est encore trop tôt pour se prononcer ».

Espérons toutefois que le temps viendra plus vite où l’on pourra se prononcer sur les apports théoriques de Tronti dans leur globalité et complexité, depuis Ouvriers et capital (1966) jusqu’à la Sagesse de la lutte (2021), que nous avions fait paraître en français l’année dernière « dans le silence le plus tendu ». Nous avons appris la mort de Tronti, alors que nous devions envoyer à l’imprimeur la réédition dans L’éclat/poche de La politique au crépuscule, paru une première fois dans la collection « Premier secours », en septembre 2000. La traduction était de Michel Valensi. Tronti avait été ravi de cette réédition « vingt ans après » et l’attendait d’autant que l’édition italienne chez Einaudi était épuisée et que l’éditeur n’avait pas l’intention de la republier. Elle paraîtra augmentée d’une Note de l’éditeur, que nous avions envoyée à Tronti et sur laquelle il n’a pas pu nous répondre, mais des amis communs nous ont confirmé son nihil obstat. Lundimatin a bien voulu la publier ici en "bonnes feuilles" d’un livre à paraître à la toute fin du mois de septembre. La couverture fleurie de Patricia Farazzi s’était imposée aussi pour donner à ce titre tous ses sens possibles.

à mario tronti, in memoriam

Dans un récent entretien accordé à un magazine italien, Mario Tronti (1931-2023) évoque « une extraordinaire page de Lukács dans la préface de 1962 à sa Théorie du roman, écrite en 1914-1915 : La voici : “Dans la mesure où, à cette époque, je tentais de porter à un plus haut niveau de conscience mes prises de position émotionnelles, j’en étais arrivé à la conclusion suivante : les empires du centre l’emporteront probablement sur la Russie, ce qui devrait conduire à l’écroulement du tsarisme et cela me convient parfaitement. Reste aussi la possibilité que l’Occident l’emporte sur l’Allemagne, ce qui entraînera la chute des Hohenzollern et des Habsbourg, et cela me convient tout aussi parfaitement. Mais, parvenu à ce point, demeure la question : Qui nous sauvera de la civilisation occidentale ?” ».

Et Tronti poursuit : « À y repenser, je ne peux ajouter à cela que cette seule observation : cette question impertinente que l’on pouvait encore poser librement aux débuts de l’obscur vingtième siècle, peut-on encore la poser tout aussi librement aux débuts de ce brillant vingt et unième siècle sans se faire crucifier ? »

Dans La politique au crépuscule, dont l’avant-dire est daté du 7 octobre 1998, à la fin de l’ancien siècle, tour à tour grand et petit vingtième siècle, grand dans ses perspectives, petit dans ses résolutions, tout entier traversé par la politique qui naît et se meurt avec lui et dont les braises palpitent encore dans le vingt-et-unième, attisées par une génération qui cherche pourtant son souffle, la thèse de Tronti est tout aussi impertinente : « Le mouvement ouvrier n’a pas été vaincu par le capitalisme. Le mouvement ouvrier a été vaincu par la démocratie. » Alors, parvenus à ce terme, et parce que « la défaite ouvrière du vingtième siècle a été une tragédie pour la civilisation humaine tout entière », la question pourrait être : « Qui nous sauvera de la démocratie ? »

En Italie, quelques-uns et quelques-unes savent que Mario Tronti est de ceux qui posent les bonnes questions impertinentes et ne craint pas la crucifixion, à laquelle doit s’attendre l’intellectuel organique qui accorde ses pensées à ses paroles et ses paroles à ses actes. D’aucuns, jadis, la subirent dans leur chair, d’autres l’appelèrent secrètement de leurs vœux, comme l’écrit María Zambrano à propos de son ami José Bergamín, qui voulut que sa mort « à l’ombre de l’Euskadi Ta Askatasuna (eta) … fût un reproche … au mensonge, à la fausseté, aux félons, à tout ». Mais, à l’ère de la communication généralisée, le temps moderne sait la présenter sous des formes moins spectaculaires quand, à défaut de croix, il a recours au « silence », avec lequel, écrivait Giorgio, Colli, « on tue les invincibles ».

Et c’est probablement pourquoi la France n’a qu’une idée très vague de l’œuvre de Mario Tronti, dont quelques livres pourtant sont traduits. Depuis Ouvriers et Capital (1966, tr. fr. 1977, rééd. Entremonde, 2016) jusqu’au récent La sagesse de la lutte (2021, tr. L’éclat, 2022), paru à l’occasion des quatre-vingt-dix ans de l’auteur, en passant par Nous opéraïstes : le roman de formation des années soixante en Italie (2009, tr. L’éclat, 2013), ou ses ‘fragments de vie et de pensée’, publiés aux éditions de la Tempête sous le titre De l’esprit libre (2015, tr. La tempête, 2016).

Il n’empêche qu’à relire aujourd’hui cette Politique au crépuscule, on ne peut s’empêcher de penser que cet ‘esprit libre’, inventeur, avec quelques autres, de l’opéraïsme italien, qui fut et est encore une manière de penser la politique ou une manière politique de penser, a eu raison du temps qui passe, raison de notre temps déraisonnable, parce qu’il allie une extrême précision de l’idée à une langue « scandée, ciselée, combative, constante, agressive et lucide », exemplaire entre toutes de ce que peut être l’écriture de la politique quand elle parle de la vie vraie.

Ainsi, presque un quart de siècle plus tard, et quelques semaines après la disparition de Tronti le 7 août 2023, la Politique au crépuscule reparaît, intacte, dans un format de poche qui permettra à des générations nouvelles d’entendre une fois encore, l’une des voix les plus originales de la pensée politique contemporaine, d’autant que ce crépuscule annoncé, qui n’en finit pas de se diluer dans l’atmosphère lorsque le soleil vient de se coucher, a aussi cette particularité, propre à la seule langue française, de désigner aussi cette lueur atmosphérique due à la diffusion de la lumière au point du jour, lorsque le soleil va se lever. Incipit, alors, vita nova ?

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