London Metal Exchange

Patrick Condé

paru dans lundimatin#333, le 4 avril 2022

La question des rapports entre économie et religion est vaste. Trois approches, par exemple, entre-aperçues ci-dessous sont sans doute éclairantes, bien que sous différents accents.

Le philosophe Pierre Musso parle de religion industrielle. Le journaliste Stéphane Foucart insiste plus sur les formes de l’institution religieuse du Marché, calquées sur celle de n’importe quel culte (mais plutôt le chrétien en l’occurrence). Quand l’approche de Jacques Fradin aborde les rouages fonctionnels de la religiosité profonde non pas du « fait économique », caractère trop phénoménologique, mais du despotisme économique – de l’économie comme politique théocratique.

Pierre Musso, La religion industrielle :

« Notre vision de l’industrie est inexacte : notre société est plus ’hyper-industrielle’ que ’post-industrielle’. Le paradigme est double : rencontre entre le dogme cybernétique et le dogme managérial. Nous sommes entrés dans une ère de surrationnalisme : la gouvernance des hommes par les chiffres, les nombres, les machines. Penser à partir de l’entreprise, c’est assimiler la société à une manufacture. La vision du monde la plus largement partagée combine foi et loi : les règles du croire, et des normes de comportement. La religion ne disparaît pas, elle se métamorphose. »

A propos du livre de Stéphane Foucart, Des marchés et des dieux :

« 2007-2008 : la crise des subprimes plonge le monde dans la stupeur. Personne, ou presque, ne l’a vue venir, et surtout pas les économistes mainstream. L’économie n’était-elle pas censée être une science infaillible ?

Peut-être est-ce tout le contraire. Dans l’Occident postreligieux, le discours économique semble avoir pris la place du sacré. Ce culte a pour principe divin le Marché, incarné par une multitude de Marchés dont l’appétit n’est apaisé que par la croissance. Il a pour valeur cardinale la liberté d’entreprendre, pour idéal l’équilibre et pour credo l’infinitude du monde, condition à la satisfaction des dieux. Il a ses temples, ces grandes bâtisses d’allure gréco-romaine où valsent les indices, reflets des humeurs divines changeantes. Il a ses rites de consommation ; il a son clergé, la finance, et ses archiprêtres, les grands banquiers centraux, seuls capables d’apaiser la colère divine.

Progressivement, depuis le XVIIIe siècle, l’économie a acquis l’autorité dont était investie la religion. Elle ne s’attaque plus à l’astronomie et à la biologie, comme le christianisme avant elle, mais s’en prend à l’écologie et à toutes les sciences qui fixent des limites au Marché. Le nouveau Jupiter, c’est lui ».

Jacques Fradin, extraits de La fusion économique du christianisme autoritaire - L’économie envisagée comme religion (lm) :

« Et c’est parce que l’Europe est une union économique, un marché unifié, dit “commun”, qu’elle revendique une tradition, une unité chrétienne.
Car la religion économique, avec sa soif d’ordre normal et placide, peut COMPTER sans limite sur cette tradition chrétienne, ecclésiale, autoritaire, étatique.
(…)
Bien loin qu’il n’y ait qu’une unique tradition chrétienne, qui colorerait l’Europe du grand marché, il y a d’abord un christianisme d’ordre qui a accepté l’armistice économique comme le champ d’une nouvelle unité œcuménique, catholiques et protestants unis pour l’enrichissement salutaire. Christianisme d’ordre de patronage qui prospère sur l’anéantissement d’un autre christianisme refoulé se revendiquant du christ pauvre, de l’humain en lutte contre l’économie.
Ce christianisme du pauvre, le communisme anti-économique, étant l’autre tradition chrétienne de l’Europe ; tradition traquée et pourchassée.
(…)
l’économie, l’ordre moral qu’elle constitue, est religion.
Ce que veut dire « éco-Nomie » : savoir mettre de l’ordre dans sa maison.
Se retrouve la plus vieille question de l’ordre ».

* * *

Par hasard, je suis tombé sur des vidéos exposant des séances tenues au London metal exchange, Bourse des métaux londonienne, présentée comme dernière bourse physiquement vivante en Europe.

Plus qu’à la théorie de l’économie comme religion, je m’attarde alors devant ces images sidérantes, bien que connues et archi-connues, banalisées dans le flux continu du Spectacle. Mais le Spectacle ne nous livre jamais que la vérité de ce qui se dérobe. Il faut se souvenir du tout début du « Joli mai » où Chris Marker fait un pas de côté, interrogeant ces élégants qui parlent de la politique devant la Bourse de Paris où certains travaillent. De fait, la bourse est aussi vieille que l’industrie, et l’une et l’autre ont peut-être appris plus avant de l’économie des monastères, et de l’incarnation du Verbe-Capital dans la chair du pénitencier appariant foi et loi – de l’horloge du monastère à celle de la manufacture, puis à celle de l’usine et à celle dé-réglée de la plateforme. Connue comme phénomène, coursiers d’apparat en frac et redingote à l’origine dès le XVIIIe siècle, la fureur boursière n’en demeure pas moins chargée de mystère, plus encore que dans son rituel spectaculaire, dans le nerf de la passion qui agite tous ces pantins du capital.

Le chef – Head of Trading Operations du London metal exchange indique bien dans son commentaire qu’en dépit du chaos apparent, convulsif et déchaîné, les règles de la spéculation sont très strictes et que chaque geste ou signe correspond à des éléments de langage précis. Et en effet, chacun (plus que chacune, les femmes en infime minorité) semble s’y retrouver dans tout ce bordel apparent, a été formé à l’invective, la palabre, la valse des chiffres, la gestuelle, la réactivité à la vitesse de l’éclair. Quel « Verbe » s’incarne encore ici, et dans quelle chair ?

C’est une arène, avec gladiateurs bien mis de leur personne, hyper-connectés et perfusés de câbles tirebouchonnés en tout genre, et d’une énergie à toute épreuve. Cette énergie, d’où la tirent-ils ? Là réside le profond mystère. L’exaltation de la foi est, dans la religion, un fait plutôt solitaire, le fanatisme est plus massif. Sont-ils fanatiques ? Galvanisés par des méthodes de management qui en font des winners indécrottables, certes, mais encore ? Être sans arrêt dans la montée d’adrénaline et de testostérone, sur le ring dans le match de boxe comme métaphore mais non comme réalité (au corps à corps, 1 contre 1, ils ne seraient peut-être pas si vaillants et forts), n’avoir en bouche qu’un langage réduit à quelques mots-clés et surtout une avalanche de chiffres et d’équations sommaires, Verbe déchu et d’autant plus terrifiant, fidèles lieutenants (pour un temps) de la multinationale dont ils défendent les valeurs en bourse, de quoi sont faites leurs vies religieusement soumises à l’Église transactionnelle, totalement coupées des effets directs de leurs décisions sur les humains que nous sommes ? Sont-ils définitivement inhumains ?

Les traders du London metal exchange ont-ils atteint le degré extrême du détachement, de l’indifférence aux malheurs d’autrui qu’ils provoquent, comme les nazis furent indifférents à leurs crimes et prétendaient n’obéir qu’aux ordres ? Johann Chapoutot dirait peut-être qu’en effet, et ceux-là traders, exemplairement pour tout le monde, sont « libres d’obéir ». De la religion, on ne retiendrait alors que l’obéissance, inscrite dans un nouvel état de l’Économie comme seconde Nature. On s’empressera de traduire : sont plus que d’autres encore esclaves de leur liberté d’obéir, soumis à la terreur d’un Dieu chiffré, malgré leurs émoluments bien supérieurs à ceux du moindre ouvrier de chantier. Mais l’ouvrier de chantier, dans sa misère, ne prend plus l’entrepreneur pour un Dieu, a encore la chance de pouvoir rencontrer un jour ou l’autre une lutte, qui l’éclaire violemment sur sa condition, tandis que le trader non. La bourse, il l’aime (il l’adore), ou il la quitte. Le slogan parcourt tout le spectre de la domination impitoyable du capital, gravé à même la peau sur les citoyens assujettis à son ordre sociétal autant que sur les étrangers.

Le trader est-il sujet au burn out ? On dirait bien plus que le burn out est son état ordinaire, qu’il est entraîné à cet état de surchauffe comme un sportif de haut niveau, que sa maladie le rend bien portant, bien porté par et sur la chose. Nul doute qu’entre le sport « à risques » et le trading, il y a plus qu’une parenté - une identité. Un sport spécifique toutefois, on entre dans l’arène et on en sort sans arrêt, l’autre n’est pas véritablement un adversaire mais plutôt un partenaire, tous concourent au meilleur résultat possible à la nanoseconde, pour que l’ordre du monde de la finance gouvernant les marchés soit constamment maintenu et constamment bouleversé. Pour que le désordre guerrier du monde, impactant celui de la bourse, soit aussitôt intégré et valorisé à coup de flambées et de dégringolades incessantes, qui elles-mêmes impactent en retour l’ordre du monde. Il faut croire, beaucoup croire au fond, pour appeler ça encore un ordre.

Croient-ils à ce qui les fait exulter, éructer, transpirer, vivre ? Entièrement dévoués corps et âmes, ont-ils le temps d’aller pisser et plus, lorsque tout se joue à la nanoseconde ? Leur corps est-il la matière vouée au diable, honte de leur esprit ? N’est-il pas plutôt dévoué à la performance, comme lors de tout évènement sportif, à la transsubstantiation oui, bien qu’un joueur de foot défaillant se fait aussitôt remplacer, et eux ? Sans doute, sans doute eux aussi, ils sont d’ailleurs peut-être plusieurs au service de la même écurie, au cas où. Mais un mauvais résultat, une valeur en chute libre, produit quel effet physique immédiat sur chacun d’eux ?

Je reste effaré devant tant de familière étrangeté, car le rituel semble inscrit pour l’éternité, même lorsqu’on parle de la Bourse en chute libre. En chute libre signifie juste un mauvais moment à passer, le principe de la spéculation n’est jamais remis en cause, on espère toujours « une conjoncture de nouveau favorable à la reprise des échanges ». Ainsi tant que le capitalisme vivra de sa propre espérance en acte et de ses prophéties à court terme. L’effervescence et les aboiements des roquets de la bourse dépend absolument d’une certaine stabilité du consentement à travailler, coloniser, exterminer, extraire, exploiter, épuiser mais continuer à transformer, vendre et acheter, soumettre, détruire. Probable que le jour où ce consentement aura du plomb dans l’aile, l’immense fiction théâtrale, spectaculaire, surcodée et paisiblement harassée dans sa fureur boursière s’effondrera (bien que l’effondrement fasse partie du jeu). Il faudrait que le pâtre soit chassé à coups de pied au cul par les agneaux, or le pâtre a cédé sa place à l’algorithme. Aucune manif d’insurgés n’envisage ni n’envisagea d’ailleurs d’envahir la Bourse, qui serait défendue alors comme un quartier général d’armée, une centrale nucléaire, l’Élysée. Le mouvement OccupyWallStreet ne put qu’envahir la place devant Wall Street, aussitôt refoulé par la police dans un parc adjacent où il établit son campement.

Wall Street fut désigné à la fois comme le haut lieu de l’âme damnée de ce monde et symbole le plus abstrait de sa gouvernance. Le symbole peut être démoli, condamné, disséqué dans son fonctionnement et sa figure, mais jamais dans sa réalité physique et charnelle, jamais dans sa pratique religieuse, toute imprégnée de mystère. On aura beau dire que ce ne sont que des pauvres types, témoin le pauvre Kerviel, qui s’effondrent au moindre pépin, leur hargne visible, qui crève les yeux dans les vidéos, leur passion du jeu coupée de tout ce qui n’y participe pas, le petit cercle des intégristes de la valeur a-t-il un dieu, d’autant plus présent qu’il s’absente chaque jour un peu plus ? Devant quelle irréalité se prosternent-ils ? L’appât enrégimenté du gain aurait-il cette force d’attraction, de conviction, d’exécution, de destruction, de croyance, de renoncement ? La pulsion négative positivée en compétition de foire d’empoigne à haut risque est-elle vraiment dévotion religieuse encadrée par un ordre du désordre constant ? Quel est le haut du sommet de la hiérarchie invisible qui dirige l’anarcho-capitalisme ? Quelle récompense pour ces fidèles coursiers, chiens de course de la valeur ? S’asseoir dans leur divan moelleux en sirotant une bière, à côté de leur femme dont ils caressent les seins en matant un film de… de quoi ? Ou bien lisent-ils plutôt Proust à leurs heures perdues, vraiment perdues ? Aspirent-ils à créer une Fondation et ouvrir une Galerie d’art portant leur nom, charité faite mécénat ? Faudrait-il qu’ils aient encore le temps de vivre « par ailleurs », la Bourse n’est-elle pas leur monastère où ils passent le plus clair de leur temps si sombre ? Peut-être sont-ils croyants fervents, et vont-ils à la messe chaque dimanche, après tout, baignant dans l’eau bénite d’une économie de Providence et de récompense méritée, transfert et trafic de transcendance de l’État du Bien au Marché des Biens, avec la tranquille bénédiction du Pape pour un supplément d’âme hors compte ? Mais cela relève de l’anecdote.

Car l’infinité du monde, relevée par S. Foucart, comme l’enrichissement salutaire - motif ancré chez les catholiques comme chez les protestants selon J. Fradin, en ont pris un sérieux coup depuis ce qu’il est convenu d’appeler le capitalisme financier, lequel ne peut se nommer en regret d’un capitalisme vertueux antérieur, s’il n’est que l’aboutissement logique le plus abstrait de son économie en son origine. De même l’aura du Verbe incarné disparaît sous le bruit des acronymes et borborygmes de finance proférés. La domination du capital s’effectue désormais sur un monde fini, dont la finitude et l’épuisement sont des menaces constantes et endémiques pour son « développement » ; et l’enrichissement des Emirs du Koweit ou d’Arabie Saoudite n’a rien de particulièrement protestant ni catholique. Bien plus, n’importe quel athée convaincu aspire autant à la richesse la plus crasse, la plus échevelée et destructrice y compris même de son propre ordre, que le catho ou le huguenot détenteurs d’un ordre moral qui voudrait résister contre vents et marées… aux remous océaniques de la richesse elle-même. Le Verbe éructe sans amarres, en pleine mer des valeurs.

Tout ne tient plus que par la police, et par le saut à l’élastique. La jouissance du trader reste le mystère le plus absolu, si peu religieuse (nous sommes loin de la pâmoison de Ste Thérèse), si soumise aux dents de la scie économique, aux émois de la théorie des jeux en actes, au décervelage inouï, à la déshumanisation en costard-cravate, à la connerie de la valeur. Le vœu chrétien ou brechtien de pauvreté est pour cette connerie, l’aberration suprême, contre nature. Mais ce n’est peut-être même plus la richesse qui commande les émois, mais plutôt la frénésie des comportements qui brûlent, comme dans une salle de supporters fanatiques hurlant pour leur candidat à la présidentielle, comme dans les stades, comme dans les boîtes de nuit, comme… Foi et loi ont fusionné dans les corps en fusion, suppliciés de l’argent-maître.

La richesse, comme la chair des riches, est si triste, et les riches, ces riches-là (sont-ils d’ailleurs si riches ces tâcherons du capital qui fait le yoyo) du moins ils le savent, il leur faut des rituels de reconnaissance et d’exécution immédiate, des challenges d’une hystérie pure, qui ne sera jamais satisfaite, toujours arrimée au manque. La nanoseconde réclame un ascétisme d’une rigueur jusqu’alors inégalée. Mystère vidé et affranchi de toute exégèse copulant avec la rationalité comptable la plus brute, l’humanité livrée à elle-même n’incarne plus rien du tout. Il faut beaucoup d’acuité pour voir encore dans cette religion naturelle la marque du sacré (d’un sacré merdier). La pauvreté est pour nos servants de la richesse honte et menace, l’horreur d’un pays effrayant, profondément étranger, à leur porte. Ils optent de fait pour le renouvellement d’une séparation fatale, entre deux espèces humaines, petites mains invisibles du capital dérobées aux yeux hagards des pauvres, comme les pauvres sont invisibles aux yeux crevés des coursiers mutants.

Patrick Condé

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :